VIEILLISSEMENT COGNITIF
DOSSIER
Si le vieillissement cognitif affecte différemment les individus, une prévention de ses facteurs de risques existe, en amont ou en accompagnement. Cependant, face à l’accroissement de la longévité, n’est-ce pas plutôt un changement de regard qui s’impose, et, plus encore, l’idée d’un sens différent à donner à la vie ?
Comme l’apparition des rides, le déclin des capacités cognitives est propre à chaque individu. La cognition désigne les mécanismes de la pensée : perception, langage, mémoire, décision… Selon Patrick Lemaire, professeur des universités et chercheur au CNRS, « on perd 40 % de nos capacités cognitives entre 20 et 60 ans. Après 70 ans, le déclin est accentué. » Les nombreuses études faites, notamment à l’université Pierre-et-Marie-Curie Paris-6 et dans l’unité de psychologie clinique du vieillissement à l’université de Liège, en Belgique, sur les trois étapes de stockage-encodage, maintien et rappel, aboutissent toujours au même résultat : à 35 ans, les performances sont à peu près stables, elles chutent ensuite de façon régulière. Mais nous ne sommes pas égaux face au vieillissement. C’est l’histoire personnelle qui infléchit ou accélère le processus en fonction de multiples éléments.
Le vieillissement cognitif est un phénomène naturel chez la plupart des personnes : il en existe une multitude d’expressions. « Il se situe au carrefour d’une myriade de facteurs susceptibles d’influer sur le fonctionnement cognitif et sur son évolution. Ils peuvent être psychologiques (stress, anxiété, dépression…), environnementaux (isolement, précarité, nutrition, niveau d’éducation…), médicaux (problèmes cardio-vasculaires, insomnie, diabète, alcoolisme, traumatisme crânien…) ou encore génétiques, explique le professeur Martial Van der Linden
De plus, compte tenu de leur réévaluation, la HAS a attribué un SMR (service médical rendu) insuffisant à la plupart des médicaments utilisés dans les troubles cognitifs non démentiels du sujet âgé où l’indication mentionnée par l’AMM (autorisation de mise sur le marché) est « traitement d’appoint à visée symptomatique du déficit pathologique cognitif et neuro-sensoriel chronique du sujet âgé, à l’exclusion de la maladie d’Alzheimer et des autres démences » pour justifier leur prise en charge
« L’état actuel des connaissances nécessite que de nouveaux projets soient proposés. En l’absence de traitements curatifs, la prévention ouvre des perspectives intéressantes. Elle pourrait avoir pour cible des facteurs de risque, potentiellement modifiables, rattachés au mode de vie », préconise Sophie Gillette-Guyonnet, chef de projets et coordinatrice du gérontopôle de Toulouse, où est actuellement menée l’étude MAPT (Multidomain Alzheimer Preventive Trial). Objectif de cette étude inédite : évaluer l’efficacité d’une supplémentation isolée en acide gras oméga-3, d’une intervention multidomaines, (associant nutrition, exercice physique, entraînement cognitif) ou de leur association sur l’évolution des fonctions cognitives chez 1 200 personnes âgées fragiles de 70 ans et plus. L’intervention porte sur quatre groupes, pendant trois ans : le premier est sous placebo, le second reçoit des oméga-3, le troisième bénéficie des oméga-3 et de l’intervention multidomaines, le quatrième est sous placebo et bénéficie de l’intervention multidomaines. Leurs fonctions cognitives et leur état fonctionnel sont évalués chaque année. Les résultats sont prévus pour 2014.
En attendant, dans toutes les formes de vieillissement cognitif, le premier objectif est de retarder et de limiter la perte d’autonomie. Dans cet esprit, il faut porter une attention particulière à l’environnement et aux conditions de vie, en institution ou à domicile, de l’individu vivant seul ou non, dans le cadre d’une prise en charge sociale. Des stratégies préventives permettent de maintenir un confort cognitif de qualité comme de retarder les maladies dégénératives cognitives : activités axées sur le plaisir, exercice physique, alimentation équilibrée, consommation modérée d’alcool, et pas de tabac. Plus significatif encore : l’hypertension artérielle va modifier l’état des vaisseaux sanguins et donc cérébraux. En protégeant le lit vasculaire cérébral, on peut retarder l’apparition ou l’évolution de la maladie. En outre, la plupart des maladies sources de dépendance et dites liées à l’âge ont des facteurs de risques modifiables : maladies cardio-vasculaires, accidents vasculaires cérébraux, cancers, arthrose, dépression, troubles nutritionnels… Ainsi, les démences, dans leur large panel, peuvent être abordées et appréhendées sous une forme préventive qui favoriserait un ralentissement. Cette prévention sera, dans les années à venir, renforcée par les progrès en cours : thérapie cellulaire, puce à ADN, biotechnologies.
