SSIAD DE PIERREFITTE
REPORTAGE
Répondre aux besoins de personnes âgées souvent précaires et éloignées des soins. Tel est le projet d’un service de soins infirmiers à domicile (Ssiad) créé l’été dernier par le Groupe SOS, et implanté à Pierrefitte, en Seine-Saint-Denis. Une commune qui, comme l’ensemble du département, manque cruellement de professionnels de santé.
Charles
Une robe à fleurs, propre. Un coup de peigne. Et Fred s’assied pour remplir le cahier des transmissions et discuter avec Charles. À la pile de courriers médicaux qui s’entassent pêle-mêle sur le buffet du salon, l’infirmier oppose ses classeurs bien ordonnés comprenant le double de chaque prescription et résultat d’analyse. « Un outil précieux pour le suivi des patients, notamment pour la coordination de leurs prises en charge », souligne-t-il. La prise en charge de Jacqueline par le Ssiad – un passage infirmier le matin, un passage d’aide-soignant matin et soir, a permis d’éviter de justesse une hospitalisation du couple. Soulageant Charles, dont l’état général se dégradait et imposant à Jacqueline l’observance de son traitement. Pour Fred, la prochaine étape serait de la convaincre de reprendre possession de son fauteuil roulant. Jacqueline refuse : « Trop douloureux ». Depuis des mois, son mari cherche un kiné qui accepterait de venir la faire travailler. Sans succès. Mais ce matin, Fred a une bonne nouvelle : ses nombreux coups de téléphone ont payé, un kiné libéral de la ville s’est enfin déclaré prêt à passer. L’enthousiasme est tempéré, car ce ne sera pas avant un mois. Mais c’est déjà une victoire tant, souligne Fred, « le manque de professionnels de santé est cruel sur Pierrefitte, sa voisine Stains, et, dans une moindre mesure, La Courneuve, les trois communes de Seine-Saint-Denis sur lesquelles le Ssiad intervient ».
Comme pour appuyer son constat, l’infirmier, sortant de la résidence, désigne les volets clos d’une maison sur le trottoir d’en face. Une plaque aux lettres ciselées indique « Dr X… gynécologue ». Mais le cabinet est fermé. La gynécologue, blessée sur son lieu de travail, fin février, par un homme qui voulait lui voler son sac à main, a jeté l’éponge. La peur de l’agression : l’image colle à la peau du département. Explique-t-elle pour autant le manque de professionnels du soin ? En partie certes, mais le manque d’attractivité est bien plus diffus. Bien sûr, les faits sont là. Sur la seule ville de Pierrefitte, outre cette gynécologue, une pédiatre a été agressée un peu plus tôt, ainsi qu’un infirmier intervenant à domicile, en août dernier. C’est beaucoup. Trop, ont crié, le 4 mars, les professionnels de santé rassemblés devant le cabinet de la gynécologue. Une énième mobilisation, après une matinée « santé morte » organisée en octobre à Pierrefitte et à Stains, pour tenter d’alerter les pouvoirs publics. Mais ces mêmes faits sont à relativiser. Audrey, jeune aide-soignante au Ssiad, originaire de Guadeloupe, le dit : « Pointe-à-Pitre est une ville plus violente, et pourtant les infirmiers libéraux n’y manquent pas ! » Surtout, souligne-t-elle, à l’instar de ses collègues, cette violence est le fait d’une toute petite minorité, et reste cantonnée à des quartiers bien identifiés. Alors…, « ne pas laisser son GPS bien en vue dans sa voiture après s’être garé, oui. Mais avoir peur Non ! », commente Fred. Reste que la Seine-Saint-Denis, victime de sa mauvaise image, de la crainte des agressions, de la surcharge de travail, n’attire pas les professionnels de santé. Le département est, en outre, mal desservi par les transports en commun, alors que Paris ne se trouve qu’à quelques kilomètres. Il enregistre 11 % de chômeurs – près de 20 % dans certaines villes comme Pierrefitte – et plus de 18 % de personnes vivant sous le seuil de pauvreté… Les besoins en soins y sont très importants, mais c’est le département d’Ile-de-France qui compte le moins de médecins. Les spécialistes sont souvent une denrée rare, comme à Pierrefitte, qui a vu partir sa dernière pédiatre en février. Même tableau pour les généralistes : selon la Caisse de retraite des médecins, la Seine-Saint-Denis en compte 7,13 pour 10 000 habitants, contre 12,32 à Paris. Certaines zones sont même qualifiées de déserts médicaux, telle Pierrefitte (30 000 habitants), où il n’y a qu’un médecin pour 3 000 habitants, contre un pour 1 100 en moyenne en France. « La tendance risque de s’aggraver car les médecins, plus âgés qu’ailleurs, ont beaucoup de mal à trouver des remplaçants lors de leur départ à la retraite », commente Gérard Dereix, directeur du CCAS (Centre communal d’action sociale) de la ville. Et le constat est du même ordre concernant la présence des para-médicaux, kinés, infirmiers, etc., du reste de moins en moins nombreux à accepter de se déplacer à domicile.
