ÉTHIQUE MÉDICALE
RÉFLEXION
Soignants et malades affrontent l’incertitude, celle de la voie thérapeutique à suivre, celle de l’avenir du patient. La posture adoptée par les premiers face au doute et à l’angoisse évolue avec la société.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quel est l’impact de l’incertitude clinique sur la relation thérapeutique ?
ROBERT ZITTOUN : On pourrait l’estimer défavorable : il n’y a rien de pire pour un malade qu’un médecin incertain ou qui doute ! C’est tout le contraire de l’image traditionnelle du médecin omniscient auquel le malade peut s’en remettre. Je rappellerai la phrase du président du Conseil national de l’ordre des médecins Louis Portes, en 1950, qui définissait la relation médecin-malade comme « une confiance qui s’en remet à une conscience ». Cette célèbre citation a été fortement critiquée à partir des années 1970 parce qu’on y voyait la marque symbolique du paternalisme médical : le médecin a le savoir et, de fait, le pouvoir, et le patient ne peut que s’en remettre à ce savoir-pouvoir et obéir, tel l’enfant face à son père. Le mouvement pour l’autonomie des malades, né dans les pays anglo-saxons, a dénoncé cette relation inégalitaire et gagné tous les pays occidentaux : en France, il a abouti à la loi de 2002 sur le droit des malades. On est sorti de cette relation telle que la définissait Louis Portes. Les rôles sont inversés. Le décideur n’est plus le médecin mais le malade, qui choisit son traitement, en fonction des préconisations des professionnels, et a même le droit de refuser un traitement jugé nécessaire par le médecin. La conscience du médecin est ainsi mise au défi de prouver que sa proposition est la bonne.
L’I. M. : Comment « combattre » l’incertitude lorsque l’on est patient ?
R. Z. : Côté malade, on essaie de réduire les incertitudes en améliorant ses connaissances sur sa propre maladie. Internet permet de se documenter, avec, on le sait, le risque pour le malade d’être égaré face à une masse d’informations plus ou moins fiables. Le patient se tourne ensuite vers le médecin, qui a le devoir de dire ce qu’il en pense. Les modes de partage de l’incertitude entre médecins et patients varient. Sur le plan du diagnostic, le pire est, bien sûr, que le médecin garde ou néglige les résultats d’examens, laissant le patient dans l’inquiétude, avant de lui communiquer, parfois sans ménagement, son diagnostic et ses propositions thérapeutiques. On peut aussi cheminer dans une incertitude partagée, où le médecin donne une place au malade dans la démarche diagnostique, avec une avancée progressive, où l’on essaie de réduire les doutes jusqu’à la certitude ou la probabilité, parvenant finalement à une « décision partagée ». Mais l’on observe aussi plus fréquemment une autre configuration, celle de la dénégation partagée. On connaît bien cette situation du malade suivi régulièrement par son cancérologue. À chaque rendez-vous, on fait un bilan plutôt positif des trois mois écoulés mais l’on n’aborde pas l’incertitude de l’avenir, surtout si l’on sait que le futur est, malheureusement, menacé.
L’I. M. : Et lorsque l’on est soignant ?
R. Z. : Côté médecins, on essaie de réduire l’incertitude par la médecine factuelle, ce que l’on appelle en anglais evidence-based medicine, autrement dit, la médecine fondée sur les preuves. Elle est souvent critiquée parce qu’elle donne la plus grande importance aux essais cliniques prospectifs randomisés et pas assez à l’expérience personnelle. On a développé aussi la concertation collégiale, à travers, notamment, les RCP (réunions de concertation pluridisciplinaire) dans les services hospitaliers. On s’y donne les moyens de réunir toutes les données qui permettent de définir ce que l’on pense être les meilleurs choix médicaux. Mais infirmières ou malades ne sont jamais présents lors des RCP. Le médecin référent propose ensuite le traitement au malade. En toute logique et en toute éthique, il doit exposer à la fois les avantages, les inconvénients, les risques possibles, ainsi que les incertitudes concernant cette première option proposée. C’est fait de manière rigoureuse lorsqu’un malade entre dans un essai clinique, parce que la loi l’exige. Mais, la plupart du temps, les médecins expliquent et proposent, et le malade consent. Il est très rare de voir un patient refuser. Dans cette mise en place formelle de la loi de 2002, on retrouve encore l’esprit de la phrase de Louis Portes.
L’I. M. : Que dire des incertitudes de l’infirmière ?
