L'infirmière Magazine n° 279 du 15/05/2011

 

GÉRIATRIE

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Travailler en gériatrie peut permettre une grande variété d’exercices : équipes mobiles, psychogériatrie, gériatrie médicale, hôpital de jour, Ehpad, etc. Un secteur enrichissant sur le plan humain mais qui souffre de difficultés de recrutement et parfois, encore, d’une mauvaise image.

Prendre soin de la personne âgée, c’est prendre soin de notre humanité. Et c’est aussi reconnaître notre vie jusqu’au bout, résume Brigitte Hérisson, infirmière clinicienne dans l’équipe mobile douleur et soins palliatifs du centre hospitalier Émile-Roux (AP-HP) à Limeil-Brevannes. Car, à quoi bon faire vivre les gens si longtemps si c’est pour leur refuser du soin et de l’attention ? » L’hospitalisation gériatrique se développe sur le territoire au rythme du vieillissement de la population. Pourtant, les infirmières ne se pressent pas dans ces services qui pâtissent encore d’une mauvaise réputation, aux yeux du public comme dans l’imaginaire de la profession. Certaines ont néanmoins fait le choix de s’engager auprès des personnes âgées, par conviction, mais aussi parce que l’exercice permet de développer des compétences spécifiques et offre des cadres d’activité de plus en plus variés.

Savoir-faire particulier

« Pour commencer, l’exercice en gériatrie est riche de tous les gestes techniques de la profession, explique Évelyne Garo, faisant fonction de cadre en gériatrie médicale à l’hôpital Bretonneau (AP-HP) de Paris. Les étudiants apprécient d’ailleurs beaucoup leurs stages chez nous car ils ont ici l’occasion de tous les pratiquer. » En effet, les patients âgés sont le plus souvent polypathologiques. « On compte en moyenne sept pathologies par personne installée en Ehpad, résume Hélène Archambault, chargée de mission Métiers de la gérontologie auprès de l’ARS d’Ile-de-France. Outre qu’il faut leur prodiguer les soins en lien avec leurs affections, ceux-ci doivent être particulièrement attentionnés compte tenu de la fragilité de leur épiderme ou de leurs vaisseaux. « Ici, on acquiert donc un savoir-faire particulier, poursuit Évelyne Garo. Qui pourra ensuite être utilisé dans tous les services d’aigüs, qu’ils soient amenés à recevoir des personnes âgées ou non. »

Les soins en gériatrie sont également riches de rapports humains particuliers. « En gériatrie médicale, on parle beaucoup avec le patient, note Sarah Couvreur, au service de soins de suite et rééducation à l’hôpital Bretonneau. Du coup, il nous laisse parfois entrer dans son intimité, il raconte sa vie, son métier, ses amours, ses déconvenues aussi. Ce n’est pas toujours cohérent, mais de nombreux patients ont encore toute leur tête. » Le relationnel apparaît également capital pour Évelyne Garo. « L’échange avec la personne compte énormément et, pour l’animation du service, il est important de pouvoir partager des goûts avec la personne âgée. Tout ce qui est mémoire ancienne revient, avec des références à des artistes comme Piaf, plutôt que Bruel. Elles ont toute une culture qu’on apprend à apprécier avec elles car cela les valorise. » Même lorsque la parole cohérente n’est pas possible, une forme de communication peut s’installer. « Je dis souvent que la psychogériatrie est une médecine de l’œil, explique Gilda Mitta Saint-Jore, faisant fonction de cadre à l’hôpital Bretonneau. Il faut pouvoir regarder, être attentif et réceptif pour comprendre les besoins de nos patients. Par exemple, par l’observation, je peux comprendre qu’un patient a mal aux dents ou envie d’aller aux toilettes. » Nombreuses sont d’ailleurs les infirmières qui établissent un parallèle entre la pédiatrie et la gériatrie pour ce qui a trait aux nécessités de surveillance et aux difficultés d’expression du patient. « Vous savez, on a écrit dans les années 70 que le bébé est une personne, rappelle Gilda Mitta Saint-Jore. Il ne faut pas oublier que la personne âgée aussi est une personne. »

