SÉNÉGAL
REPORTAGE
Dans la banlieue de Dakar, un hôpital a ouvert la voie à la reconnaissance de la médecine traditionnelle au Sénégal. D’abord centre anti-lèpre, la structure a évolué en centre de soins généralistes où la thérapeutique occidentale n’est pas exercée. Mais un encadrement légal serait nécessaire à la pratique des tradi-thérapeutes et tradi-infirmiers qui y officient.
À la question « combien de plantes connaissez-vous ? », Magueye Ngom répond : « J’en connais tellement ! » Vêtu d’un boubou, ce Sénégalais au visage sévère manipule des fioles et des herbes séchées dans son cabinet. D’étranges guirlandes suspendues entourent sa robuste silhouette qui remplit presque la petite pièce où il consulte. Composées de bourses en tissus contenant des plantes, des coquillages, elles ne sont pas de simples décorations. « Cela sert à protéger l’hôpital des mauvais esprits ! », élucide-t-il. Mais Magueye Ngom n’est pas un sorcier. C’est un guérisseur renommé qui a fait ses preuves. Il est le grand maître des thérapeutes de l’hôpital traditionnel de Keur Massar, une structure sans pareil, située dans la banlieue de Dakar. Pour saisir l’esprit particulier du lieu, mieux vaut se référer aux écrits de la professeure Yvette Parès, sa défunte fondatrice : « En Occident, les préjugés perdurent, on continue de penser que le savoir des tradi–thérapeutes n’est que superstition, gris-gris, incantations mêlées à des connaissances empiriques dénuées de rationalité… Leurs médecines traditionnelles (…) ont pourtant su découvrir les vertus des plantes, les meilleures associations, l’importance des proportions relatives et des modes de préparation les plus efficaces. » Médecin et chercheuse en biologie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, cette Française s’est battue toute sa vie pour la reconnaissance de la médecine traditionnelle sénégalaise. Décédée l’été dernier, elle a laissé derrière elle ce centre de soins dispensant uniquement cette médecine, inauguré il y a trente ans.
« Tout a commencé quand, dans son laboratoire universitaire, elle a réussi la mise en culture du bacille de la lèpre au bout de dix ans de recherches !? », rapporte Djibril Ba, l’actuel gérant de l’hôpital. Elle s’était mis en tête de tester le pouvoir de diverses plantes locales dans le traitement de cette maladie », explique-t-il. En 1980, Yvette Parès se rapproche d’un guérisseur réputé, Dadi Diallo, d’ethnie peule. C’est un partage mutuel de compétences entre leurs deux fortes personnalités qui donne naissance à l’hôpital traditionnel de Keur Massar. Au début, on y soigne la lèpre à l’aide de formules complexes de plantes. Les résultats sont convaincants. C’est même un succès. Grâce au soutien d’ONG internationales, la structure va traiter jusqu’à 200 lépreux, proposer un traitement préventif à leurs enfants, leur ouvrir une école primaire sur le site, puis d’autres centres dans les provinces. Sur le terrain public alloué au projet dans la commune de Keur Massar, un jardin botanique va grandir à la mesure des besoins de la pharmacie. Aujourd’hui, 250 espèces y poussent encore sur 10 hectares. L’hôpital n’héberge plus de lépreux. Guéris, ils ont regagné leurs villages. Heureusement, leur maladie tend à disparaître. La structure n’a plus d’internat, mais dispose juste de quelques lits pour de courtes périodes d’observation. On y vient essentiellement pour des soins généralistes.