« Dans ce contexte, créer un Ssiad à Pierrefitte, c’était s’engager dans une réponse à cette problématique territoriale de soins, et, bien sûr, favoriser le libre choix des personnes dépendantes en matière de lieu de vie », explique Clémence Gaucherand, directrice des Ssiad du Groupe SOS
L’équipe, actuellement composée d’une chef de service (de formation infirmière), de deux infirmiers à 70 %, et de quatre aides-soignantes, prend peu à peu ses marques. Son recrutement ne s’est pas fait sans peine, et Émilie, chef de service, va sous peu devoir s’y remettre : la collègue infirmière de Fred a postulé pour un poste au sein du Ssiad parisien du Groupe SOS, et il va falloir la remplacer ; l’un des aides-soignants ne renouvellera pas sa période d’essai. Il faut aussi se faire connaître des partenaires. « Une tâche ardue, souligne Émilie. Car si les besoins sont là, le temps manque pour se parler. » La rencontre s’est faite avec les professionnels du Centre médical de santé de la ville, dont le Ssiad occupe pour le moment le sous-sol, mais ils ne se déplacent pas à domicile, alors… Contact est cependant pris, et établi, avec le CCAS de la ville, dont les signalements sont précieux car le Ssiad s’est donné pour priorité de s’orienter vers l’accompagnement de personnes en situation de précarité sociale. Il est plus complexe à mettre en place avec les équipes hospitalières, ou avec des médecins généralistes et des kinés débordés…, mais lorsqu’il se fait, « l’accompagnement des patients s’enrichit », note le Dr Ha, qui s’est laissé convaincre par « le travail de coordination mené par le Ssiad, porteur d’une prise en charge plus globale, pertinente, des patients ».
Favoriser la coordination des parcours de soins à domicile, c’est l’atout phare du Ssiad, alors que les professionnels libéraux ont du mal à se parler. « Cela nous change la vie, ça rassure ! », souligne Annie, fille attentionnée de Gaston, atteint de la maladie d’Alzheimer. Lors des tournées, croiser l’auxiliaire de vie, et réajuster un horaire de passage si nécessaire, comme chez Suzanne, atteinte d’un cancer en phase terminale et qui aime dormir en début de matinée. Passer au laboratoire récupérer les analyses de Jacqueline, rassurantes, et en informer son médecin : pas besoin de réajuster la prescription. Lors des temps de transmission, avant et après chaque tournée du matin, prendre le temps de se poser en équipe et de faire le point sur les patients suivis. Mohamed, aide-soignant, a remarqué un bouton curieux dans la nuque de Suzanne Fred va passer voir. Betty s’est encore vu opposer un refus de soin au moment de la douche par Manuel : Émilie prend immédiatement rendez-vous avec lui et sa femme pour mettre les choses au point. Gaston n’est pas allé à la selle depuis trois jours, prévient Fred : Audrey, aide-soignante, qui effectuera seule la tournée du soir, plus légère, devra veiller à ce qu’il prenne son médicament. On verra demain ce qu’il en est.
Le point fait, les clés des patients récupérées au tableau, l’infirmier et les deux aides-soignants chargés de la tournée du matin filent chacun vers leur voiture. Mallette de soins et GPS en main pour Fred. Petits pavillons individuels ou barres d’immeubles, parfois repeintes à neuf, mais souvent délavées par le temps, se succèdent au fil des heures. Tous les patients du Ssiad ne s’y entassent pas. Tous ne sont pas pauvres à proprement parler. Charles, ancien dessinateur industriel, et Jacqueline vivent convenablement. René, ex-opticien, et sa femme vivent bien. Mais la précarité ou, du moins, une vie chiche est le lot de bien d’autres. Pour certains, la présence familiale adoucit quelque peu la dépendance, physique et financière. « Mais la solitude du grand âge est une réalité pour beaucoup », confie Betty, qui file justement retrouver la patiente centenaire du Ssiad, vivant alitée… et totalement isolée. Quelques rues plus loin, Fred grimpe retrouver Suzanne, 79 ans, dans son ancienne loge de concierge. Son bouton… n’est qu’un bouton de peau sans gravité. « C’est toujours ça de gagné », souffle-t-elle. Son courage face à la maladie laisse Fred bouche bée. Seule, surtout depuis le suicide de sa fille, son petit-fils au loin, quelques voisines qui lui font ses courses : Suzanne trouve encore la force de plaisanter. Nouvelle halte auprès de Louise, atteinte de la maladie d’Alzheimer, veuve, ancienne ouvrière, qui vit avec sa sœur dans une maisonnette de deux pièces surchargée de photos et de fleurs séchées. Son fils habite au bout de la rue, il n’empêche, la vieille dame est perdue. Préparer son pilulier, prendre sa tension – Louise a l’air stressée –, la rassurer…, « cela fait partie du travail », souffle-t-il avant de filer retrouver Gérard. Le cas est extrême, mais illustre à lui seul la pertinence de l’intervention, et de l’existence même du Ssiad. Gérard vit, chichement, avec sa femme, mais le couple se déteste cordialement. Mari et femme ne s’adressent pas la parole. Dans l’appartement, des bouts de bois délimitent l’espace de vie de chacun, l’odeur est pestilentielle. « La première fois que je suis venue, Agathe cuisinait une escalope pour son chien, rien pour son mari », se souvient l’une des aides-soignantes du Ssiad. Suivi pour son cœur, Gérard, souffrant aussi de troubles psychotiques, a brutalement décompensé il y a quelques jours. Panique à bord. Une hospitalisation d’office a été envisagée par son médecin. Avant que l’équipe du Ssiad, assistée de l’auxiliaire de vie en laquelle Gérard a toute confiance, ne parvienne à le persuader d’accepter de prendre un traitement. Fred frappe à la porte. C’est l’instant de vérité… Gérard prend sa douche, aidé d’Audrey. « Salut Fredo ! », braille-t-il à travers la cloison. Plus question de « remèdes empoisonnés » ni d’« œil luisant ». Gérard va mieux. Fred sourit.
1– Certains prénoms ont été modifiés.
2– Groupe d’« entrepreneuriat social » rassemblant des associations et des entreprises, il intervient, entre autres, dans les secteurs du sanitaire, du social et du médico-social, de l’éducation, de l’insertion…