L’enjeu est de taille : en 2050, une personne sur trois sera ägée de 60 ans et plus, contre une sur cinq en 2005
Le vieillissement de la population globale et active explique l’intérêt porté aux politiques de promotion de la santé cognitive et à la question des personnes âgées au travail. « En restant actif professionnellement à 60 ans, on gagne environ un an et demi de fonctionnement cognitif par rapport à une personne du même âge inactive depuis zéro à quatre ans. Plus les années d’inactivité s’additionnent et plus ce gain augmente, explique Stéphane Adam, responsable de l’unité de psychologie clinique du vieillissement à l’université de Liège. Mais il faut aussi prendre en compte l’impact positif des loisirs, car c’est l’activité globale qui joue sur la cognition de la personne âgée : physique ou intellectuelle, professionnelle ou non… »
Dans la sphère professionnelle, des efforts en matière d’organisation du travail, de formation tout au long de la vie et de prise en compte de l’expérience professionnelle des seniors sont la condition essentielle d’un vieillissement réussi dans et par l’emploi. C’est ce que confirme l’étude Visat (Vieillissement, santé, travail, 2010), en partenariat avec des médecins du travail : « Nous pensons que ce que vivent les travailleurs tout au long de leur carrière façonne de manière importante leur santé immédiate et à long terme », estime Stéphane Adam. Préconiser un travail durable s’inscrirait dans un développement durable et bousculerait nos chemins de représentation. « Cela constituerait une prévention plus précoce. Pourquoi ne pas encourager le bénévolat, un acte éminemment politique ? Pourquoi ne pas proposer une retraite graduelle, sans passer de 100 % d’activité professionnelle à 0 %? Diminuer la pénibilité pourrait passer par une réduction graduelle de la présence au travail. C’est un virage à 180° qu’il faudrait prendre », conseille-t-il.
Aujourd’hui, la culture est à la rapidité, à la performance. Mais, « quand les choses se passent trop vite, personne ne peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi-même », écrivait Milan Kundera, dans La lenteur. Pour Bruno Dubois, directeur du Centre des maladies cognitives et comportementales à l’hôpital de la Salpêtrière et coordonnateur du Centre national de référence des démences rares : « Il faut être prudent et écouter les plaintes de ceux qui ont l’impression de perdre la mémoire. Le plus souvent, il s’agit d’un processus de vieillissement normal sans conséquences et accentué par l’hyperstimulation de la vie moderne. » Avec le temps, chacun utilise son cerveau de façon différente pour compenser les effets du vieillissement. « On observe un déclin, inexorable, mais on note également qu’une personne vieillissante s’adapte aux demandes de l’environnement », poursuit Gérard Chasseigne
La médiatisation de la maladie d’Alzheimer a souvent une influence délétère. Il faut savoir qu’à 47 ans, la moitié de la population a une des lésions de la maladie, et que seule une minorité la développe. « Les examens de neuro-imagerie destinés à évaluer l’intégrité du fonctionnement cérébral dévoilent une même hétérogénéité des profils et des évolutions. Quant aux examens anatomopathologiques réalisés post-mortem, ils vont dans le même sens. En effet, le cerveau de la majorité des personnes ayant reçu un diagnostic de démence présente les signes d’une pathologie mixte », explique Martial Van der Linden. Pour exemple, des modifications cérébrales considérées comme typiques d’une « démence » déterminée se retrouvent également chez nombre de sujets n’ayant aucun signe de détérioration cognitive.
