GÉRONTOLOGIE
DOSSIER
Pour des patients âgés ou déments, l’organisation de l’espace peut constituer un gage d’autonomie… ou un handicap supplémentaire.
C’est sans doute une réussite architecturale, mais pour le soin, c’est le bâtiment qui nous pose le plus de problèmes. » En passant devant les Triades de l’hôpital Charles-Foix, à Ivry, Yveline Gaudin, cadre de santé, ne peut retenir un soupir. « On doit condamner toutes les fenêtres pour éviter les défenestrations involontaires, et l’accès est très consommateur de temps… » Ces trois bâtiments de quatre étages, conçus au milieu des années 1990 par Martine Weissmann et Jean Léonard, étaient destinés à la vie quotidienne des patients âgés n’ayant pas besoin de soins permanents. Dès l’origine, des doutes s’expriment quant au bien-fondé du projet. « En fait, les personnes dont parlaient les architectes ne viennent pas à l’hôpital, elles restent chez elles », souligne la cadre. Les Triades semblent en effet avoir été conçues en faisant abstraction complète de leur environnement : les étages ne correspondent pas à ceux des bâtiments avoisinants, d’où la construction de complexes rampes de jonction…
Cette étrangeté de conception est d’autant plus manifeste que l’établissement a, dès les années 1980, réfléchi au meilleur moyen d’accueillir les patients atteints de démence sénile. Le Forum Jean-Vignalou, par exemple, pour lequel Sylvain Siboni, psychologue clinicien militant de la bientraitance, se charge de la visite : « Le lieu a été dessiné par Denis Lesage, un médecin qui avait étudié l’architecture. L’AP-HP a validé son projet et l’a confié à un autre architecte, Yann Brunel. » Le lieu, note-t-il, offre aux patients des options d’itinéraires. « Pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, il y a un besoin de déambuler. Quand cette possibilité est offerte, on évite le désir de fugue. Le patient qui ne s’ennuie pas ne ressent pas le besoin de partir. » D’où des « distractions » laissées dans les couloirs : des miroirs, des œuvres d’art et même un aquarium, aujourd’hui abandonné, faute de budget. Dans la salle principale, une grande voûte en bois symbolise la coque renversée d’un bateau. Au sol, des lignes de carreaux noirs dessinent des repères. « Mais ça ne marche pas très bien, regrette le Dr Aurora Lahlou, gériatre. Beaucoup de patients ne les comprennent pas, et pensent qu’ils doivent les enjamber. Idéalement, on devrait avoir des bandes noires au sol qui remonteraient sur la porte, ce qui aurait pour effet de la cacher, par illusion d’optique. »
Toujours à l’hôpital Charles-Foix, L’Orbe, bâtiment emblématique de l’humanisation de l’accueil des personnes âgées, ouvert en 1991. L’architecte, André Bruyère, avait passé plusieurs nuits à l’hôpital avant d’élaborer son projet. Il en est revenu avec une passion pour les courbes et a fait édifier un couloir rond permettant de circuler dans le bâtiment. « Il avait remarqué que les personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer avaient tendance à fuguer parce que s’ouvrait devant elles une porte, forme d’appel, raconte Alain Gille, directeur des équipements de l’AP-HP jusqu’en 1991. En revanche, si la porte était tangentielle par rapport à leur parcours, ces personnes âgées poursuivaient leur chemin sans fuguer… » Une grande fenêtre donnant sur le jardin, intitulée « L’homme debout », incite le patient à se redresser.
Le bâtiment, indique Yveline Gaudin, est agréable pour les soignants comme pour les patients. Le plain-pied, la structure circulaire donnent le sentiment de ne pas être isolé et facilite la transmission d’informations. Mais, selon Alain Gille, le bâtiment n’a pas été assez expliqué à ses usagers : ainsi, la moquette sur le sol a été remplacée par du vinyle, plus simple à entretenir. « Si l’essentiel est sauf, si la plupart des attentions de l’architecture sont là pour rendre plus sereine cette étape de la vie, quelques détails passent inaperçus, regrette-t-il. “L’homme debout” n’a pas été reconnu, il a été pris pour une fenêtre biscornue. La vasque d’André Bruyère avec ses deux becs de robinet magnifiquement dessinés n’a pas été vue : elle est cachée derrière un paravent. Les utilisateurs ne savent pas qu’il y a de l’eau qui peut couler… »
Inversement, certains soignants tentent d’adapter aux patients âgés des lieux qui n’avaient pas été prévus pour. À l’hôpital Paul-Brousse, à Villejuif, le Dr Renée Sebag-Lanoë a bien tenté, au début des années 1980, de faire repeindre les étages avec des codes couleur permettant de mieux se repérer. « C’était considéré comme une lubie de penser au rôle thérapeutique de l’espace, se rappelle-t-elle. C’est pourtant une évidence : les patients déments, par exemple, ont besoin de place si on veut éviter les conflits. Dans mon unité, je n’ai pas pu vraiment modifier le concept architectural. » « Nous avons la contrainte des bâtiments construits dans les années 1980, avec de longs couloirs et des angles droits, relève Christophe Trivalle, responsable de l’unité Alzheimer et de l’unité de soins de longue durée. À l’époque, la problématique de la démence se posait moins, on ne raisonnait pas encore en fonction de ça. » Ces longs couloirs sont source de tracas à répétition : les patients sont tentés d’emprunter les portes en enfilade et se retrouvent dans la rue. « Lorsque les couloirs finissent en cul-de-sac, les malades vont au bout, se retrouvent bloqués, puis ouvrent la première porte qu’ils voient. Les patients des chambres en bout de couloir sont constamment dérangés. » Les soignants font ce qu’ils peuvent : l’unité de soins de suite a été déplacée au rez-de-chaussée, et un jardin sécurisé donne désormais de plain-pied sur la salle à manger. « Pour construire l’espace idéal, il aurait fallu casser des murs porteurs, soupire Christophe Trivalle. Aujourd’hui, nous essayons d’améliorer les repères de couleur, mais il n’est pas possible de jouer sur la luminosité, en assombrissant les espaces dangereux afin que les malades les évitent. »
Quelle architecture est vraiment adaptée aux patients déments ? Si des principes de base comme l’insonorisation et la luminosité font l’unanimité, il n’en est pas de même pour la disposition des couloirs. Gesine Marquardt, chercheure à l’université de Dresde (Allemagne), note que les miroirs sur les portes ont tendance à dissuader les patients déments de les franchir, tandis que des soignants rappellent que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ont souvent peur de leur reflet. L’usage des couleurs doit aussi être envisagé avec précaution, les patients pouvant confondre le bleu et le vert, alors qu’ils distinguent bien le jaune du rouge. Surtout, alors qu’une controverse agitait jusque-là les architectes pour savoir si les couloirs en L étaient mieux adaptés que les structures en H, Gesine Marquardt estime que les couloirs droits sans changements de direction sont les mieux adaptés pour l’orientation du patient. « Des interventions supplémentaires comme la signalétique, le mobilier, l’éclairage et les couleurs peuvent aider le malade, mais sont insuffisantes pour compenser une architecture inadaptée
1– Gesine Marquardt, « Wayfinding for People With Dementia : The Role of Architectural Design », Herd, vol.4, n° 2, pp.22-41.