L'infirmière Magazine n° 279 du 15/05/2011

 

FORMATION CONTINUE

IATROGÉNIE AU QUOTIDIEN

1. DESCRIPTION DU CAS

Une demande de renouvellement de dotation de stupéfiants est adressée par le service de réanimation à la pharmacie de l’hôpital. Lors du décompte des ampoules vides et de la vérification du relevé nominatif des administrations, l’attention du pharmacien est attirée par la consommation de deux ampoules de sufentanil 250 µg pour une même patiente. En effet, cette spécialité, bien que présente dans quelques dotations de service, est très rarement utilisée.

Le lendemain, le pharmacien est informé du décès de la patiente. En accédant à son dossier, il constate que les deux ampoules ont effectivement été administrées à la patiente, mais, également, que la prescription avait été rédigée en volume (millilitres) et non en quantité (microgrammes).

QUE S’EST-IL PASSÉ ?

Le sufentanil est commercialisé avec deux concentrations différentes : 50 µg/10 ml et 250 µg/5 ml. La prescription de « 10 ml » a conduit à l’administration d’une dose supérieure à celle qui était prescrite.

Il y a eu erreur de prescription et erreur d’administration. En effet, l’anesthésiste aurait dû prescrire le médicament en quantité et non en volume.

Par ailleurs, l’infirmière aurait dû faire modifier la prescription pour plus de lisibilité et de compréhension, ou, au moins, faire valider la posologie exacte par le prescripteur. En réalité, elle s’est saisie de deux ampoules de 5 ml, et a administré à la patiente dix fois la dose prescrite.

Il n’a pas été prouvé que l’erreur médicamenteuse soit à l’origine du décès de la patiente, mais, en raison du profil pharmacologique de ce médicament et de l’état de santé précaire de la patiente, l’erreur médicamenteuse a sans doute été un facteur favorisant.

2. LES ANALGÉSIQUES MORPHINIQUES : RAPPELS

Mécanismes d’action

Il existe trois opioïdes endogènes : les enképhalines, les endorphines et les dynorphines. Plusieurs récepteurs à ces molécules ont été identifiés : µ (mu), κ (kappa), δ (delta). Une substance opioïde endogène ou un analogue peut donc interagir avec les trois récepteurs différents et se comporter comme :

→ un agoniste pur (ex. : sufentanil). L’effet antalgique augmente en proportion de la dose, avec pour seule limite l’occupation de tous les récepteurs ;

→ un agoniste partiel (ex. : buprénorphine). L’occupation des récepteurs induit un effet réel, mais moins important que celui des agonistes purs ;

→ un antagoniste (ex. : naloxone). L’effet direct est nul. Cependant, s’il est ajouté à un traitement par un agoniste pur, il diminue l’effet antalgique de ce dernier en déplaçant l’agoniste pur de ses récepteurs.

Indications

En anesthésie-réanimation, les analgésiques centraux sont utilisés comme analgésiques d’appoint en association à un hypnotique, un agent anesthésique volatil et un agent myorelaxant au cours d’une anesthésie générale, en administration péridurale pour l’analgésie, ou encore pour la sédation prolongée des patients ventilés en unité de soins intensifs ou en réanimation. L’objectif est de limiter ou de supprimer la douleur au réveil des patients et dans les premières heures suivant l’intervention. Le choix de l’analgésique se fera donc en fonction des paramètres pharmaco-cinétiques des médicaments (délai et durée d’action, risque d’accumulation), plutôt que sur la puissance intrinsèque de la molécule. Il n’est jamais procédé à des changements de molécule comme cela peut arriver avec les morphiniques utilisés par voie orale.

Molécules

Morphine

La morphine reste la molécule de référence des analgésiques centraux. En anesthésie-réanimation, elle est administrée en relais des autres médicaments, dans le cas où la douleur se prolonge longtemps après le réveil.

Fentanyl (Fentanyl et génériques)

Des augmentations de concentration plasmatique ont été observées plusieurs heures après l’administration initiale. Elles sont probablement consécutives à une redistribution du fentanyl stocké dans le compartiment tissulaire profond, et provoquées par des modifications physiologiques pendant ou après l’anesthésie. Une vigilance particulière devra donc porter sur les posologies et sur la durée d’administration.

