ARCHITECTURE
DOSSIER
De l’hôtel-dieu à l’hôpital polybloc, les lieux de soins sont des témoins d’une époque et d’une certaine idée de la santé. L’adaptation aux nouvelles contraintes est un perpétuel défi.
L’organisation architecturale de l’Hôtel-Dieu ne permet pas une prise en charge efficiente du malade ». En quelques mots, Pierre Coriat, président de la commission médicale d’établissement (CME) de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), justifie la fin prochaine d’un lieu mythique. Fondé en 651 sur l’île de la Cité, à Paris, symbole de l’hôpital-charité du Moyen Âge, détruit par un incendie au XVIIIe siècle puis reconstruit à l’époque haussmannienne, l’Hôtel-Dieu avait permis à des milliers de malades de recevoir une offre de soins de proximité, au cœur de la capitale. Mais voilà : construit sur plusieurs niveaux, le bâtiment n’est « pas adapté à une prise en charge ambulatoire, nécessitant que le patient passe d’une structure à l’autre sans difficulté », selon Pierre Coriat. À l’horizon 2014, l’hospitalisation complète et la chirurgie ambulatoire auront déménagé à l’hôpital Cochin. Et les bâtiments historiques seront, en grande partie, reconvertis en bureaux.
Certes, les syndicats ne sont guère convaincus par l’argument architectural, et soupçonnent l’AP-HP de chercher avant tout à réaliser une juteuse opération immobilière. Et certains architectes, tout en admettant que les opérations seraient longues et coûteuses, voient d’ailleurs dans ce bâtiment une structure parfaitement adaptée aux rénovations successives : « La solidité de sa construction et la générosité de ses espaces le rendent plus propice à une rénovation que les édifices contemporains construits à l’économie, relève Rémy Butler, architecte ayant participé à une modernisation en 1993. Le vrai problème est celui du maintien de l’activité, qui oblige à élaborer des chantiers en plusieurs phases. Sans parler des dangers de la contamination des immuno–déficients par les poussières de chantier. »
Avant Paris, de nombreuses villes ont décidé de reconvertir leur hôtel-dieu : celui de Marseille sera transformé en hôtel de luxe en 2013, tout comme celui de Lyon, qui abrite également le musée des Hospices civils. À Toulouse, l’hôtel-dieu Saint-Jacques a été transformé dans les années 1980 en bâtiment administratif, et à Dijon, l’Hôpital général transfère peu à peu ses activités vers le Bocage (lire p.22).
Édifiés en centre-ville, à proximité des points d’eau, à partir du VIe siècle, ces bâtiments accueillent aussi bien les vieillards que les malades. Foyers d’épidémie, ils laissent la place, à la Renaissance, à un modèle architectural en croix, mettant en valeur des proportions mathématiques parfaites. La crainte de la contagion conduit à les édifier en dehors des centres-villes. C’est le cas de l’hôpital Saint-Louis, construit au milieu des champs qui entouraient encore Paris. Nouvelle distribution des cartes au XVIe siècle, quand l’État monarchique crée l’« hôpital général », destiné à enfermer les mendiants, prostituées et autres indésirables. Parmi les bâtiments de cette institution, l’hôpital de la Salpêtrière (Paris), réservé aux femmes, ou celui de Douai (Nord). L’hôpital de Bicêtre, ouvert pour les militaires invalides, se transforme pour enfermer les délinquants, les aliénés et les syphilitiques. Les lieux sont souvent entourés de vastes jardins, entretenus par les pensionnaires. Avec le XVIIIe siècle, le sursaut hygiéniste ouvre la voie à une architecture aux bâtiments séparés reliés par des galeries. Les hôpitaux construisent des buanderies, des systèmes de ventilation naturelle et des fours à pain. D’antichambre de la mort, ils deviennent des espaces de guérison.
Cette vision du soin, conjuguée aux avancées scientifiques, ne cesse de rendre obsolètes des bâtiments construits pour durer. Au XIXe siècle, la découverte des germes conduit à isoler les patients dans des pavillons au lieu de les superposer dans les étages. Mais au XXe siècle, l’arrivée des antibiotiques permet de relativiser le problème. Avec la pression immobilière, les hôpitaux élisent domicile dans d’imposantes barres qui s’élèvent parfois sur quinze étages, comme Henri-Mondor à Créteil. Les établissements s’organisent autour d’un bloc chirurgical, tandis que la réforme de 1958 crée les centres hospitaliers universitaires (CHU) en associant les lieux de soins aux facultés de médecine. À Marseille, l’hôpital Nord est inauguré en 1964, et celui de la Timone en 1974. Ils sont à l’image de la médecine de l’époque, portée par l’optimisme du progrès scientifique : massifs, imposants, tout-puissants.
