L'infirmière Magazine n° 282 du 01/07/2011

 

SUR LE TERRAIN

RENCONTRE AVEC

À Benghazi, berceau de l’insurrection libyenne, l’hôpital de la ville entame un difficile et incertain retour à la normale. Jeune infirmière, Sabah Aldrasi a hérité de la lourde responsabilité d’organiser les consultations. Elle dit sa fierté d’exercer ce métier, mais aussi ses inquiétudes.

Dans le hall, l’imposant portrait du colonel Kadhafi a été déboulonné. Désormais, ce sont les drapeaux rouge-noir-vert qui accueillent les patients au Benghazi Medical Center (BMC), l’hôpital franco-libyen de cette ville de l’est du pays où la révolution du 17 février a pris naissance. Passé l’entrée, un grand couloir se déploie à droite, où des bancs ont été plantés pour les patients qui attendent. Face à eux, le bureau de Sabah Aldrasi, l’infirmière libyenne en charge de l’organisation des consultations. Elle porte le voile, comme l’immense majorité de ses compatriotes, et une blouse blanche, impeccable. Jusqu’à récemment, elle ne faisait qu’assister la responsable du service, Barbara Bothma, une Sud-Africaine. Au BMC, toute l’équipe de management se constituait d’étrangers – des Français et des Sud-Africains surtout –, en mission en Libye pour mettre en place des modes de fonctionnement et former du personnel local. Aux premiers jours de l’insurrection, beaucoup ont reçu de leur ambassade l’ordre de fuir.

Grande désorganisation

« Je veux que Barbara revienne ! » : c’est le cri du cœur de Sabah, qui ne se dit pas prête pour assurer la relève. Pourtant, elle a tout l’air de bien se débrouiller derrière le grand bureau qu’occupait auparavant sa responsable : les deux téléphones portables bien alignés, le fixe qui n’arrête pas de sonner, le ballet des infirmières qui viennent glaner des informations sur leurs plannings. Il y a aussi les volontaires, CV en main, qui affluent depuis le 17 février, élèves ou employées d’autres centres de soins. À l’hôpital, la rébellion du peuple libyen contre son « Guide suprême » a suscité, depuis la mi-février, une grande désorganisation. Malgré ses réticences, Sabah, 28 ans, n’est plus une novice : cinq années ont passé depuis ses débuts. Elle a suivi une formation générale en trois ans, dont la deuxième année a été consacrée à des stages dans différents services des hôpitaux de Benghazi. Après un an en poste, elle a également passé quatre mois dans un hôpital égyptien. « Je voulais être juriste, les études de droit m’attiraient, explique Sabah. Mais ma mère m’a poussée à m’inscrire en filière infirmière, car elle-même l’est. Aujourd’hui, j’aime tous les aspects de mon travail. Elle a vraiment eu raison de m’inciter à faire ce choix. » Une mère certainement fière d’un métier devenu, dans les années 1950, l’un des premiers accessibles aux femmes en Libye.

Sabah fait partie d’une nouvelle génération de soignantes dans un pays qui souffre, depuis des décennies, d’une pénurie de personnel infirmier qualifié. « Depuis cinq ou six ans, ça s’améliore nettement, explique Patricia Vignetta, la directrice française des soins infirmiers du BMC. Avant, avec de l’expérience, les infirmières se débrouillaient. Mais, en sortant de leur formation, elles n’avaient aucune vision globale du patient, elles étaient incapables d’anticiper. Moins elles en savaient, mieux c’était. C’est une culture que j’ai connue il y a trente ans en France, quand le médecin était tout-puissant et l’infirmière seulement une exécutante. »

Avant le départ précipité de sa responsable, le rôle de Sabah était déjà valorisé : « Chaque jour, Barbara m’enseignait quelque chose. Elle m’a fait suivre une formation de trois mois pour devenir responsable des consultations en cardiologie. Pour compléter, j’aurais dû effectuer un stage d’un mois en Égypte. » Mais les événements en ont décidé autrement. Heureusement, l’hôpital a été préservé des heurts, très ciblés contre les symboles du pouvoir, et limités dans le temps. En trois jours, les insurgés avaient pris le dessus à Benghazi. « Je n’ai jamais eu peur. Ce qui me chagrine, c’est de voir à quel point les services sont désorganisés. Les infirmières libyennes doivent être encadrées par des personnes plus qualifiées qu’elles. Nous avons besoin que les infirmières en chef reviennent », martèle Sabah, que la critique de ses consœurs n’effraie pas. Peut-être parce qu’elle est elle-même totalement absorbée par sa tâche : « Je n’ai pas pris un jour de vacances en deux ans… Je n’aime pas rester à la maison, je me sens inutile ! »

