CERCLE FAMILIAL
DOSSIER
Quand on parle de « travail avec les familles », on pense essentiellement aux parents. Qu’en est-il des autres membres de la famille ? Pour les soignants, l’approche diffère-t-elle ?
La maladie psychique, on le sait, isole le patient, socialement et affectivement
Quel que soit le degré de parenté avec le patient, le rôle des soignants est de repérer les personnes ressources qui vont être vraiment efficientes dans la poursuite de la prise en charge, note Pascal Andrieux, chef de service à l’hôpital de Mantes-la-Jolie (Yvelines): « Lorsqu’il s’agit d’un conjoint, il faut chercher à savoir s’il a été informé, ou bien s’il a perçu assez rapidement que la personne était en souffrance. Ou chercher à se rendre compte, au contraire, que l’on a tenu à lui cacher qu’il y avait un problème, comme c’est parfois le cas… »
Longtemps, les psychothérapeutes se sont concentrés essentiellement sur la relation triadique parents/enfant. Une tendance que l’on retrouvait même en thérapie familiale, des pratiques qui se sont peu à peu assouplies et ont varié. Il arrive à présent plus fréquemment que l’on fasse des séquences avec toute la famille, avec le couple conjugo-parental, avec la fratrie, ou que l’on travaille sur des relations individuelles intra-familiales.
Patrick Chaltiel est psychiatre des hôpitaux, chef de service d’un secteur de Seine-Saint-Denis dépendant de l’établissement public de santé de Ville-Évrard. Il est membre de l’APRTF (Association parisienne de recherche et de travail avec les familles). Il s’est intéressé à la place de la fratrie dans la famille et dans le travail thérapeutique : « Lorsqu’un enfant est malade dans une famille, ses parents se centrent sur ses difficultés. Les souffrances des frères et sœurs sont souvent tues et négligées. Il est interdit de se mettre en rivalité avec le “patient désigné”, qui occupe une place à la fois victimaire et privilégiée. Personne ne peut entrer en compétition avec sa souffrance… L’injonction familiale est de transformer la fratrie en parents auxiliaires et de maintenir l’enfant malade en position infantile. C’est extrêmement injuste car la fratrie vit le quotidien mais n’a pas d’espace de parole pour exprimer son ressenti, ou même son potentiel thérapeutique. S’y ajoute une notion de “protectivité”: les parents craignant la contamination des frères et sœurs par la personne malade, les tiennent à distance. » Laisser la place au fraternel est donc un des objectifs de la thérapie familiale systémique pour introduire de la circularité de la famille et ne pas envisager son organisation comme une succession de triangles parents/enfant, comme autant de projets différents. « Dans une famille, le “malade mental” est littéralement retiré de la fratrie et conservé comme triangulateur du couple parental. Aspiré au sein du couple, il n’arrive pas à s’intégrer à son groupe fraternel. Le travail du thérapeute familial est aussi un travail d’intégration du patient dans sa génération. Pour faire que le patient désigné ne demeure pas une sorte de ludion intergénérationnel. »
Témoins de l’évolution du travail avec toute la famille, Hélène Coudry et Natacha Tchando, infirmières à l’hôpital de Mantes-la-Jolie, soulignent un aspect intéressant de leur travail dans un secteur implanté dans une zone où résident beaucoup de familles migrantes : « Les parents ne parlent pas français, et nous sommes confrontées à des incompréhensions culturelles et langagières. Il nous arrive de travailler avec des membres de la fratrie qui ont grandi en France et qui servent de traducteurs. Ils prennent alors un rôle très actif dans le soin et deviennent presque les délégués du message des soignants auprès des parents et auprès des personnes hospitalisées… »
Jean Laviolle est psychiatre, ancien chef de service au centre hospitalier de Montesson. En tant que thérapeute familial, la prise en charge des familles lui tient à cœur ainsi que la construction de liens entre les associations d’usagers et les professionnels, travail encore trop peu développé en France. C’est tout naturellement qu’à la retraite, il devient bénévole à l’Unafam, où on le sollicite pour travailler sur la fonction des grands-parents avec un enfant malade. Il crée, en Ile-de-France, un groupe de parole ouvert auquel participent régulièrement une vingtaine de personnes, parents de patients souffrant de maladies mentales graves et ayant eu des enfants, mais également grands-parents de petits-enfants malades.
Parmi les thèmes revenant le plus souvent dans ces groupes figurent les échanges avec les petits-enfants et les mots à utiliser pour parler de la maladie de leur enfant, face aux questions des petits-enfants ou à leur silence, et par rapport à leur gêne éventuelle. « Les grands-parents se sentent désarmés face aux questions et aux silences parfois lourds de ces gamins qui cachent bien des souffrances. Ils cherchent comment accueillir la tristesse et l’agressivité de ces enfants, à ne pas la nier. “À l’école, on m’a dit que ma mère était handicapée ; Maman n’est pas belle”, exprime une petite fille. “Est-ce qu’elle te fait peur et est-ce que tu peux le lui dire ?”, lui demande l’adulte. Une grand-mère suggère cette réponse à faire à l’enfant : “Lorsqu’elle est mal, maman n’arrive pas à se faire belle, c’est trop difficile pour elle.” Avec finesse, Jean Laviolle témoigne de la teneur des propos échangés dans ce groupe d’autosupport. On y parle de violence, celle du flou des attitudes des parents malades ressentie comme une forme de violence vis-à-vis des jeunes enfants qui ne peuvent rien déchiffrer dans leur comportement. Celle de la place du grand-parent et du risque que la relation privilégiée entre le petit-enfant et son grand-parent n’aboutisse à l’exclusion, ou ne renforce le sentiment d’exclusion de la personne malade, elle-même souvent en difficulté avec ses parents… On y parle de la transmission : « Ils se posent la question de ce qu’ils ont pu transmettre à leur enfant, à présent parent. Y a-t-il une fatalité familiale, génétique, psychique, chimique ? Les grands-parents craignent la répétition, se disant qu’ils vont se montrer vigilants pour repérer d’éventuels troubles chez leurs petits-enfants… Attention, leur renvoient d’autres, de ne pas regarder votre petit-enfant avec des lunettes filtrantes… »
* Martine Bungener, chercheuse au CNRS, dans sa recherche consacrée au travail des familles, parue en 1995 et réalisée auprès de 600 adhérents de l’Unafam, recensait parmi les patients concernés 83 % de célibataires, un chiffre s’élevant à 90 % chez les schizophrènes. Son enquête établissait aussi que 10,8 % des hommes et 15,6 % des femmes avaient des enfants.
→ Trajectoires brisées, familles captives. La maladie mentale à domicile, Martine Bungener, éditions Inserm, 1995.
→ Frères et sœurs face aux troubles psychotiques, Sous la direction d’Hélène Davtian, Unafam, 2006.
→ « La stigmatisation en psychiatrie et en santé mentale ». Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, Jean-Yves Giordana, Masson, 2010.
→ Les thérapies familiales systémiques, Albernhe K., Albernhe T., éditions Masson, 2000.
→ Schizophrénies au quotidien-Approche systémique en psychiatrie publique, Jean-Claude Benoît, Erès, 2006.
→ La résilience familiale, Michel Delage, Odile Jacob, 2007.
→ Comment faire accepter son traitement au malade, Xavier Amador, Retz, 2007.