Sufentanil (Sufenta et génériques)

Par voie intraveineuse, le délai d’action est court. L’accumulation limitée et l’élimination rapide des sites tissulaires de stockage permettent un réveil rapide. Le sufentanil est fréquemment utilisé en perfusion continue ou à la seringue électrique.

Rémifentanil (Ultiva)

L’action du médicament disparaît après quelques minutes. Une anticipation ou un relais rapide par un autre analgésique est donc nécessaire pour éviter des douleurs importantes en postopératoire immédiat. Ici aussi, l’utilisation de la perfusion continue ou de la seringue électrique est fréquente. Quel que soit le degré d’insuffisance rénale, la pharmacocinétique du rémifentanil n’est pas significativement modifiée. Ce médicament peut donc être administré à la personne âgée, sans risque excessif.

Alfentanil (Rapifen)

L’alfentanil est un morphinique d’action courte. Cependant, la clairance d’élimination reste faible, ce qui conduit à un effet d’accumulation lors des réinjections. Ce sont les interventions de très courte durée qui feront préférer l’alfentanil, et les réinjections seront exceptionnelles.

Kétamine (Ketalar et génériques)

Pharmacologiquement, la kétamine n’est pas un morphinique, mais elle est de plus en plus associée à la prévention des douleurs chirurgicales. Des travaux récents montrent que l’administration de morphiniques (même pour une brève durée) peut entraîner une hypersensibilité douloureuse avec abaissement du seuil de douleur, comme le serait un phénomène de « tolérance aiguë » aux morphiniques. En raison de ses propriétés particulières, la kétamine a maintenant une place de choix dans l’arsenal thérapeutique du traitement contre la douleur. Il s’agit d’un anesthésique général d’action rapide, administrable par voie IV ou IM. Il entraîne une anesthésie particulière (dissociative), qui se traduit par une analgésie profonde et prolongée, une perte de connaissance, le maintien du tonus musculaire, et la conservation des réflexes pharyngés et laryngés. L’analgésie post-anesthésique se prolonge bien après la reprise de conscience. La kétamine est un des composants de l’analgésie multimodale anticipée, association de plusieurs antalgiques de mécanismes d’action différents (additionnant ainsi l’efficacité antalgique mais pas les effets indésirables), en tenant compte du délai d’action de chaque médicament pour éviter les intervalles durant lesquels le patient n’est pas traité.

Effets indésirables

Les complications rencontrées avec les analgésiques centraux utilisés en anesthésie-réanimation sont les mêmes que celles des morphinomimétiques utilisés par voie orale, en particulier dépression respiratoire, rigidité musculaire (notamment thoracique), mouvements myocloniques, bradycardie, hypotension (transitoire), nausées ou vomissements, et sensation de vertige. Ces événements sont dus à l’action des médicaments sur un ou plusieurs récepteurs spécifiques. Si ces événements deviennent difficiles à gérer, l’anesthésiste dispose de la naloxone (Narcan). Une faible dose de cet antidote lève la dépression respiratoire tout en conservant un niveau d’analgésie correct.

3. EN PRATIQUE

ATTENTION

→ Aux ordonnances peu lisibles : si la prescription est manuscrite, elle doit être lisiblement rédigée. Si le circuit du médicament est informatisé, le paramétrage du logiciel doit être correctement effectué, pour diminuer les risques d’erreur. En cas de doute, demander systématiquement confirmation à un prescripteur.

→ Au conditionnement des médicaments : la concentration n’est pas toujours la même en fonction des dosages ou des fournisseurs. Vérifier systématiquement avant toute préparation les mentions présentes sur l’étiquetage.

IL CONVIENT DE :

→ Disposer à tout moment d’un antidote. Les analgésiques centraux sont des médicaments à marge thérapeutique étroite. Le choix est fait en fonction des paramètres pharmacocinétiques des molécules. Pour faire face aux éventuels événements indésirables majeurs, il existe un antidote : la naloxone.