Les relations avec la famille sont une autre facette de l’importance du relationnel en gériatrie. « L’entourage peut être très présent, par intérêt envers le parent, mais la famille peut aussi être très agressive lorsqu’elle culpabilise », explique Malika Oubarouk, aide-soignante à l’hôpital Bretonneau. Il faut donc faire avec les proches, quels qu’ils soient, les écouter eux aussi, les ménager si nécesssaire. « Parce qu’il est souvent très douloureux de placer son mari ou la femme qu’on aime en institution, note Gilda Mitta Saint-Jore. Il faut le comprendre, et cela peut expliquer bien des comportements. » Pourtant, dans d’autres cas, la famille est cruellement absente, que le patient n’en ait plus, qu’il ait rompu avec elle par le passé ou bien que celle-ci se désintéresse de son parent devenu dément. « Près de 40 % de nos patients n’ont aucune famille, explique Ouaiba Khedim, infirmière coordinatrice à la résidence Pierre-Hauger de Montbéliard. Dans ce cas, nous tentons d’être un peu plus présents pour elle. »

Enfin, la gériatrie, c’est également une interdisciplinarité permanente. Dans les services, infirmiers, ergothérapeutes, kinésithérapeutes et orthophonistes travaillent de concert au quotidien. Les gériatres sont également présents. Pour faciliter ces relations transversales, les équipes mobiles se développent de plus en plus. Malgré tout, travailler en gériatrie comporte aussi des difficultés. Le secteur pâtit tout d’abord d’une image peu attrayante. « Les infirmières en Ehpad me le disent régulièrement, souligne HélèneArchambault.

Lorsqu’elles annoncent un départ en maison de retraite médicalisée, leurs collègues font la moue, parce qu’on imagine que le travail sera plus lourd, moins intéressant, moins technique. » Philippe Muller, cadre de santé de la Fondation Caisse d’épargne pour la solidarité, qui gère 75 Ehpad en France, le confirme : « Il y aurait un travail à faire dans les écoles, car les jeunes ont toujours une vision très péjorative du métier. » Certaines infirmières se souviennent d’ailleurs de leur appréhension avant d’accepter un premier poste en gériatrie. « Ce qui m’inquiétait, c’était mon rapport au corps nu du vieillard, et je craignais d’être incommodée par les odeurs, se souvient Évelyne Garo, entrée à l’hôpital Bretonneau comme IDE. Mais en fait, dans le service, il n’y en a pas, en comparaison avec certains établissements que j’ai pu découvrir lorsque j’étais étudiante en Ifsi. Et quand cela arrive, on est dans le soin, donc on ne voit pas les choses de la même façon. »

Des situations éprouvantes

Une autre difficulté qui peut être rapidement dépassée est celle liée à la projection de soi. « Car la vraie souffrance de ces équipes, c’est de travailler avec une population fragilisée qui vous renvoit à votre propre vieillesse ou à la déchéance à venir, souligne Philippe Muller. Il y a des seuils de tolérance très variables en fonction des personnes et des équipes. D’autant que dans les Ehpad, on ne guérit pas, on peut seulement ralentir le processus ou accompagner l’évolution. » En gériatrie médicale, la situation semble plus facile à gérer. D’une part, parce que nombre de services n’accompagnent pas vers la mort mais plutôt vers une adaptation, une resocialisation, à l’image de l’hôpital de jour, du court ou du moyen séjour, qui sont d’ailleurs les plus demandés au moment du recrutement. « Et puis, d’autre part, les situations sont tellement différentes que l’on apprend vite à prendre une certaine distance », explique Gilda Mitta Saint-Jore.

