MALADIE MENTALE
DOSSIER
Ressource ou « mal nécessaire » ? L’évolution vers l’ambulatoire a massivement transféré le fardeau du soin sur les patients et leur famille. Un courant associant les proches au processus thérapeutique tend à se développer à mesure que la stigmatisation de la maladie mentale perd du terrain.
Mon frère a décompensé vers 40 ans. Il a été hospitalisé quelques semaines avant de revenir vivre chez mes parents. Il n’en est plus jamais sorti, sauf pour recevoir ses injections retard de neuroleptiques et pour de courts séjours à l’hôpital, lorsque mes parents voulaient souffler. Mes parents ont tout assumé, sans doute trop démunis pour demander de l’aide ou des explications, mais la psychiatre n’a jamais voulu nous recevoir. Aucun diagnostic, aucun mot n’a été mis sur la maladie, sous prétexte “de secret médical et de respect de la vie privée du patient”. L’hôpital, notre unique référent, était inaccessible et mon frère ne voulait pas se reconnaître malade. La seule solution qu’on nous a présentée a été la camisole chimique, et le seul lien que nous avions avec les soignants était la visite de l’infirmière, une fois tous les quinze jours. Elle s’asseyait, restait une demi-heure, et repartait. » Nicolas Kowalski relate le grand isolement qu’a connu sa famille, à Verdun, dans la Meuse, pendant « la maladie » de son frère, décédé depuis. Une famille arrangeante, qui garde son fils à la maison, ne part pas en week-end ni en vacances, et accepte son sort avec résignation. Autre parcours, autre posture chez les Renaud, à Poitiers. À 26 ans, alors qu’il vit tout à fait indépendamment, sans signes avant-coureurs repérés, leur fils est soudain pris de bouffées délirantes psychotiques. Il est immédiatement hospitalisé. Ses parents, d’abord décontenancés, font quotidiennement 50 kilomètres jusqu’à l’hôpital pour visiter leur fils, qui refuse, dans un premier temps, de les voir : « On a rencontré la psychiatre facilement, et sinon, nous accrochions le premier professionnel qui passait. Nous sommes des “empoisonneurs”. Au départ, nous n’arrêtions pas de poser des questions, totalement inadaptées puisque nous pensions qu’il s’agissait d’un trouble passager. Lorsque nous avons compris que la reprise du travail était hors sujet et que l’essentiel c’étaient les soins et la réadaptation, nous avons cherché à l’aider au mieux. » Devant leur désarroi, la psychiatre leur conseille d’appeler le service téléphonique d’écoute de l’Union nationale des amis et familles des malades psychiques : « On nous a fait comprendre en trois quarts d’heure que c’était grave, que nous étions partis pour une maladie au long cours mais que des traitements existaient. » Le jeune homme n’a jamais séjourné longtemps chez ses parents, mais dans différents centres de post-cure et de réadaptation : « Il lui a fallu environ quatre ans pour admettre qu’il était gravement malade et accepter de se soigner, et à partir de là, tout s’est amélioré. Il travaille maintenant dans un Esat et a fait beaucoup de chemin. » Son père, Jean Renaud, témoigne du parcours exemplaire de son fils, travaillant en milieu protégé mais bien intégré dans une vie sociale riche, mais aussi de son attitude et de celle de sa femme pour affronter la schizophrénie, une maladie face à laquelle ils n’ont jamais éprouvé ni honte ni culpabilité : « Même si, lorsqu’il était loin, cela n’a pas toujours été facile. Nous rencontrions des gens qui étaient dans la même situation mais vivaient avec leur enfant, nous demandant parfois ce que nous lui faisions vivre… » Reconnaissant du soutien reçu, Jean Renaud est devenu un militant investi, délégué régional en Poitou-Charentes et vice-président national de l’Unafam : « Nous avons toujours été opiniâtres. Nous n’avons jamais été abandonnés et avons toujours rencontré des gens à notre écoute. Lorsque l’on demande de l’aide, on en obtient mais, trop souvent, les gens sont accablés par leurs problèmes et restent donc passifs. »
À partir des années 1990, se sont développées des études anglo-saxonnes féministes consacrées aux proches. Fondées sur la notion de « care » (souci/soin des autres), elles ont mis en évidence le travail invisible de l’entourage des personnes en situation de dépendance. Les travaux spécifiquement consacrés à la psychiatrie, souligne Delphine Moreau
D’autres résultats d’études montrent que la collaboration des proches au traitement améliore ses résultats. Si cette donnée est bien établie dans la littérature, elle demeure encore trop ignorée dans les pratiques, qui gagneraient pourtant à percevoir la famille davantage comme ressource que comme problème. « Lorsque je discute avec les équipes, j’ai toujours l’impression qu’ils soignent des patients orphelins… » Le constat vient du psychiatre Serge Kannas. Chef de service pendant vingt ans au Centre hospitalier Charcot de Plaisir (Yvelines), il est à présent coordinateur de la Mission nationale en santé mentale, organisme créé en 1993, bon observatoire des dispositifs de santé mentale. Il relève le manque de travail des équipes psychiatriques avec les familles : « La famille est perçue comme un “mal nécessaire” et le contact avec elle s’établit rarement par le médecin, il est délégué aux infirmiers, aux travailleurs sociaux ou aux psychologues. Même si ce n’est pas dit explicitement, les familles sont considérées comme un risque pour l’autonomie du patient, et lorsque le patient blâme sa famille – ce qui est fréquent –, l’équipe va volontiers dans son sens…Voilà la tendance dans les services que nous observons. » Serge Kannas décrit trois types de pratiques avec les familles en psychiatrie. La plus rétrograde est menée par les secteurs qui ne souhaitent pas avoir de relations avec les familles, campés sur les conceptions des années 1940 (famille nocive, mères de schizophrène responsables…). La plus fréquemment observée est celle de secteurs conscients de la nécessité de composer avec la famille mais ne menant pas une véritable collaboration avec elle : une signature pour l’HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers), des échanges, notamment pour les projets de sortie d’hospitalisation, mais sans caractère indispensable. Et puis, se dessine une troisième voie où l’on envisage le patient vivant dans une « constellation familiale », pour reprendre la terminologie systémique, autrement dit où, pour comprendre et aider le malade, on ne peut que prendre en considération son environnement psycho-affectif.
« Nous travaillons particulièrement l’entrée dans le soin, et pour cela, l’alliance avec les familles est primordiale. C’est le meilleur gage pour qu’au-delà de l’hospitalisation, le patient puisse observer son traitement. Parfois, certaines familles font obstacle quand les patients sont demandeurs, parce qu’elle sont prisonnières des représentations négatives de la psychiatrie véhiculées par les médias, le cinéma, les faits divers… Rassurer le patient et les familles est un travail de patience à long terme, à chaque séance. De même qu’aider une famille à vivre avec un patient psychotique ou bipolaire et apprendre à repérer les prodromes d’une décompensation pour intervenir assez tôt est une tâche de longue haleine, à laquelle doivent s’atteler aussi les paramédicaux. » Pascal Andrieux est chef de service psychiatrique à Mantes-la-Jolie (Yvelines). Son parcours a développé son intérêt pour le travail décalé : « Se mettre à disposition des patients et des familles sur leur terrain, faire preuve d’inventivité pour amener le patient à des soins idéalement librement consentis… » Il dit le travail subtil à mener pour réassurer les familles, pour lesquelles l’hospitalisation survient souvent au terme d’un périple épuisant et qui peuvent alors être tentées « d’éjecter » le patient, en le plaçant à l’hôpital. L’hospitalisation n’est pas destinée à se prolonger et préparer la sortie précocement est indispensable : « C’est l’occasion de redonner confiance aux familles, certaines ayant des expériences chaotiques avec l’institution. Il s’agit donc de communiquer rapidement mais prudemment, sans leur asséner des paroles violentes… De même qu’il convient de se faire une idée assez rapide de ce que les familles sont capables d’encaisser. Certaines ont une grande capacité de résilience et sont capables d’accueillir en leur sein une situation délicate quand d’autres sont très vite débordées. Il faut donc être à l’écoute pour savoir, après la crise, ce qui conviendra le mieux à tout le monde. »
De son côté, l’équipe infirmière souligne l’importance de développer sa mission d’éducation thérapeutique pour sensibiliser les familles, pendant l’hospitalisation, aux premiers signes éventuels de décompensation future : « Le lien établi, les familles peuvent nous appeler dès qu’elles le veulent. On améliore la réactivité face au risque et l’on peut parfois éviter l’hospitalisation ou la réhospitalisation. » Hélène Coudry, infirmière à Mantes-la-Jolie, observe à cet égard les difficultés avec certaines familles « abandonniques » : « Certains de nos patients reçoivent extrêmement peu de visites et l’on a parfois l’impression que les familles les ont déposés là comme des “paquets”. Nous peinons alors à obtenir de précieux éléments biographiques sur la vie du patient auprès des familles. D’autres, au contraire, sont très présentes, presque un peu trop : je pense à un patient schizophrène, qui ressent ses parents comme très envahissants et ne lui laissant aucune autonomie. Il se montre agressif avec eux. Notre travail est de faire le lien : entre un patient isolé et sa famille ; entre un autre et ses parents peut-être trop impliqués… »