R. Z. : L’infirmière, dans sa blouse blanche, endosse aussi un rôle institutionnel, et les gestes techniques qu’elle accomplit lui confèrent un certain savoir pratique, donc une certitude dans sa démarche. Mais sa proximité physique et psychique avec les malades lui délivre aussi une position intermédiaire entre patients et médecins. Il est fréquent, dans les bons services, que les patients ayant quelques craintes et doutes à exprimer le fassent auprès des infirmières. Elles deviennent alors leurs interprètes auprès de l’équipe. Il est également fréquent, dans ces mêmes bons services, que se tiennent des réunions d’éthique soignante, appelées aussi groupes de parole, où l’ensemble de l’équipe, sans position hiérarchique, parle des malades de l’unité. Ces réunions diffèrent beaucoup des RCP. Il n’est pas rare que des décisions importantes soient prises dans ces groupes où la parole de l’infirmière revêt tout son sens. Car ce qui intéresse avant tout cette soignante, ce sont les incertitudes morales, et ce qui convient au patient, selon la situation. En effet, les décisions engagées par le médecin peuvent poser à l’infirmière des questions dans sa pratique. Quel est l’intérêt de suivre ce traitement mal toléré ? Est-ce vraiment nécessaire et vital ? Concernant cet autre patient que l’on maintient à l’hôpital alors qu’il a envie de rentrer chez lui…, est-ce possible, et dans quelles conditions ?
L’I. M. : Les pratiques peuvent-elles évoluer pour mieux prendre en compte l’incertitude ?
R. Z. : Le modèle varie tout de même beaucoup lors de situations difficiles mobilisant des réflexions éthiques cruciales. Je pense au choix qui se pose entre deux options thérapeutiques, équivalentes quant aux chances de succès, mais très différentes du point de vue des risques. Je pense encore à la décision de transférer en réanimation – ou pas –, lors d’un accident aigu, un malade atteint d’un cancer déjà avancé et dont le pronostic vital est, de toute façon, compromis à échéance plus ou moins longue. En principe, on doit prendre l’avis du malade et de sa famille, on doit même avoir recueilli à l’avance les directives du patient. Ont également lieu des réunions dans l’unité de soins, auxquelles participent les infirmières. L’option de la « décision partagée » n’est cependant pas tellement usitée parce que consommatrice de temps, et qu’il n’est pas aisé de partager ses incertitudes. Sur ce sujet, j’aime citer Edmund Pellegrino, un grand philosophe de la médecine américain. Il a parlé d’éthique de la preuve en proposant deux règles : utiliser les meilleures connaissances possibles mais également reconnaître l’incertitude et l’exprimer auprès des malades et de ses proches, ce qui implique de l’humilité. Le contraire absolu de ce que l’on voit trop souvent chez des médecins qui sont dans une certitude froide. On peut illustrer les certitudes médicales et scientifiques par l’image des constructions sur pilotis : une partie, certes, est stable, mais au-delà, c’est le marécage. On se trouve, de fait, oscillant entre le paternalisme médical classique et la tendance actuelle, que je considère comme un néopaternalisme scientifique.
Edmund Pellegrino estime que, pour que le patient puisse avoir, puis conserver confiance en son médecin, celui-ci doit obligatoirement posséder les meilleures compétences et connaissances actualisées. Cela parce qu’actuellement, la médecine change à une allure extraordinaire et que toutes les connaissances acquises deviennent obsolètes en dix ans. Mais le médecin doit toujours reconnaître ses incertitudes et ses limites. Dans le modèle paternaliste classique, le médecin ne les reconnaissait pas, il les gardait pour lui. Et aujourd’hui, les médecins font un maximum d’études sur une maladie ou une situation, ce qui leur permet de se protéger derrière un rempart qu’ils nomment la « vérité scientifique », sans davantage faire part, le plus souvent, de leurs incertitudes.
ANCIEN CHEF DE SERVICE D’HÉMATOLOGIE À L’HÔTEL-DIEU (AP-HP) ET PROFESSEUR ÉMÉRITE DE L’UNIVERSITÉ PARIS-6
→ Il est l’auteur de La mort de l’autre, Dunod, 2007 ; Docteur, pour la première fois nous avons parlé le même langage, écrit avec une patiente, Christina Lilliestierna, Hachette, 1979 ; Penser la médecine, Ellipses, 2004.
→ Cet entretien s’inspire, notamment, d’une intervention de Robert Zittoun lors d’une journée de réflexion sur la « Clinique de l’incertitude » à l’Hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP), en mars 2011.