Mais surtout, ici comme ailleurs, les personnels souffrent du manque de moyens alloués. « Parfois, on quitte le service en n’étant pas satisfait, regrette François Torres, IDE en psychogériatrie à l’hôpital Bretonneau. L’infirmier reconnaît pourtant que l’établissement qui l’emploie est encore parmi les mieux dotés. Mais, en psychogériatrie, les patients ont besoin que l’on passe du temps avec eux, et comme on est toujours en service minimum, on ne peut pas. Il n’y a plus cette qualité que je recherche dans le soin. »

Enfin, l’activité en gériatrie peut être extrêmement éprouvante. « Physiquement d’abord, parce qu’il arrive qu’on utilise des contentions physiques pour les patients au comportement agressif », note François Torres. Il y a aussi les toilettes des patients les moins autonomes. Et puis psychiquement, car il faut faire face aux deuils successifs, aux troubles du comportement. « Si un patient est agressif et qu’il manifeste toute la journée des écholallies, cela peut vite porter sur les nerfs de toute la maisonnnée, note Gilda Mitta Saint-Jore. Et cela a bien sûr une répercussion sur les soignants. »

Des difficultés qui compliquent d’autant le recrutement et expliquent, localement, un fort turn-over. Ainsi, en région parisienne, en 2007, 18 % des postes de cadres en établissement gériatrique étaient vacants, ainsi que 9 % des postes d’infirmiers. Malheureusement, aucun chiffre plus récent n’est disponible, l’ARH ayant perdu, lors de sa mutation en ARS, une partie des moyens humains qui lui permettaient de réaliser les enquêtes quantitatives sur ce secteur… Ailleurs aussi, des difficultés sont rencontrées. « Dans certaines régions, nous avons jusqu’à 70 % d’intérimaires au niveau des postes d’IDE », note Philippe Muller. C’est le cas des établissements situés dans une zone richement pourvue en hôpitaux et cliniques. Ou près de la frontière avec la Suisse, car les soignants s’y rendent, à la recherche d’un meilleur salaire ou de conditions de travail plus confortables.

Éviter l’usure

Or, le turn-over est à la fois néfaste pour les patients, qui ont besoin de repères quotidiens, et pour les équipes, qui doivent sans cesse former leurs collègues. Certains établissements réfléchissent donc aux moyens de fidéliser les soignants. Pour Évelyne Garo, il convient tout d’abord de bien les préparer à la réalité lors du recrutement et de présenter les difficultés spécifiques au travail en gériatrie. « Nous, nous proposons une visite complète de l’établissement et une journée de formation qui permet de se familiariser avec les outils que nous utilisons (logiciels, notamment), mais aussi de faire le point sur les rappels d’hygiène, les pathologies, la surveillance à exercer, etc. » Une période d’essai peut être aménagée. Un roulement entre les différents services de l’hôpital gériatrique peut également être proposé afin d’éviter l’usure et d’alterner entre des secteurs plus ou moins éprouvants. « Notre problème, c’est que nous sommes un hôpital uniquement gériatrique, note Évelyne Garo. Si nous étions intégrés dans un établissement avec des services d’aigüs, nous pourrions entretenir un turnover régulier, sans être trop rapide, afin que les personnels puissent se ressourcer lorsqu’ils en ont besoin. »

Il importe également de ne pas « obliger » les professionnels à intégrer un service de gériatrie. « Il est très délicat de gérer les personnels qui sont là par obligation, explique Gilda Mitta Saint Jore. Cela se termine parfois par un rapport disciplinaire pour maltraitance. » Avec le principe des postes fléchés, l’AP-HP, par exemple, oriente ses personnels qui sont en promotion professionnelle (c’est-à-dire dont les études sont financées par l’employeur) vers les secteurs en difficulté comme la psychiatrie ou la gériatrie.

