TUBERCULOSE
REPORTAGE
On la pensait d’un autre âge, éradiquée… mais la tuberculose frappe encore quelque 6 000 personnes dans l’Hexagone, les plus précaires surtout. Niché dans le parc de l’hôpital de Bligny, dans l’Essonne, un établissement singulier accueille les patients les plus gravement atteints et les plus démunis socialement.
D’un pas silencieux, le jeune homme à la frêle silhouette a poussé la porte du bâtiment, et levé ses yeux ensommeillés vers le soleil hivernal. D’une main, il ôte le masque de tissu de son visage, et s’allume une cigarette. « Le masque, c’est parce qu’il est encore contagieux. Il a la pulmonaire », commente Louis
Infirmière dans le service, Nathalie l’avoue : comme beaucoup, y compris parmi les soignants, avant de venir travailler au centre hospitalier de Bligny (Briis-sous-Forges, Essonne), elle pensait la tuberculose éradiquée, dans les pays riches tout au moins. Le sanatorium ? Il appartenait à l’imaginaire des anciennes générations, celle des parents et grands-parents qui racontaient, austères, les toux hémoptysiques, les cures au grand air des montagnes, et les journées sans fin passées dans un transat au soleil. Et pourtant… La tuberculose, qui fut la maladie la plus mortelle en Europe au XIXe siècle, touche encore chaque année quelque 6 000 personnes en France. Considérée par l’Organisation mondiale de la santé comme l’une des maladies à éradiquer prioritairement, avec le sida et le paludisme, elle tue chaque année dans le monde près de deux millions de personnes. « Si, en Europe, le BCG et les antibiotiques l’ont fait reculer de façon spectaculaire en un demi-siècle, elle frappe toujours les plus fragiles d’entre nous, personnes sans domicile fixe et migrants avant tout », souligne Mathilde Jachym, chef de service. Mal-logement, dénutrition, toxicomanie, alcoolisme, ou encore baisse des défenses immunitaires comme chez les porteurs du VIH sont, en effet, des terrains propices au développement de la maladie.
Décelée à temps, et soignée, la tuberculose se traite généralement sans difficultés. « Mais le problème est justement là, explique la praticienne. Combien de sans-domicile, de migrants vivant dans des squats ou des foyers surpeuplés, ne sont pas dépistés à temps et voient la maladie s’aggraver ? Combien, et c’est parfois pire, commencent un traitement mais ne le suivent pas jusqu’à son terme, courant le risque de développer une tuberculose multirésistante (TMR) sur laquelle les antibiotiques usuels deviennent sans effet ? » C’est pour accompagner ces plus fragiles que le sanatorium est resté ouvert. Seul service en France exclusivement consacré au traitement de ceux que l’on nommait autrefois les « phtisiques », il dispose de 62 lits et accueille les patients atteints des formes de tuberculose les plus complexes sur le plan médical et les plus démunis socialement. Équipe de soins, mais aussi assistantes sociales, animateur, institutrice, diététiciennes et équipes de liaison en psychiatrie et en addictologie, tentent d’accompagner chacun sur le chemin de la guérison, et du mieux-être. « Prise en charge globale et travail d’équipe sont ici impératifs, sinon l’on court à l’échec thérapeutique », souligne Marie-Paule, infirmière.
