L'infirmière Magazine n° 280 du 01/06/2011

 

INFIRMIÈRES À L’HÔPITAL

RÉFLEXION

Sociologue et chercheur au CNRS, Ivan Sainsaulieu s’intéresse, entre autres, aux identités professionnelles des soignants. Concernant les infirmières, il observe qu’elles s’engagent volontiers, à condition que l’on laisse une place à leur participation.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : En tant que sociologue, comment abordez-vous l’univers hospitalier et les professionnels de santé ?

IVAN SAINSAULIEU : Mon approche est celle d’une sociologie combinée. Je fait varier les points de vue en intégrant des éléments des différents segments de la sociologie, comme celle des professions, des organisations, du travail ou encore la sociologie politique.

L’I.M. : Quelle est la nature de vos derniers travaux ?

I.S. : J’ai récemment achevé une enquête sur l’impact des équipes mobiles de soins palliatifs gériatriques qui interviennent en service de soins, en l’occurrence au sein d’un CHU en région(1). L’objectif était d’observer et d’analyser les interactions et les chevauchements entre les métiers et les services, mais également la façon dont s’opérait la rencontre entre préoccupations sociales et médicales. Les services de gériatrie et les médecins qui les dirigent étant confrontés à cette double problématique.

L’I.M. : Comment les infirmières de ces unités évoluent-elles dans cette double mission ?

I.S. : Leur participation n’est pas suffisamment sollicitée sur ces questions. Celles qui évoluent dans les équipes mobiles de soins palliatifs ont une autonomie plus large qui, comme elles le disent, contribue à élargir leur horizon. Les infirmières et les aides– soignantes des unités sont très concernées par leurs patients âgés. Elles partagent leurs souffrances (sociales, physiques, psychologiques…), mais elles se sentent parfois impuissantes : elles ont peu de moyens d’agir alors qu’elles pourraient être davantage des actrices du soin et de la prise en charge fortement attentionnée qu’on appelle le soin gériatrique. C’est un problème lié au fonctionnement hiérarchique de l’hôpital, mais également au rendement demandé aujourd’hui aux soignants. Consacrer du temps à un patient nuit, en effet, à la « productivité ». Pourtant, si l’on veut mettre en œuvre une prise en charge gériatrique digne de ce nom, il faut d’évidence miser sur une plus grande autonomie des infirmières. D’ailleurs, on constate que quand elles peuvent directement faire appel à d’autres intervenants, par exemple à une diététicienne, elles ne s’en privent pas. Si l’on propose aux infirmières d’élargir leur mission, elles peuvent tout à fait se révéler preneuses.

L’I.M. : Faudrait-il alors redéfinir, selon vous, des périmètres d’intervention des infirmières ?

I.S. : Une fois de plus, il faut savoir si l’on veut miser sur la qualité des soins ou si l’on veut restreindre à tout prix les dépenses. Je pense que l’on peut faire les deux, mais tout dépend du dosage… C’est une question d’équilibre. Une bonne gestion n’est pas incompatible avec d’autres préoccupations. En revanche, la gestion seule n’est pas porteuse de sens professionnel. Le problème est qu’on est dans une sorte d’aveuglement où le « tout-gestion » prime sur la qualité des soins, et la menace. C’est ce que j’appelle le « productivisme de soins », à l’origine du malaise soignant.

L’I.M. : La nouvelle gouvernance hospitalière fait de moins en moins de place à la participation infirmière, comme vous l’avez souligné lors de votre intervention aux dernières Rencontres infirmières en oncologie(2)

I.S. : L’offre de participation pour les infirmières se borne, effectivement, à une commission ayant trait à la qualité des soins. Commission dont on me dit qu’elle n’a pas un grand rôle. Or, c’est justement sur la qualité des soins que la participation des infirmières peut être mobilisée comme elle l’a été à certaines occasions, telle la période d’accréditation des établissements hospitaliers. Lorsqu’elles pouvaient dégager du temps et que l’organisation des services n’était pas trop déficiente, elles étaient partantes pour définir des protocoles de soins, se réunir et s’impliquer davantage. La participation infirmière est un aspect vraiment important de leur reconnaissance professionnelle, et son absence souligne son manque.

L’I.M. : Comment expliquer que les infirmières souffrent d’un tel manque de reconnaissance sociale et professionnelle malgré l’estime populaire ?