Enfin, comme le souligne Hélène Achambault, l’un des leviers pour conserver son personnel réside dans la valorisation des compétences (lire encadré p. 25) : formations en interne, ou formations diplômantes de type DU gérontologie. « Mais souvent, lorsque les infirmières se forment, c’est en vue d’un départ vers un autre poste », note Évelyne Garo. Enfin, une motivation fondamentale pour éviter la fuite des compétences vient des avantages « en nature », tels qu’un accès au logement social, ou des places réservées en crèche, etc. « Il ne faut pas oublier qu’un certain nombre de soignants sont eux-mêmes en situation précaire, notamment des aides-soignantes, résume Hélène Archambault. Quant aux infirmières, sur Paris, elles sont également confrontées à un coût de la vie difficile à assumer. Alors, tant que l’on n’aura pas obtenu de revalorisation financière des personnels en gérontologie, je ne sais pas si ce problème de recrutement pourra être réglé. »

CERTIFICATION

Pour valoriser l’expérience

En 2009, l’Agence régionale d’hospitalisation d’Ile-de-France a mis en place un dispositif de certification des compétences sur la relation de soin en situation de communication altérée. « Le dispositif s’inspire de la VAE, explique Hélène Archambault, chargée de mission Métiers de la gérontologie auprès de l’ARS d’Ile-de-France. Les professionnels volontaires, dont l’établissement est inscrit dans la démarche de certification, s’engagent dans un travail écrit d’analyse des pratiques et une semaine de mise en situation professionnelle. Un jury les évalue ensuite. » Ainsi, 43 soignants, dont 22 IDE, ont déjà été certifiés. « Cela redonne du dynamisme et permet de reconnaître l’expérience acquise », souligne Hélène Archambault. En fonction du projet de leur établissement, certains ont été promus infirmiers référents ou nommés en équipe mobile. Cette année, 93 candidats dans 32 établissements se sont engagés dans la certification. Un autre projet, sur la thématique de la nutrition, sera proposé à l’automne 2011 à destination des Ehpad.

TRANSVERSALITÉ

DES ÉQUIPES MOBILES

Outre leur évaluation, les infirmiers apportent un regard extérieur et une expertise lors des interventions.

Les équipes mobiles en gériatrie se sont fortement développées depuis le début des années 2000. Fortement encouragées par un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales de 2005 qui revenait sur les conséquences de la canicule de 2003 pour la prise en charge des personnes âgées, elles ont su montrer leur utilité et accordent une large responsabilité aux infirmières qui les coordonnent.

« Nous ne faisons pas à la place des équipes soignantes, souligne Brigitte Hérisson, de l’équipe douleurs et soins palliatifs du centre hospitalier Émile-Roux à Limeil-Brévannes. Nous les aidons à accompagner les personnes en situation difficile avec un regard extérieur, un temps d’évaluation supplémentaire et une expertise. » Une fonction d’écoute et de conseil, d’observation et de formation, plutôt que de soin direct. « Il y a une formation au quotidien via les informations que nous transmettons, mais aussi l’organisation de séminaires sur des sujets précis », souligne Fatima Rondeau, infirmière coordinatrice de l’équipe mobile de gériatrie de l’Hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP) à Paris.

Dans la capitale, trois équipes mobiles de gériatrie se partagent les 20 arrondissements. Elles interviennent en Ehpad, à domicile, ou aux urgences des hôpitaux dans lesquels elles sont basées. « Nous apportons une culture gérontologique dans les Ehpad, explique ainsi Fatima Rondeau. Parce que le patient âgé n’est pas un patient adulte, alors qu’il est traité comme tel par son médecin traitant, rarement formé à la gériatrie. » Il peut également s’agir de faciliter une entrée aux urgences. Pour les infirmières, exercer en équipe mobile est aussi l’occasion de travailler en autonomie et d’appuyer des collègues qui sont dans les services d’aigüs. « Nous évaluons la situation de la personne grâce à des outils dont les services d’oncologie ne disposent pas, explique Yvan Léger, de l’unité pilote de coordination en oncogériatrie (UPCOG) du CHU de Rouen. Nous évaluons la santé, le statut nutritionnel, la dépendance, la prise médicamenteuse. Parfois, nous réalisons même une enquête sociale. C’est une véritable photographie de la personne à un moment donné, qui permet de faire des recommandations pour sa prise en charge, jusqu’au retour à domicile. » Des missions très valorisantes et variées, qui permettent une prise en charge individualisée et globale. Et qui laissent leurs titulaires à l’abri de la routine du service.

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