L'infirmière Magazine n° 285 du 15/09/2011

 

FORMATION CONTINUE

IATROGÉNIE AU QUOTIDIEN

1. DESCRIPTION DU CAS

M. B, 80 ans, est hospitalisé en urgence par son médecin traitant, pour œdème du membre inférieur droit, avec gonalgie et impotence fonctionnelle, et hyperthermie. Les antécédents médicaux comportent une insuffisance respiratoire sur broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), nécessitant un apport en oxygène (1 l/min, 15 h/jour), une insuffisance rénale chronique modérée (clairance de la créatinine estimée à 51 ml/min), une hypertension artérielle et un diabète non insulino-dépendant. Les habitudes toxiques recensées sont un tabagisme ancien (arrêt depuis quarante ans), et un éthylisme probable. Le diagnostic d’arthrite septique à staphylocoque méti-S est posé, un traitement antibiotique est mis en place par l’infectiologue, comportant de la gentamicine et de la cloxacilline.

TRAITEMENT MEDICAMENTEUX MIS EN PLACE A J 1

Triatec 2,5 : 1 comprimé le matin ;

Lasilix retard : 1 comprimé le matin ;

Amlor 5 mg : 1 gélule le matin ;

Seretide diskus 500 : 1 bouffée matin et soir ;

Oxeol 10 mg : 1 comprimé le soir ;

Kardegic 160 mg : 1 sachet le soir ;

Atarax 25 mg : 1 comprimé le soir ;

Aérosol de Ventoline et Atrovent : 2 à 3 par jour ;

Orbenine IV : 1 g toutes les 6 heures ;

Gentamicine : 200 mg en 30 minute une fois par jour ;

Lovenox 0,4 : une seringue par jour ;

Perfalgan : 1 g toutes les 6 heures si douleurs.

ÉVOLUTION DU PATIENT

Initialement, le patient répond mal aux antibiotiques utilisés, bien que l’antibiogramme montre que le germe identifié est sensible.

À J 8 : un relais par ofloxacine comprimé (200 mg le soir) et rifampicine (600 mg matin et soir) est réalisé. Dans le même temps, l’insuffisance rénale du patient se majore (la clairance est alors estimée à 33 ml/min), comme le montre le tableau « Évolution de la fonction rénale ». Un lavage articulaire sera réalisé dans la suite de la prise en charge médicale de ce patient. Sur le plan infectieux, la situation s’améliore, mais le patient reste subfébrile.

À J 16 : un doppler veineux montre une thrombose et une lésion poplitée faisant craindre une collection infectée. Un traitement décoagulant par héparine calcique est mis en place et poursuivi jusqu’à J 29. Un relais par AVK (fluindione) est initié à J 27.

Une mycose oropharyngée est diagnostiquée à J 18 : un traitement par amphotéricine B est initié, puis remplacé par fluconazole à J 22.

À J 29, le patient est très somnolent, confus. Les résultats des examens biologiques montrent un surdosage en AVK (INR à 8,4), trois jours après le début du traitement par fluindione. Le traitement anticoagulant est stoppé ainsi que le fluconazole ; une administration de vitamine K1 est réalisée à J32. L’évolution de la posologie en fluindione et de l’INR est rapportée dans le tableau page ci-contre.

À partir de J 25 : une perfusion de chlorure de sodium 0,9 % (avec 2 g/l de chlorure de potassium) est mise en place : 1 l/jour jusqu’à J 30, puis 2 l/jour jusqu’à J 37, puis 0,5 l/jour.

À J 37 : le patient présente une déshydratation intracellulaire, une rétention urinaire avec globe vésical. Une tentative de sondage est réalisée, mais abandonnée devant un tableau traumatique chez ce patient encore décoagulé. Une pose de cystocath est effectuée, mais le dispositif est arraché par le patient après quelques heures. Des œdèmes diffus aux quatre membres sont observés, avec hypernatrémie, hypokaliémie, hypoprotidémie. Une infection urinaire à pseudomonas aeruginosa est détectée, et traitée par ceftazidime.

À J 40 : l’état respiratoire se dégrade.

Décès à J 41, d’une décompensation cardiaque.

QUE S’EST-IL PASSÉ ?