« Tout le monde, un jour ou l’autre, s’est plaint de sa mémoire, continue Bruno Dubois. Et quel que soit son âge ! C’est un phénomène banal et fréquent, même si l’augmentation des maladies neurodégénératives est bien réelle. » Pour lui, également professeur de neurologie à l’université Pierre-et-Marie-Curie Paris-6, « si un sujet laisse passer des informations, c’est aussi qu’il en sélectionne d’autres ». Par ailleurs, la souffrance physique ou psychique engendre un repli sur soi : il s’agit là d’une difficulté et non pas de troubles de la mémoire attentionnelle.
Devant une plainte mnésique et, plus largement, devant un trouble cognitif (oublis, perte de désir, d’attention, d’appétit, de capacité à effectuer une tâche…) de la personne âgée, c’est tout ce qui peut être à son origine qu’il convient d’évaluer dans un premier temps, si besoin dans le cadre d’une consultation spécialisée : facteurs individuels sociaux et psychologiques, état de santé général, traitements en cours… Sans oublier de prendre en compte le ralentissement global du traitement de l’information et des facultés de mémorisation chez la plupart des sujets âgés. Les consultations mémoire participent à la prise en charge sociale de la maladie, notamment dans le cadre des réseaux et de l’aide à domicile. Elles complètent en outre les séances d’orthophonie ou de kinésithérapie.
À l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, l’équipe du nouvel Institut de la mémoire et de la maladie d’Alzheimer (IM2A), spécialisé dans les troubles cognitifs et comportementaux, prend en charge, principalement, la maladie d’Alzheimer, mais aussi les démences fronto-temporales, sémantiques, les aphasies progressives primaires ou encore les conséquences cognitives et comportementales des AVC. Elle est constituée d’infirmières, de soignants, de spécialistes. Consultations pour les familles et les aidants, formations pour les soignants et informations pour tous sont regroupées dans un même lieu. L’institut bénéficie de ressources exceptionnelles dans les domaines de la neuro-imagerie, de la génétique, des neurosciences cognitives, de la biologie, de l’électrophysiologie. Toutes les informations obtenues viennent enrichir une base de données et orienter de nouvelles recherches pour une connaissance plus approfondie de ces maladies et donc des moyens de les prévenir et de les soigner. « Grâce aux progrès de la recherche fondamentale et aux efforts financiers des laboratoires pharmaceutiques, on peut espérer disposer, dans quelques années, de nouveaux médicaments capables de ralentir l’évolution de cette pathologie. Pour l’instant, ceux dont on dispose se contentent de jouer sur les symptômes », développe Bruno Dubois, qui dirige l’institut. Il souhaite conjuguer confort du malade et médecine de pointe.
Pour Christiane Bonnefond, infirmière libérale à Bordeaux, le cœur de la prise en charge repose sur une surveillance et un accompagnement vigilants dans chaque acte auprès des personnes âgées dont elle s’occupe. « Chez moi, à La Réunion, comme en Afrique, les personnes âgées sont, le plus souvent, entourées, même si c’est en train de changer… Le plus important dans mon métier c’est d’aimer les gens et d’essayer de leur rendre leur dignité. Au fond, aucun d’entre nous ne sait comment sera sa propre vieillesse. » Son attitude, sa posture face au déclin cognitif de ses patients lui permettent de noter parfois des petits progrès, malgré la difficulté de ce type de prise en charge. « Les infirmières, les aides-soignants et les auxiliaires de vie sont très exposés. La maladie d’Alzheimer génère beaucoup de réactions de la part des familles, qui doivent prendre des décisions très complexes psychiquement. Elles attendent de nous de faire des miracles », explique l’équipe soignante du service de psychiatrie du sujet âgé de l’hôpital Charles-Foix (AP-HP) d’Ivry-sur-Seine.