Il faut attendre les années 1980 pour que s’amorce un mouvement d’humanisation. L’AP-HP change de cap, recrute désormais de jeunes architectes généralistes, à qui il est demandé d’ouvrir les hôpitaux sur la ville, afin de faire du patient un citoyen autonome, de préférence en chambre individuelle, ayant accès aux commerces, aux animations et aux services. Mais cette dimension symbolique de l’architecture s’opère parfois au mépris du patrimoine. Les rénovations de bâtiments anciens rompent les symétries originelles, les intentions architecturales de différentes époques se superposent sans lisibilité. Seules les cours centrales, souvent classées, échappent au jeu de massacre. En 1991, les premières restrictions budgétaires donnent un coup d’arrêt aux grands travaux.
Certes, lorsqu’il s’agit de nouvelles constructions, faites de métaux, de verre et d’acier, une élégance inédite se dégage. Mais, également, des couacs à répétition. Marie-Aleth Bonnard, aujourd’hui directrice de la formation à l’AP-HP, a longtemps travaillé à la direction du patrimoine et de la logistique. Elle se souvient avoir listé, dès les années 1990, les dysfonctionnements des hôpitaux de la nouvelle génération : une lumière et une chaleur si insupportables à Paul-Brousse que des stores sont installés sous les verrières, un froid glacial dans le hall de l’hôpital Necker-Enfants-malades, introduit par les portes automatiques, des locaux oubliés, sous-dimensionnés… « Ce n’était pas la faute des architectes, note Marie-Aleth Bonnard. Mais il y avait un décalage trop important entre le début d’un projet hospitalier et l’entrée en service. En arrivant, les soignants étaient tentés de casser ce qui avait été pensé. » Pour faciliter l’adéquation d’un projet avec les besoins des utilisateurs, l’AP-HP a alors eu recours à des programmateurs et à des compétences intermédiaires.
Sans compter que la cure d’austérité à laquelle est soumis l’hôpital public rend problématique l’usage de locaux construits pendant une époque de vaches grasses : « À l’Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), il y a de nombreuses chambres à un lit, note Martine Schachtel, cadre supérieure de santé retraitée depuis peu. Les soignants ont des kilomètres de couloirs à parcourir. Par manque de personnel, des unités sont fermées et les patients sont parfois regroupés dans la même chambre. La nuit, il faut deux infirmières pour trente lits au lieu d’une. » Tout en qualifiant l’HEGP d’« outil fabuleux », Martine Schachtel déplore les grands froids, l’hiver, qui obligent les soignants à « mettre des polaires » aux patients, et la canicule, l’été, qui condamne l’usage de certaines chambres. Autres déceptions : les services d’admission dans les étages, conçus pour éviter les files d’attente, qui ferment faute de personnel, ou encore l’absence de climatisation. « Je me suis battue en vain pendant six ans pour qu’elle soit installée dans les chambres, se rappelle l’ancienne cadre. » Aymeric Zublena, lui, défend son projet en rappelant qu’un architecte « généraliste » s’entoure de bureaux d’études spécialisés lorsqu’il s’agit de réaliser un hôpital. « Il doit écouter, comprendre, mais pas obéir. Il doit tenir le cap. Le bâtiment final ne doit pas être une somme de petites intentions. »
Les soignants sont eux aussi consultés lors de la réalisation d’un projet. « Les infirmières sont représentées par leurs cadres, ou s’expriment au sein des instances où elles siègent, relève Martine Schachtel. Mais, en fin de compte, ce sont les questions budgétaires qui l’emportent, souvent au détriment des propositions qui viennent du terrain. »
→ Dans les blocs opératoires, l’architecture et l’ingénierie ont longtemps été considérées comme des sentinelles de l’hygiène. Avec ce dogme, aujourd’hui dépassé : l’existence de deux circuits séparés par des murs, celui du « propre » et celui du « sale », qui ne se croisent jamais. Avantage : le matériel souillé, le linge et les déchets ne repassent jamais dans le couloir propre, quitte à perdre de la place pour la salle d’intervention. Aujourd’hui, la tendance a évolué, et les cahiers des charges des blocs opératoires exigent des circuits simples. Le matériel sale est emballé dans des contenants propres pour être évacué. « J’ai pu constater avec plaisir, ces derniers temps, une plus grande prise de conscience de la part du personnel soignant, s’appuyant sur des protocoles, alors qu’auparavant, on demandait aux murs d’exercer une coercition souvent transgressée », se félicite l’architecte Rémy Butler.
→ Paris d’hospitalité, ouvrage collectif dirigé par Jean Léonard et Martine Weissmann, Picard Éditeur, 1990.
→ Patrimoine hospitalier, Anne Pétillot, FHF, Scala, 2004.
→ « Architecture contemporaine et patrimoine », Florent Champy, Les annales de la Recherche urbaine n° 82.
→ Les architectes de la médecine, Jean-Louis Binet, Les éditions de l’imprimeur, 1996.