Au CHS Sainte-Marie de Nice (Alpes-Maritimes), le secteur a souhaité donner son véritable sens – et des moyens – à l’extra-hospitalier en créant le Centre de soins intensifs intégrés dans la communauté : le CMP est devenu un lieu de consultations sur rendez-vous. Le travail infirmier se fait sur le territoire, au domicile des gens. Les patients « hospitalisés » à domicile sont vus sept jours sur sept et deux fois par jour dans le cadre d’une hospitalisation à domicile acceptée et contractualisée. Vingt places sont dédiées à l’HAD, dix-sept aux appartements thérapeutiques et six à l’accueil familial thérapeutique. L’hospitalisation n’intervient plus qu’en dernier recours. « Je suis convaincu, après toutes ces années de travail, que l’hospitalisation ne sert pas à grand-chose, affirme Robert Guiramand, cadre de santé. Elle est souvent liée à la difficulté que les familles rencontrent à maintenir la personne à la maison plutôt qu’à un état clinique le nécessitant. Nous avons des retours très positifs, surtout de la part des familles qui se sentent soutenues par les professionnels et reconnues dans ce qu’elles font. » La réussite du dispositif repose sur une bonne coopération entre soignants, patients et familles. L’équipe a noué des relations étroites avec les associations (Unafam et Fnapsy), leur aménageant un bureau au CMP et animant un groupe de parole de parents dans les locaux de l’Unafam. Autre initiative en direction des familles, destinée à soutenir la mise en place de l’éducation thérapeutique, le groupe « Psychose, accompagner, comprendre, traiter », des modules de huit séances sur deux mois. À partir de supports, la discussion s’engage et les soignants apportent aux familles des informations sur la maladie mais aussi des savoir-faire ou conduites à tenir selon la situation. « Nous aidons les familles, mais elles nous apprennent aussi beaucoup, remarque Pascale Vinceneux, infirmière psychiatrique. J’ai compris que dans ces groupes, j’approchais encore plus leur réalité, alors que je travaille avec elle depuis des années… » « Ces programmes psycho-éducatifs leur permettent notamment de mieux connaître la pathologie de leur conjoint ou enfant, renchérit Marie-Dominique Ginez, infirmière psychiatrique. Comprendre, par exemple, l’apathie du patient, à certains moments de la journée… En allant à domicile, nous avons davantage le temps de parler, d’expliquer les symptômes et de faire alliance aussi bien avec le patient qu’avec la famille. »
La philosophie de cette pratique communautaire milite aussi pour le décloisonnement entre les soins et le médico-social, autrement dit pour un partenariat plus important entre le secteur et la ville, notamment par la mise en place de conseils locaux de santé mentale, plates-formes associant professionnels du soin et du social : « Cela pour que chacun soit à sa juste place, analyse Jean-Yves Giordana, chef de pôle. Les symptômes, les problèmes de comportement, d’activités délirantes, c’est notre problème, mais celui du logement et des ressources revient à d’autres personnes de la communauté. Chacun a des compétences, elles doivent être mises en commun à la disposition des personnes qui en ont besoin. » L’alliance thérapeutique avec la famille s’avère un facteur prédictif fort sur le cours évolutif de la maladie. « Si la famille n’est pas vraiment engagée dans le mouvement thérapeutique, l’effet est négatif sur l’observance du traitement, observe Jean-Yves Giordana. Et réguler le niveau émotionnel dans le triangle patient-famille-équipe permet de réduire très nettement le risque de rechute ou de décompensation. »
1- Sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales, auteur de Faire interner un proche ? Le travail sur l’autonomie en contexte de troubles psychiques, 1er prix de la Cnaf, 2006.
Sectorisation et baisse des séjours hospitaliers ont impliqué directement les familles, quoique de façon longtemps « invisible ». En France, Martine Bungener, directrice de recherche au CNRS, s’est intéressée à la notion de fardeau des familles et au caractère d’invisibilité des implications familiales dans ses travaux sur le domicile menés en collaboration avec l’Unafam. Un phénomène apparu par la conjonction de plusieurs facteurs. La croissance économique, d’une part, a transformé complètement le paysage épidémiologique entre les années 1930 et 1980 : « On est passé d’un paysage épidémiologique qui était marqué par les maladies infectieuses, dont l’issue – rapide – était la guérison ou la mort, à la chronicité et à la longue durée. Le soin s’est donc modifié : les actes techniques assurés par les personnels médicaux sont réservés à des moments précis. Dans les phases d’entre-deux de rémission, le suivi s’effectue à domicile. La famille et l’entourage s’avèrent alors indispensables dans la vie quotidienne. » Paradoxe de cette évolution, alors que l’on a de plus en plus besoin des familles, leur savoir profane manque de reconnaissance : « Ce que l’entourage fait à la maison gratuitement est moins valorisé que ce qui est offert par des professionnels, dans une montée du professionnalisme et une médecine de plus en plus triomphante. Et ce d’autant que l’État-providence a permis le développement d’un marché rentable : les familles ont les moyens de s’offrir les services des professionnels, permis par le remboursement de l’assurance maladie. Cela a dévalorisé les soins plus anciens donnés par des personnes non professionnelles. »
SERGE KANNAS COORDINATEUR DE LA MISSION NATIONALE EN SANTÉ MENTALE
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment expliquez-vous le manque de coopération entre équipes et familles ?
