EN SUISSE
DOSSIER
La prévention du vieillissement cognitif est l’affaire de tous, professionnels de santé ou simples citoyens. En Suisse, l’association Viva prône un autre regard, un changement d’attitude.
Ya-t-il un âge pour la vieillesse ? Les uns font commencer la leur à 50 ans, d’autres à 70 ans, d’autres encore à 80 ans. La façon d’être, la perception des choses changent. Pourtant, comme l’écrivait Marcel Proust : « On peut ne déjà plus pouvoir se rappeler les faits pratiques et journaliers, oublier les réponses urgentes, même ne pas trouver le mot qui veut dire telle chose et le nom qui veut dire telle personne, qu’on peut encore faire jouer sa pensée sur les plus hauts sommets. L’esprit est pareil à ces régions montagneuses où les cimes brillent encore, quand la vallée est dans l’ombre. »
Aux portes de Genève, le Petit-Lancy, situé sur une colline, s’étend entre bosquets, jardins et tours. Anne-Claude Juillerat Van der Linden, neuro– psychologue et chargée de cours à l’Université de Genève, y a créé, en 2009, l’association Viva (Valoriser et intégrer pour vieillir autrement)
L’objectif ? Faire face aux défis du déclin cognitif, poser un autre regard sur la maladie d’Alzheimer, le vieillissement et sa stigmatisation.« Il n’y a pas de moment où l’on est d’un côté de la barrière ou de l’autre, affirme cette mère de famille énergique pour qui l’engagement citoyen est, plus qu’une philosophie de vie, une vraie nature. Une meilleure intégration des aînés dans la communauté locale est essentielle. » La dimension politique s’ajoute à la vision humanitaire, scientifique et médicale. « C’est important qu’il y ait une cohérence entre tous ces aspects. Il faudrait aller plus loin. Que les politiques réfléchissent à une prévention en amont : réaménager l’espace et la ville », continue-t-elle. Aujourd’hui, l’équipe, composée d’une dizaine de personnes (psychologues, stagiaires et étudiante en psychologie), repense et réinvente la place des aînés dans la communauté, dans un esprit créatif et enthousiaste : conférences, concerts, sorties, échanges et ateliers intergénérationnels. Elle intervient dans les établissements, tel l’EMS (établissement médico-social) Résidence de la Vendée, comme en ville, où les personnes âgées se déplacent.
« La participation à la vie sociale, les activités intellectuelles et une vie saine donnent du sens à l’existence et contribuent à ralentir le processus de vieillissement cognitif. » Anne-Claude Juillerat Van der Linden travaille depuis longtemps sur la question de la mémoire et du vieillissement cognitif. « Il faut axer la prise en charge du déclin cognitif sur la prévention ! » Les techniques de réapprentissage, la motivation, le plaisir, un but dans la vie contribuent à ne pas basculer dans un phénomène de vieillissement.
Quand la praticienne se déplace, elle a toujours un œil derrière la tête, se précipite pour donner un coup de main à des voisins à la retraite, distribue des sourires aux résidents des Ehpad ou aux Lancéens qu’elle croise. « La norme, c’est d’avoir des problèmes de mémoire. Les mots et les paroles ont un pouvoir sur la psychologie de chacun. Quand on dit à un patient qu’il a la maladie d’Alzheimer ou toute autre démence, c’est le pouvoir auto-réalisateur de ce qui a été dit qui a un impact. » À l’EMS Résidence de la Vendée, elle a commencé par animer des conférences : « C’est intéressant de parler, de réadapter son discours devant des personnes âgées, de ne pas dire le mot “Alzheimer”. »
Avec son équipe, Anne-Claude Juillerat Van der Linden a ensuite créé un atelier gestion du stress des soignants et des résidents, un atelier de cuisine intergénérationnel, autour du goût, « pour se souvenir, faire des associations, des liens, avec les repas d’anniversaire, de Noël ». L’objectif est d’intégrer les dimensions émotionnelle et psychosociale au bilan neuropsychologique, de développer des méthodes d’intervention psychologique et de revalidation cognitive dans le souci constant d’une amélioration effective dans la vie quotidienne.
Les intervenants de l’association revalorisent l’image des aînés en créant une chaîne d’activités et d’échanges entre les EMS de Lancy, les écoles, la municipalité et les habitants de la ville. « Quand, dans la rue, dans la vie de tous les jours, on vous dit bonjour, cela recrée des liens, un regard sur soi. Il faut prendre en compte la relation entre mémoire, émotion et identité », explique Chantal Thiéry, infirmière chef à l’EMS Résidence de la Vendée (voir encadré ci-contre).
À l’école primaire Cérésole de Lancy, les enfants ont changé de regard sur la vieillesse. Et d’attitude. Dans la classe de Sophie Decorzant, les enfants, en compagnie de personnes âgées, ont lu cinq livres ayant pour thème les relations entre les générations, la transmission du savoir, le parcours de vie, la vieillesse et la mort, dans le cadre du prix Chronos de littérature créé par la Fondation nationale de gérontologie. Ils ont ensuite interprété des scènes, débattu et échangé avec les aînés autour d’une table ronde. « À se voir dans les yeux des enfants, il y a comme une identification », s’enthousiasme Anne-Claude Juillerat Van der Linden. Un vendredi sur deux après l’école, un atelier, parmi tant d’autres, est organisé autour d’un goûter. Une dizaine d’écoliers partagent la lecture d’ouvrages destinés à la jeunesse. « Je ne rate pas une occasion de venir, s’exclame Ada, 92 ans, d’origine italienne. Pour rester en “gamba” ! » Floria, Margaux, Audrey, Yussra, Clea, Dana, Yann lisent à tour de rôle. « C’est sympa, cette histoire », intervient Georges, 90 ans, ancien horloger, qui a préparé un exposé sur « les petites bêtes ». « Mais où as-tu été chercher tout ça ? », plaisante Lotti, 79 ans. Les enfants éclatent de rire. « Ça fait du bien de venir ici. Cela nous oblige à garder la tête en ordre », murmure Ada.
1– Le temps retrouvé, Gallimard, 1990.
3– Le mythe de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’on ne vous dit pas sur ce diagnostic tant redouté, Solal, 2009.
CHANTAL THIÉRY INFIRMIÈRE CHEF EMS LA VENDÉE
« Il y a un lien entre le fonctionnement cérébral et l’espace qu’occupe une personne. C’est le regard de la société et des familles qui doit changer. Dans cet établissement, il y a un concept de bientraitance. Pour les personnes qui ont un déclin cognitif, la vigilance n’est pas un vain mot : on respecte le rythme de la personne âgée. Par exemple, si elle a l’habitude de faire la grasse matinée, on lui laisse une marge pour dormir. De même, on peut comprendre qu’une personne qui s’est toujours lavée en utilisant un lavabo refuse une immersion dans un bain ou une douche. Et puis, en Suisse, on a les moyens de prendre le temps du soin. Une infirmière ne travaille pas à 100 %, les temps de parole, l’écoute sont privilégiés. Avec mon équipe, nous effectuons un gros travail d’accompagnement. Les activités sont centrées sur les besoins. J’ai très vite compris qu’auprès de la personne âgée, on a tous un rôle à jouer. Vieillir est une épreuve de notre identité. Chacun a un rôle à jouer dans la prévention du vieillissement cognitif. »