Dix heures ont sonné. Comme chaque matin, le bureau des infirmières s’anime, bruissant des allées et venues des patients du service. Le traitement de la tuberculose impose une prise quotidienne de médicaments à heure fixe et à jeun. « Chacun ici le sait… ou est censé le savoir ! », note Dominique, qui distribue ce jour-là les précieuses gélules, comprimés et autres sirops. Hormis ceux contraints de garder la chambre, qu’ils soient trop faibles ou en isolement, tous se présentent spontanément. Seul Justin manque aujourd’hui à l’appel. Dominique prend son téléphone… et quelques minutes plus tard, le jeune homme arrive, tout penaud. « Les faire venir dans le bureau nous permet de repérer s’ils ont intégré le fait que sans observance, point de guérison. Et pour éviter que certains n’oublient ou ne jettent leurs comprimés, ils les avalent face à nous », explique-t-elle. Parfois, l’infirmière tend un comprimé à la place d’un autre. Généralement, ça ne prend pas. « Pas avec moi ! plaisante Bernard. Je suis là depuis plus d’un an, alors vous pensez, mes pilules, leur nom, leur couleur, leur dosage, je connais. » À son arrivée dans le service, le vieil homme pesait à peine plus de 40 kg. Des années dans une caravane sur un terrain vague, l’isolement, la dégringolade. Cet ancien perruquier est resté six mois alité à Bligny. Aujourd’hui, il est tiré d’affaire. À condition de continuer à prendre ses comprimés. Manuel, ancien légionnaire d’origine portugaise, qui a conservé de ses années d’artisan maçon une carrure de solide gaillard, en sait quelque chose. Atteint d’une tuberculose pulmonaire qu’il a mal soignée, il a dû être opéré deux fois. « J’ai craqué… C’était trop dur tout seul ; dix-huit mois de traitement, c’est long, vous savez. » Mais cette fois, pas question qu’on l’y reprenne. Attablé avec une dizaine d’autres patients dans le local d’animation du service, il ne perd pas un mot des explications de Cécile, kinésithérapeute, qui organise ce jour-là l’une des réunions info-santé du service. « Oui, les haltères, c’est très bien pour la récupération musculaire », lui précise la soignante, qui détaille les exercices bénéfiques aux uns et aux autres. Car, si les séances en salle de kiné sont aussi affaire de resocialisation, elles sont avant tout un temps de soin, adapté à l’état général et à la forme de tuberculose dont chacun est atteint. « La tuberculose n’est pas toujours pulmonaire, précise Cécile. Elle peut également être abdominale, pleurale, osseuse, méningée ou neuroméningée…, et l’atteinte est souvent disséminée. »
Adossé à une chaise haute aux côtés de Manuel, Malik écoute. Ce jeune Camerounais de 22 ans est atteint du mal de Pott, une tuberculose osseuse qui touche les vertèbres, et le contraint depuis près d’un an à porter un corset qui emprisonne, pour le maintenir droit, le haut de son corps. Plus que quelques semaines, et il pourra le quitter. « Enfin ! », disent ses grands yeux. Car si, aujourd’hui, Malik est l’un des patients les plus « studieux » du service, ses premiers temps au sana furent tout autres. Déni de la maladie, refus de porter le corset, « il n’a eu le déclic que le jour où on lui a montré une radio de sa colonne vertébrale toute tordue », souligne Mathilde Jachym.
Malik a accepté sa maladie, et son traitement. Mais parfois, le refus est plus violent, l’observance parasitée par les souffrances et des difficultés connexes de chacun. Pour tous ou presque, les premiers jours, synonymes d’isolement, sont durs. « Seule dans ma chambre pendant trois mois, sans parler un mot de français, cela a été terrible », murmure la discrète Lile, originaire de Tbilissi (Géorgie). D’autres, même ici, continuent à dénier la maladie, tant « la tuberculose est stigmatisante, comme le rappelle Mathilde Jachym. On la lie à la misère, au manque d’hygiène. Et elle est souvent associée à d’autres pathologies, et avant tout au sida, une maladie, et même un mot, qui font toujours peur dans certains pays. » Originaire de Guinée, Abou, qui, comme quelques autres patients du service, est effectivement porteur du VIH, ne le sait que trop. Honte, peur de l’exclusion sociale, il tait « sa deuxième maladie. » Les obstacles sont parfois plus complexes encore. « Pour les personnes sans domicile fixe notamment, le seul fait de devoir tenir le rythme d’un traitement au long cours – six, douze, voire dix-huit mois – s’avère particulièrement ardu », souligne Catherine Cathala, assistante sociale. Une contrainte tout aussi difficile à gérer pour les quelques patients atteints de troubles psychiatriques. Et pour ceux, près de 20 %, souffrant d’addiction, aux opiacés, et surtout à l’alcool. Le soutien de l’équipe de liaison et de soins en addictologie de l’hôpital est à cet égard précieux. Mais les conduites addictives compliquent la tâche des soignants. Il y a peu, un patient qui faisait venir de l’alcool par taxi et devenait violent a même dû être exclu du service. En ce moment, la « terreur » du sana, c’est Tharindu, qui refuse obstinément de mettre son masque. Pour éviter qu’il ne contamine les autres patients, les médecins ont pensé à une hospitalisation en psychiatrie, mais aucun service ne veut de lui. Une mise à l’isolement, au rez-de-chaussée du bâtiment abritant le sanatorium ? C’est envisageable, sur décision du préfet, pour raisons de santé publique. Mais l’équipe craint que Tharindu ne se fasse du mal. Ou ne parvienne à fuguer…
Fuguer, Victor y pense. Cet ancien peintre en bâtiment a vu sa vie basculer à la suite d’un accident du travail qui lui a laissé de graves séquelles articulaires et cognitives. Alcool, cannabis, rue… et tuberculose. Mais l’homme a du mal à rester en place, son parcours de soins est déjà émaillé de douze fugues ! Aujourd’hui, il a failli réussir sa treizième, rattrapé à temps par le garde de faction à l’entrée de l’hôpital, qui l’a convaincu de se laisser raccompagner au sanatorium.