I.S. : Sans doute faut-il rapprocher ce constat de la situation des femmes, notamment dans le monde de l’entreprise. Des inégalités professionnelles persistent entre les genres. Ainsi, on compte proportionnellement davantage d’hommes cadres infirmiers que de femmes. Il y a donc des obstacles à la progression professionnelle des femmes, y compris dans des secteurs où elles sont nombreuses – c’est le phénomène du « plafond de verre ». Il existe aussi un élément traditionnel qui est celui de la domination des médecins sur les infirmières (à l’origine, des religieuses exerçant bénévolement). Et même si les professions médicales se féminisent, il est clair qu’on ne part pas sur un pied d’égalité entre des hommes exerçant une profession parmi les plus reconnues socialement et des femmes « rendant service ». Il y a aussi, en France, un sens de la hiérarchie très marqué qui dépossède de l’initiative des personnes ayant un statut inférieur. Parmi les cadres infirmiers, j’ai souvent entendu : « Si l’on ne veut pas avoir de problèmes, on ne prend pas d’initiative. » Cette posture vaut également chez les infirmières.

L’I.M. : Elles n’hésitent pourtant pas à se mobiliser au quotidien ?

I.S. : Outre leur engagement individuel quotidien, on voit effectivement des formes de mobilisation collective, qui créent des sentiments d’appartenance forts. Dans certains services où la coopération est nécessairement forte (bloc opératoire, réanimation, urgences…), ou bien à certaines occasions (mobilisation des services infectieux contre le sida, de la pédiatrie lors des épidémies de bronchiolite, projet transversal pour améliorer la qualité des soins…), elles s’engagent volontiers. En sociologie, il y a discussion sur ce sujet, car la « mobilisation » est plutôt assimilée à la « contestation ». Pour ma part, je pense que la mobilisation n’est pas « que » contestataire, même si ce qui se joue est du domaine de la subversion des rapports sociaux ordinaires : l’engouement pour ce genre de mobilisation tient au fait que toutes les contraintes sociales habituelles sautent. Ce qui plaît aux infirmières, c’est une collaboration égalitaire, au sein de laquelle tout le monde s’exprime et est entendu.

L’I.M. : Pourquoi, alors, se désintéressent-elles de la mobilisation syndicale ?

I.S. : Chez les soignants hospitaliers, elle n’a jamais été très forte. Leur mobilisation à la fin des années 1980 est restée un mouvement isolé. D’ailleurs, les infirmières n’ont jamais été un public privilégié des syndicats en terme d’adhésion(3). Cela s’explique peut-être par le fait qu’elles ont déjà un type de mobilisation propre aux soins. Néanmoins, et même si, en général, leur participation aux élections baisse, elles votent davantage pour les syndicats généralistes que pour ceux spécifiquement infirmiers. De même, elles n’ont pas beaucoup adhéré au nouvel Ordre infirmier. On peut en déduire qu’elles se reconnaissent aussi comme des salariées, et il n’y a donc pas lieu de les réduire à l’unique identité d’infirmière. Elles sont à la fois attachées au fondement de leur profession tout en pratiquant l’interdisciplinarité au nom d’un objectif transversal de « qualité des soins » et de service rendu aux usagers.

L’I.M. : Comment les infirmières ressentent-elles leur identité professionnelle ?

I.S. : Leur ressenti est pluriel. Certaines se définissent comme infirmière avant tout, d’autres le font davantage à travers un autre collectif d’appartenance, c’est-à-dire en fonction soit de la spécialisation médicale, de leur unité de soins ou de leur service, de la filière, de l’équipe ou même du binôme. Un argument supplémentaire pour dire qu’on ne peut pas mettre toutes les infirmières dans le même sac. En revanche, qualité des soins et mission de service public, notamment pour celles qui sont en hôpital public, sont des thèmes transversaux qui les fédèrent très fortement. Ainsi, on voit que se dessine une image assez variée des infirmières, qui méritent un espace socioprofessionnel plus large que celui qu’on leur laisse.

1- Un article sera prochainement publié dans la revue Gérontologie et société.

2- Organisées par l’Association française des infirmières de cancérologie, les Rencontres infirmières en oncologie se sont déroulées le 19 mars dernier à Paris (www.assoafic.org).

3- Sur la faiblesse de la mobilisation syndicale des infirmières, lire notre dossier « Le mégaphone pleure », L’Infirmière magazine n° 240, juillet-août 2008. En ligne ici pour nos abonnés : http://bit.ly/im-mgph

IVAN SAINSAULIEU

SOCIOLOGUE

→ Membre du Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique unité mixte de recherche CNRS-Cnam, chercheur associé à l’université de Fribourg (Suisse), chargé de cours à l’université René-Descartes Paris 5, Paris-Sud 11 et Paris-Ouest Nanterre-La Défense.

→ En 2010, membre de jury « master pro » à l'EHESP.

→ Auditionné par la commission De Singly sur l’avenir des cadres hospitaliers, en mai 2009.

→ Auteur des essais Le malaise des soignants, le travail sous pression à l’hôpital (L’Harmattan, 2004) et L’hôpital et ses acteurs (Belin, 2007).