SERGE KANNAS : Par l’insuffisance de formation des soignants. En psychiatrie infanto-juvénile notamment, si les relations avec les associations de familles s’améliorent, elles peuvent être marquées par une certaine hostilité des équipes. Le médicament fait une entrée remarquée, le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité se situant précisément à l’intersection de modèles explicatifs biologiques, psychodynamiques et interactionnels familiaux. Un monde marqué par la prédominance de la psychanalyse et une génération de pédopsychiatres formés à sa pratique va disparaître. Beaucoup de nouveaux enseignants de pédopsychiatrie sont tentés de mettre en place des modèles très différents (pharmaco-cognitifs) et de former les futurs pédopsychiatres de manière plus univoque. Il faut garantir l’éclectisme dans les formations et maintenir cette diversité, qui n’est pas qu’une querelle idéologique puisqu’elle a des conséquences sur les pratiques. Le modèle de la psychanalyse et de la sectorisation (inspiré par Lebovici et le centre Alfred-Binet) est ouvert sur la communauté malgré ses limites. Le modèle médico-comportementaliste, moins territorialisé et moins ouvert sur l’environnement, fonctionne beaucoup plus sur le mode diagnostic-expertise.
L’I.M. : Les professions paramédicales disposent-elles d’une formation suffisante ?
S. K. : Elles sont davantage en contact avec les patients et les familles. Si l’arrêt de la formation des infirmiers psychiatriques est très controversé, on assiste aussi à une meilleure qualification générale de l’ensemble des infirmiers. Le problème n’est pas tant le diplôme que la possibilité pour ces jeunes infirmiers d’acquérir un complément de qualification lorsqu’ils sont en poste, en s’appuyant sur des collègues expérimentés et des organisations de type tutorat. La passation de savoir(s) est empêchée par la pénurie de soignants. La plupart des infirmiers dans ces équipes sont jeunes et inexpérimentés, ce sont justement eux qui sont exposés aux situations les plus difficiles. Cela ne les motive pas à rester en poste.
L’I.M. : Que préconisez-vous ?
S. K. : L’une de nos préconisations est une véritable délégation de compétences, du médical vers les métiers non médicaux. Infirmiers, cadres socio-éducatifs, éducateurs, psychologues pourraient assurer certaines missions, comme cela se fait d’ailleurs à l’étranger : entretiens d’accueil, gestion des situations de crise (dès le moment où il n’y a pas d’aspect médico-légal ou de prescriptions majeures), mise en place de programmes de santé locaux ou régionaux…
MARIE-FRANÇOISE DEBOURDEAU PSYCHOLOGUE, RESPONSABLE DU SERVICE ÉCOUTE FAMILLE DE L’UNAFAM
« Ce qui conduit les familles à nous appeler est souvent une situation de crise, son imminence ou la peur d’une tension qui monte. C’est aussi l’incompréhension de la maladie. Accepter l’arrivée de la maladie psychique, qu’elle soit brutale ou insidieuse, est un long processus qui nécessite de l’information et un accompagnement. Même si les équipes soignantes prennent le temps d’expliquer, les mots font tellement peur que cela peut bloquer le processus de compréhension… Certaines familles ont parfois l’impression paradoxale d’être mises à distance par les soignants, qui ne les reçoivent pas toujours, tout en se sentant très sollicitées lorsqu’il s’agit d’assumer l’accompagnement ou l’hébergement de leur proche malade. Écoute-famille aide les familles à sortir de l’isolement et les encourage à nouer des liens avec les soignants dans un projet d’alliance thérapeutique qui associerait l’expérience acquise par les familles aux compétences des soignants. »
Écoute famille, tél. : 01 42 63 03 03, du lundi au vendredi de 9 h à 13 h et de 14 h à 18 h, ecoute-famille@unefam.org