L’accueil de l’hôpital est installé dans une case ronde au toit de palmes, au cœur d’un jardin paisible. Avec ses bâtiments simples décorés de fresques africaines, le lieu est différent des hôpitaux habituels. C’est un ancien lépreux qui oriente les patients vers l’un des cabinets. « Les guérisseurs ont plusieurs spécialités, expose le réceptionniste, parmi lesquelles : les affections respiratoires et digestives, les dermatoses, la dépression, le diabète, les hépatites, les MST, le paludisme, les ulcères… » Seul le jeune pharmacien Pape Ba sera bientôt titulaire d’un diplôme en médecine occidentale : il suit des études d’infirmier. « Je crois en la complémentarité des deux médecines », commente-t-il. Mais les sept tradi-thérapeutes qui exercent dans la structure n’ont pas de certificats officiels. Ils ont été formés par leur maître respectif. Magueye Ngom, qui les supervise, membre d’une famille de guérisseurs de génération en génération, a lui-même parfait ses connaissances à l’hôpital, en tant qu’infirmier, puis comme praticien, avant de prendre en charge la direction médicale. « Chaque guérisseur travaille avec un infirmier, appelé à prendre sa suite, pendant des années, dix, quinze, vingt ans ! », explicite-t-il. Ce sont ces longs enseignements oraux de maîtres à disciples qui font office de formations en infirmerie, médecine, botanique et pharmacie. Fils d’une famille de bergers peuls, Aliou Sow a été l’infirmier du fondateur de l’hôpital. « Il m’a tout appris : comment accueillir les patients, comment observer et lire dans leur comportement, comment identifier leurs maladies… Pendant les cinq premières années, Dadi me dictait ses prescriptions après chaque consultation. Je préparais les mélanges de plantes et l’accompagnais en brousse le dimanche pour récolter des feuilles et des racines, se souvient-il. Ce n’est qu’au bout de cinq ans qu’il m’a laissé cueillir seul, puis, peu à peu, il m’a aussi laissé recevoir certains patients en consultation ! », reconnaît-il. Sur le seuil de son cabinet, il remercie une femme et sa fille qu’il vient d’ausculter et leur indique le chemin de la pharmacie, à quelques pas de là, dans le jardin. Elles doivent y acheter une combinaison de plantes à prendre en infusion. Aliou Sow raconte sa consultation : « D’abord, je parle avec le patient. Je lui pose des questions sur les symptômes. Je le touche. Je regarde ses yeux, sa gorge. Je m’intéresse aussi à son comportement. Je l’interroge sur son mode de vie. Quelqu’un de soucieux souffre souvent de troubles digestifs ! Je prescris, en fonction de mon diagnostic, des infusions et parfois des gris-gris, car il faut aussi extirper les mauvais esprits. En saison des pluies, j’ajoute toujours des plantes anti-palu ! Il y a toujours de la prévention dans mes formulations ! »
« L’art médical africain tient compte des réalités du monde visible et invisible », développait Yvette Parès. En effet, dans la conception de la médecine traditionnelle, la maladie apparaît comme un déséquilibre entre les différentes composantes de l’homme, c’est-à-dire entre l’être humain lui-même, mais aussi sa communauté, ses relations avec ses ancêtres et ses descendances futures. Les tradi-thérapeutes considèrent leur patient comme un organisme fait de rapports sociaux et spirituels. « Ce concept est à l’opposé de ce qui se passe dans notre médecine matérialiste et technique, qui réduit le malade à un corps-objet sur lequel toutes les manœuvres sont possibles ! », considérait la fondatrice de l’hôpital.
« Malheureusement, les deux médecines se chevauchent tout en continuant de s’ignorer mutuellement », se lamente Emmanuel Bassène, l’un des rares défenseurs de la médecine traditionnelle à l’université, chef du laboratoire de pharmacognosie et botanique à la faculté de médecine de Dakar. Il se bat pour prouver, par ses recherches, l’efficacité de la pharmacopée locale, dénonçant l’autisme des pouvoirs publics et leur inclination à l’héritage colonial en matière d’organisation des services de santé.