Restera-t-il cette fois-ci ? Suffisamment longtemps tout au moins pour que l’équipe s’assure qu’il est capable de gérer la fin de son traitement hors du sanatorium. Et pour que Catherine Cathala lui trouve une place en structure d’hébergement… car seul dans la rue, Victor n’y arrivera pas. L’accès aux soins est la pièce maîtresse de la prise en charge. Pour les étrangers qui arrivent au sana sans papiers, pour tous ceux qui ont égaré au fil de la rue tous leurs documents, ou pour ceux trop démunis pour s’offrir une mutuelle. En 2009, Catherine Cathala et sa collègue Laurence Huon sont intervenues pour 92 % des patients du sana. Coups de fil répétés à la CPAM, aide à la constitution d’un dossier de demande d’asile, de RSA (ex-RMI), d’AAH… Leur action a tout du casse-tête chinois. « Et cela ne va pas en s’arrangeant, souligne Laurence Huon. Notre grande angoisse du moment, c’est la réforme de l’AME, tous les sans-papiers ne pouvant payer 30 euros pour être couverts. Celle à venir, la mise en place de la T2A, avec la crainte qu’elle ne conduise à faire sortir les patients trop tôt : dès qu’ils ne seront plus contagieux, mais sans se préoccuper de la poursuite de leur traitement dehors. »
Rares sont en effet ceux qui restent à Bligny pour toute la durée de leur traitement. Encore faut-il, une fois sortis, qu’ils puissent continuer à se soigner dans de bonnes conditions. « Là encore, le rôle du service social est crucial », insiste Mathilde Jachym. Veiller, en équipe, à ce que ceux qui vivent à domicile ou chez un proche aient accès à une pharmacie disposant des antibiotiques ad hoc. Travailler avec les structures associatives, au premier rang desquelles l’antenne tuberculose du Samu social de Paris, pour que les plus fragiles continuent à être accompagnés par une équipe médico-sociale, voire, s’ils l’acceptent, aient un toit, pour quelque temps du moins.
Pour Malik, l’horizon de la sortie est encore lointain. Alors, en attendant, il a décidé de mettre son séjour au sanatorium à profit. Chaque matin, avec quelques comparses, il file aux cours d’alphabétisation dispensés par Régine Lavaud, l’institutrice du service. Pas question pour lui de rester terré, comme certains, dans sa chambre. Le jeune homme a encore du mal avec les « c cédille », mais il s’accroche : en quelques mois tout juste il a appris à parler, lire et écrire en français. Il relit sa dictée et interroge : « Racket et raquette, ce n’est pas pareil ? » Régine sourit, explique…, avant de passer un œil dans la salle voisine, où une dizaine de patients pianotent sur les ordinateurs mis à leur disposition. « Pour certains, il s’agit d’apprivoiser une langue, pour d’autres, de se reconnecter au monde, à un proche… L’école, comme l’animation, aide à supporter la durée du séjour », souligne l’enseignante. « Errance, souffrances psychologiques… Les difficultés de chacun ne s’effacent pas à l’entrée au sana », confirme Emmanuel, animateur. « Alors, l’atelier d’animation de l’après-midi – jeux de société, travaux manuels comme la vannerie ou la peinture, musicothérapie – est un moment de détente privilégié. Une occasion aussi de reprendre confiance en soi, et dans les autres », explique-t-il. Un éclat de rire vient, à point nommé, ponctuer les paroles d’Emmanuel. C’est Lile, qui dispute une partie enflammée de petits chevaux. Assis à ses côtés, Balbir la couve des yeux. Ces deux-là se sont rencontrés au sana. Le jeune homme rayonne : il veut se soigner. « Guérir, et qui sait, peut-être un jour, épouser Lile ? »
1- La plupart des prénoms ont été modifiés.