Sabah n’a pas quitté l’hôpital les dix premiers jours qui ont suivi la révolution. Elle s’y sentait en sécurité, et il y avait trop à faire. Un service d’urgence avait été monté à la va-vite, pour accueillir les personnes blessées lors des affrontements que les autres hôpitaux, débordés, ne pouvaient pas prendre en charge. Avec d’autres soignantes, elles avaient installé un campement de fortune dans l’une des pièces inoccupées du bâtiment. « Au début, j’avais du mal à dormir, j’étais inquiète pour mes bébés. »

Miser sur celles qui tiennent la route

Dès les premières violences, Sabah et son mari ont pris la décision de rester en ville. Mais ils ont envoyé à la campagne leurs deux fils, Hassan, 5 ans, et Hussein, 2 ans. Direction Al-Marj, au nord-est de Benghazi, loin de la ligne de front, où vivent les parents de Sabah. Depuis, elle prend des nouvelles par téléphone. Le temps commence à être long : « Ils sont si petits… » Sabah essuie une larme ; une infirmière philippine vient d’entrer dans le bureau : son époux travaille au BMC comme infirmier depuis une semaine, mais personne n’a eu le temps de régulariser sa situation. Les recrutements de dernière minute, comme celui-ci, ou l’afflux de volontaires n’ont pas été suffisants pour que la structure reprenne un fonctionnement normal. Les Libyennes, autrefois très minoritaires, représentent aujourd’hui la moitié du personnel infirmier. Des services ont été fermés, les patients regroupés et les infirmières concentrées, pour miser sur celles qui tiennent la route et espérer qu’elles tireront les autres vers le haut. Ce que Sabah ne dit pas, c’est qu’en Libye, ce métier a encore mauvaise réputation : pas assez prestigieux – mieux vaut être « docteur » – et, de toute façon, travailler de nuit est très mal vu…

Pôle médical de référence

À l’instar de Sabah, qui officie de 7 heures à 16 heures, la grande majorité des Libyennes sont aux consultations, laissant les gardes nocturnes aux étrangères. Avant la révolution, si le management du BMC était composé de Français et de Sud-Africains, 80 % du personnel infirmier était constitué de Philippines ou d’Indiennes, en majorité rapatriées depuis. Il y avait aussi quelques soignantes ukrainiennes, serbes ou bosniaques. Toutes ces infirmières parlent peu ou prou l’arabe, suffisamment pour communiquer avec les patients. Aujourd’hui, compte tenu de l’enlisement de la situation militaire et de la résolution du clan Kadhafi à ne pas céder le pouvoir, difficile de prévoir quand un retour à la normale sera possible. Quand, surtout, l’encadrement français et sud-africain pourra reprendre sa tâche : faire du BMC un pôle médical de référence dans l’est du pays (lire l’encadré à gauche). À l’heure où nous écrivions, seule la Française Patricia Vignetta avait repris son poste. « Une rumeur disait que l’hôpital allait fermer si les Français ne revenaient pas…, dit Sabah. Je ne sais pas si Kadhafi va partir ou non ; certains l’aiment, d’autres non. Ce qui est sûr, au Benghazi Medical Center, c’est que nous avons besoin d’infirmières en chef compétentes pour relancer la machine. D’ici là, j’attends, en priant pour que ça ne devienne pas le bazar complet… »

Si, désormais, elle ne dort plus sur place, la jeune femme n’en profite guère pour se distraire. Les occasions de se divertir se font rares ces temps-ci. Depuis le 17 février, la ville tourne au ralenti. « J’adore faire du shopping, mais pas un magasin n’est ouvert en ce moment. » Alors, comment occupe-t-elle ses jours de repos ? « Je cuisine ! J’aime bien faire les desserts. Les pizzas aussi : tomate-crème fraîche-thon, avec un peu d’épices… » Un remède temporaire, mais alléchant !

1– Cet article a été finalisé le 22 avril 2011.

MOMENTS CLÉS

2003-2006 Sabah Aldrasi étudie au Centre de formation infirmier de Benghazi, dans l’est de la Libye.

2007 Elle travaille quatre mois dans un hôpital égyptien.

2009 Elle commence à exercer au Benghazi Medical Center, inauguré en septembre par les autorités françaises et libyennes.

17 février 2011 Début du soulèvement, à Benghazi, contre le colonel Kadhafi.

L’HÔPITAL

Les murs du BMC datent de… trente ans. Maintenu en l’état, vide, le bâtiment a retrouvé un avenir en 2007, lors de la libération des infirmières bulgares. À cette époque, la Libye a demandé l’aide de la France pour en faire un pôle médical de référence dans l’est du pays, notamment pour la chirurgie froide, alors pratiquée uniquement à Tripoli ou à l’étranger. Depuis le soulèvement, le développement du BMC est au point mort.

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