« Il est urgent d’évaluer les performances du système de santé traditionnel, ce qui permettra de mesurer le manque à gagner que constitue l’absence de prise en compte de cette médecine ! Ne devrait-on pas considérer les thérapeutes traditionnels comme des agents de santé à part entière et, au besoin, les former ? »
Au Sénégal, 80 % de la population fait régulièrement appel à un guérisseur traditionnel pour se soigner. Les tradi-thérapeutes sont particulièrement prisés en milieu rural, où les coutumes restent vivaces et le déficit du système sanitaire public plus criant : selon l’OMS, ce pays d’Afrique de l’Ouest, où l’espérance de vie est de 55 ans, ne compte que six médecins, un pharmacien, un dentiste et trente-deux infirmiers pour 100 000 habitants. En outre, l’État est incapable de supporter entièrement les charges de fonctionnement des établissements publics de santé, où une participation financière est demandée aux patients. Seule la gratuité des soins aux personnes âgées a été instituée, grâce à une subvention. Quant aux médicaments prescrits, ils représentent une dépense souvent inabordable malgré les efforts du gouvernement pour généraliser l’accès aux formules génériques.
La médecine traditionnelle bénéficie, elle, de ressources humaines réparties jusqu’au fin fond des campagnes. Ses moyens en médicaments sont quasi inépuisables : ils sont disponibles dans la nature. De plus, si toute consultation traditionnelle se paie, les sommes dépensées par le patient restent modiques et les guérisseurs sont arrangeants : on peut les remercier en nature avec du vin de palme, des œufs, un poulet… À l’hôpital de Keur Massar, où 6 200 patients sont enregistrés chaque année, 300 consultations par mois sont assurées, pour lesquelles les patients dépensent moins que chez un médecin, soit 2 000 à 3 000 FCFA (3 à 4,5 euros), médicaments compris. Emmanuel Bassène ose affirmer l’inavouable dans les milieux médicaux : « La médecine traditionnelle couvre correctement les besoins sanitaires des populations ! »
Du chemin a tout de même été parcouru dans la reconnaissance de cette médecine si différente de la nôtre. L’Union africaine a d’ailleurs décrété la période 2000-2010 comme la Décennie africaine de la médecine traditionnelle et des plantes médicinales. Il s’agissait de soutenir la recherche sur les plantes, la collaboration entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle, la législation et la réglementation. Mais quel bilan dresser de cet encouragement ? Les spécialistes de la médecine africaine qui participaient au Forum social mondial de Dakar, en février, ont certes approuvé « les efforts réalisés dans certains pays ». Ils ont salué l’exemple du Mali, où il existe depuis 1994 un cadre juridique et réglementaire de la médecine traditionnelle. Ils ont aussi souligné tout ce qu’il reste à mettre en œuvre. Au Sénégal notamment. Un cadre juridique est toujours en gestation dans ce pays.
En 2003, le ministère de la Santé avait recensé environ 1 000 tradi-praticiens, sur la base de critères définis par l’OMS. Mais l’État ne reconnaît toujours pas les activités de ces soignants et ne délivre pas d’autorisation pour l’exercice de leur médecine. « Le projet de loi encadrant la médecine traditionnelle est dans les cartons du ministère depuis plusieurs années ! », regrette le directeur de l’hôpital de Keur Massar. « C’est une porte ouverte aux marabouts véreux ! », déplore-t-il encore. Les annonces de guérisons miraculeuses pullulent dans la presse locale, discréditant cette médecine. « Pourtant, nos résultats sont probants », assure Djibril Ba, se référant à une étude menée auprès des usagers de son hôpital : 66 % des patients apprécient la qualité et le résultat des soins, 34 % estiment les résultats moyens.
Dans les allées ombragées du jardin, un ancien lépreux en balade s’arrête bavarder ici et là en serrant ce qui lui reste de la main. « C’est plus qu’un hôpital pour moi, assure-t-il. C’est une deuxième famille ! »
Les citations d’Yvette Parès sont extraites de son livre La médecine africaine, une efficacité étonnante, paru aux éditions Yves-Michel en avril 2006. Sur Internet : www.hopitalkeurmassar.com
→ Le Centre expérimental des médecines traditionnelles de Fatick, créé en 1989, abrite des unités de soins tenues par des guérisseurs et un hôpital plus « moderne », géré par un médecin diplômé d’État.
→ L’ONG sénégalaise Enda-Tiers Monde soutient depuis vingt ans des recherches sur les plantes médicinales. Elle dispense des formations et défend certains sites dans le but de protéger les espèces végétales menacées.