À son arrivée, le patient présente une insuffisance rénale modérée, avec une clairance de la créatininémie estimée à 51 ml/min selon la formule de Cockcroft et Gault. Le traitement par gentamicine mis en place comporte une posologie élevée. Ce traitement n’a pas été contrôlé par l’intermédiaire de dosages plasmatiques. Durant les 8 jours du traitement par gentamicine, la fonction rénale du patient s’est dégradée (créatininémie passant de 87 à 134 mol/l, et clairance estimée passant de 51 ml/min à 33 ml/min). Cela peut être attribué à la néphrotoxicité des aminosides.

Le fluconazole est un inhibiteur enzymatique, dont l’action porte principalement sur les isoenzymes 2C9 et 3A4 du cytochrome P450. Une interaction existe avec certains AVK (warfarine, acénocoumarol). L’interaction avec la fluindione, bien que peu décrite, ne peut être écartée. Elle conduirait à une forte diminution de la métabolisation de la fluindione, et à une augmentation de l’effet anticoagulant. D’autres mécanismes physiopathologiques peuvent être avancés dans l’augmentation de l’INR : état infectieux, diminution de l’élimination rénale, interaction fluindione–ofloxacine.

Les résultats de mesure de l’INR n’ont pas été pris en compte de façon adaptée : à J 29, bien que l’INR ait été mesuré à 8,4 (voir tableau ci-dessous), la posologie initiale est maintenue. Le lendemain, une réduction de la posologie (1/2 comprimé) sera effectuée, alors qu’un arrêt du traitement aurait été nécessaire.

Le surdosage en AVK se traduisant par un risque hémorragique accru a rendu difficile le sondage urinaire du patient (risque traumatique important). Cela a conduit à l’aggravation de la situation rénale et à une détérioration de la situation cardio-vasculaire.

La pose d’un cystocath a été effectuée, mais le dispositif a été arraché par le patient en quelques heures. La pose d’un nouveau dispositif a été réalisée, mais un délai supplémentaire a été nécessaire, ayant probablement contribué à l’aggravation de la situation.

2. RAPPELS

Ce cas clinique est très illustratif de la complexité de la prise en charge d’un patient âgé polypathologique et polymédiqué, et du risque iatrogène majeur de cette population.

En effet, le vieillissement impacte un grand nombre de fonctions physiologiques (appareil locomoteur, appareil digestif, appareil cardiocirculatoire, appareil respiratoire…), et ces modifications peuvent perturber de manière importante les effets des médicaments chez ces patients. Ainsi, l’évolution du rapport masse maigre/masse grasse peut modifier la distribution des médicaments dans l’organisme ; la dégradation fréquente de la fonction rénale peut réduire considérablement l’élimination urinaire des médicaments. De la même manière, la dénutrition et la déshydratation dont sont souvent atteints les sujets âgés contribuent également à augmenter le risque iatrogène médicamenteux.

D’autre part, les patients âgés peuvent fréquemment souffrir de plusieurs pathologies chroniques (hypertension artérielle, troubles lipidiques, diabète…), conduisant alors à la prise quotidienne de plusieurs traitements médicamenteux et donc à un risque d’interactions médicamenteuses accru.

Enfin, l’utilisation de médicaments à risque iatrogène important (anticoagulants, antalgiques, médicaments de cardiologie, psychotropes) est très courante dans cette population.

De ce fait, l’utilisation de médicaments à risque (antibiotiques nephrotoxiques, AVK) chez un patient à risque (patient âgé insuffisant rénal et insuffisant respiratoire, polypathologique) et dans des circonstances à risque (polymédication et interactions médicamenteuses) explique largement les événements indési­rables observés ici.

3. EN PRATIQUE

Une grande part des accidents iatrogènes surviennent chez des sujets à risque, dans un contexte à risque, avec des médicaments à risque. Chez les patients âgés, le cumul de ces facteurs de risque est fréquent, ce qui explique la forte prévalence de la iatrogénie médicamenteuse dans cette population.

VIGILANCE

Chez les sujets fragiles, comme dans certaines grandes catastrophes (Tchernobyl, Challenger), un enchaînement d’erreurs et de dysfonctionnements a des conséquences désastreuses : une forte vigilance s’impose à tous lors de la prise en charge des ces patients.