En attendant, malgré des modifications cérébrales biochimiques et anatomiques, une personne âgée peut longtemps maintenir ses capacités cognitives grâce à la plasticité neuronale qui conserve, remodèle et développe les circuits neuronaux à tout âge. On se souvient des concerts d’Arthur Rubinstein, le célèbre pianiste, alors qu’il avait plus de 80 ans. Son secret ? Il jouait autant qu’avant, cinq jours par semaine, mais il compensait sa lenteur motrice en donnant l’impression d’une grande dextérité : plus lent sur les parties lentes, le reste suivait, c’était juste une question de variation de rythme du jeu de la partition. Il avait trouvé sa stratégie. « Il faut que les gens se prennent en charge eux-mêmes. C’est la question de la prise de conscience qui se pose. Tant pour soi-même que pour son regard sur l’autre. Les gens ne veulent pas se voir vieillir : il y a cette question de l’image. Pourtant, globalement, on vieillit bien : en gériatrie, les patients de 70 ans sont des petits jeunes qui conduisent leur voiture et voyagent. Rien à voir avec les septuagénaires des années 1940 », développe Christophe Trivalle. Renoncer à un plaisir immédiat pour un bénéfice futur éventuel : telle serait la philosophie de vie à appliquer. « Tout commence dès l’enfance : hygiène alimentaire, physique, psychique, assure Stéphane Adam. Quand vient le temps de la vieillesse, les difficultés cognitives n’empêchent pas de vivre. Il faut s’adapter à une autre vie, trouver une autre qualité de vie. Beaucoup de capacités sont préservées. »
La prévention, c’est aussi accepter que l’on vieillit et que l’autre vieillit. « Un regard négatif des autres peut faire baisser l’estime de soi et, de fait, les performances intellectuelles, affirme Gérard Chasseigne. L’important, ce sont les projets. Il faut rendre la personne vieillissante responsable de ses activités, lui donner les moyens et les moments pour être heureux, ainsi que la possibilité de rire. » La façon de s’adresser et de se comporter avec l’autre est déterminante. La dévalorisation est un engrenage qui rend le sujet moins attentif aux choses. La prévention commence là : par le regard sur la vieillesse. Il faudrait reprendre les choses à la base, en confrontant l’enfant à la personne âgée, en restituant aux aînés une place à part entière et un rôle à jouer dans la société. C’est l’idée portée et mise en œuvre par Anne-Claude Juillerat-Van der Linden, en Suisse (lire p. 20). Le but ? Rester constructif, retrouver le sens de la vieillesse et ne pas renforcer les stéréotypes.
Pour tout être humain, la vie n’est qu’une longue suite de renoncements et d’adaptations progressives : pour le sujet vieillissant, comme pour ceux qui vivent à ses côtés ou l’accompagnent–soignants, aidants, proches. Nelly Collet, psychanalyste, propose un regard basé sur le lien, individuel et social : « Le sujet qui perd ses fonctions cognitives incarne la mort, et sa famille ne le reconnaît plus. Pourtant, il s’agit d’écouter en lui sa singularité, jusqu’au bout. En préservant la subjectivité du patient, un lien se crée. Un espace où la vie peut être envisagée, y compris avec les manques. La sollicitation des potentialités psychiques préservées, fondée sur la reconnaissance, redonne au sujet un droit de cité. C’est une forme de prévention. L’objectif, c’est que le patient puisse à nouveau dire “je”. »
1– Athena n° 257, janvier 2010
3– Source : Insee
Le vieillissement cognitif, de Patrick Lemaire et Michel Hupet, Que sais-je, PUF 1999.
Le pari du sens – une nouvelle éthique de la relation avec les patients âgés déments, de Nathalie Rigaux, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
Psychologie du jugement et de la décision. Des modèles aux applications, sous la direction de Gérard Chasseigne et Bernard Cadet, De Boeck, 2009.
Vieux et malade : la double peine !, de Christophe Trivalle, Éditions L’Harmattan, 2010.
La fabrique des exclus, de Jean Maisondieu, Bayard, 1997.
Éloge de la lenteur, de Carl Honoré, Marabout, 2007.
Neuropsychologie du vieillissement normal et pathologique, de Kathy Dujardin et Patrick Lemaire, Masson, 2008.
Des phrases courtes, ma chérie, de Pierrette Fleutiaux, Actes Sud, 2001.
Gérontologie préventive. Éléments de prévention du vieillissement pathologique, sous la direction de Christophe Trivalle, Elsevier Masson, 2002.
Le diplôme universitaire de prévention du vieillissement pathologique s’adresse aux médecins, aux soignants en gériatrie, notamment aux infirmières et aux cadres de santé. Il est dirigé par les Drs Christophe Trivalle et Christiane Verny. Le programme forme aux connaissances actuelles sur le vieillissement normal et les possibilités de prévention du vieillissement pathologique : évaluation et stratégies de prévention de la dépendance, troubles cognitifs, prévention médico-sociale.
Inscriptions jusqu’au 31/10/2011. Contact : isabelle.lemarechal@pbr.aphp.fr