INTERVIEW : ISABELLE LEFORT CADRE DE SANTÉ
DOSSIER
Isabelle Lefort est cadre de santé à l’hôpital Paul-Brousse (94), dans l’unité fonctionnelle de soins de suite à orientation Alzheimer et géronto-psychiatrie, qui compte 27 lits pour des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, de stades modérément sévères à une dépendance totale.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment envisagez-vous la prévention et l’accompagnement du vieillissement cognitif ?
ISABELLE LEFORT : Ce qui compte, c’est que nos patients ne perdent pas un certain nombre de repères, comme la notion du chaud ou du froid par exemple. Pour ceux qui déambulent et qui expriment certains mots par d’autres, il faut qu’ils puissent continuer à émettre des jugements, sans forcément utiliser le bon mot. Notre rôle n’est pas de donner la solution, mais de proposer une autre voie. Une de nos patientes m’appelait Christine au lieu d’Isabelle. Elle était dans la stéréotypie. Je l’ai aidée à utiliser un autre chemin pour me nommer correctement. D’abord lire mon badge, et puis reconnaître celle à qui elle disait tous les matins : « T’es élégante, toi. » Elle a fini par adhérer au fait que je m’appelle Isabelle, en second choix, mais que je puisse être identifiée lui était bénéfique.
L’I. M. : Comment les soignants appliquent-t-il cela au quotidien ?
I. L. : En gérontologie, on doit donner à nos patients le sens de leur existence. Il n’y a pas pire que d’être ignoré, plus encore lorsqu’on est atteint de la maladie d’Alzheimer, avec des troubles de la communication, des aphasies. Faire attention à l’autre, c’est déjà de la prévention. Le rôle de l’infirmière, c’est de ne jamais banaliser. Au cœur de son implication, il y a la transmission, l’observation, l’action. Elle doit avoir une loupe à la place des yeux et des oreilles, sans oublier de travailler en lien avec les aides-soignantes, qui ont leur regard à elles, afin de détecter ce qui n’est pas normal.
L’I. M. : Comment aborder le soin ?
I. L. : J’ai une philosophie du soin : il faut donner un sens à chacun de nos actes. Les infirmières comme les aides-soignantes aiment leur métier et en acceptent les difficultés. S’occuper des personnes âgées est un choix. Notre rôle est de faire attention au ressenti de chacun. Tout d’abord, en ne soignant pas les patients de manière répétitive. L’objectif est d’éviter la perte d’identité. Cela commence par l’accueil, en douceur, de la personne et de sa famille. Et s’il faut recommencer, alors on recommence. La famille a, en priorité, besoin de ce moment clé, et cela nous permet de ne pas passer à côté d’une information essentielle.
L’I. M. : Et au jour le jour ?
I. L. : Le patient est intégré dans les actes de la vie quotidienne : participer à la vaisselle, aider à faire son lit ou à mettre la table. Cela le resocialise. J’ai eu une patiente qui cherchait tout le temps son enfant sous son lit, à quatre pattes ou allongée par terre. Elle gémissait : « Mon enfant, mon enfant… » J’ai commencé par tout sortir de sa chambre pour qu’elle voit qu’il n’y avait personne, puis je l’ai prise dans mes bras, pour la recentrer sur elle-même. Entourée, avec de la douceur et du temps, elle est passée à autre chose.
L’I. M. : Le temps est-il un facteur de prévention ?
I. L. : Les patients qui souffrent d’un déclin cognitif ont besoin de temps, et il est important pour les soignants de notre service de connaître la maladie d’Alzheimer et ses symptômes. L’infirmière doit être au clair avec cela : quand je sais ce que je soigne, je soigne bien. Il faut communiquer avec le patient, pour qu’il adhère, exprime, en tapant ou non, qu’il juge, qu’il analyse. La clé, c’est de prendre le temps et d’amener la personne à « faire ».
L’I. M : Retrouver le dialogue ralentit le déclin cognitif ?
I. L. : Si je néglige l’aspect de la capacité du raisonnement – parole, analyse, jugement –, je place le patient au cœur de sa dégradation. C’est passer à côté. Il faut lui rendre la parole, qu’il exprime la douleur, dans son corps, par exemple. Et puis, attendre la réponse, la noter, rebondir. C’est primordial, on l’inclut dans le projet.
L’I. M. : Chaque activité est-elle un soin ?
I. L. : Même quand je donne un repas, je suis professionnel, je suis soignant, c’est ce que je transmets. La locomotion est aussi très importante. Un patient qui ne bouge pas est isolé. S’il n’y a pas de contre-indication médicale, il faut qu’il se déplace. Le faire marcher, c’est l’autoriser à parler : il va vers l’autre.
L’I. M. : La prévention serait donc une attitude…
I. L. : La prévention est un soin à part entière. Et c’est l’affaire de toute une équipe. Le soignant est au cœur de la prévention du vieillissement cognitif, de l’altération de la connaissance et de la mémoire. Tout le temps.