L'infirmière Magazine n° 285 du 15/09/2011

 

GÉRONTOLOGIE

RÉFLEXION

Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ont l’obligation d’assurer une protection optimale pour chacune d’elles. Le principe de précaution règne. Jusqu’où peut-on aller, et jusqu’où encadrer la prise en charge des résidents ? Réflexion d’Alain Villez.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation de France, vous avez travaillé sur le programme d’appels à projets « droit au choix, droit au risque »(1). Vous constatez une dérive « assistantielle » de l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie. À quand remonte-t-elle ?

ALAIN VILLEZ : Depuis les années1980, la stratégie des pouvoirs publics mais aussi des acteurs de terrain est de répondre aux besoins des personnes âgées en perte d’autonomie par les soins médicaux et para–médicaux. C’est-à-dire que l’on a fini par regarder les vieux uniquement comme des objets de soins. Les politiques de médicalisation des établissements d’hébergement datent de cette époque. Depuis lors, un débat s’est donc engagé : les établissements d’hébergement médicalisés sont-ils des lieux de vie ou des lieux de soins ? Les groupes de travail que nous avons mis en place avec la Fondation de France ont lutté contre cette tentation d’adhérer à une représentation excessivement médicale de la prise en charge et défendu l’idée que ces structures devaient rester des lieux de vie. Nous soutenons que les personnes très âgées dont les capacités physiques et intellectuelles peuvent être réduites, demeurent des sujets, qui ont le droit de s’épanouir. Autrement dit, nous souhaitons porter un regard sur la vieillesse qui ne soit pas centré sur les déficiences. Je trouve éloquent le terme de dépendance puisqu’il ne fait finalement que stigmatiser les déficiences et les déficits. Et la loi du 2 janvier 2002 « rénovant l’action sociale et médico-sociale » serait tentée de nous donner raison en affirmant que l’on doit promouvoir l’autonomie des personnes. Nous veillons avec vigilance à ce que les projets de vie, de soins et d’animation des établissements que nous regroupons valorisent l’autonomie et la potentialité des personnes plutôt que de s’attacher à gérer les déficits et besoins primaires.

L’I. M. : Quel est le poids de la menace de judiciarisation pesant sur les établissements ?

A. V. : L’un des objets du livre(1) a été d’analyser le fait que la notion de responsabilité civile, voire pénale, des institutions et des professionnels agit aujourd’hui un peu comme un poison dans les projets d’établissement et de service. La prise de risque des résidents peut engager la responsabilité des personnels en cas d’accidents ou d’incidents… Dans les groupes de travail, réunis à l’initiative de la Fondation de France, nous avons approfondi ces questions. Nous avons, notamment, constaté que directeurs d’établissement et personnels vivent dans la hantise des fugues de ces « fameux » résidents souffrant de troubles cognitifs. La sémantique est intéressante : on parle toujours de fugue, un terme que je réfute absolument puisque, derrière cette notion, on trouve celle d’intention, voire d’intention délictuelle. On préfère parler éventuellement de déambulation, d’errance… Ces questions sont très sensibles, chacun reste traumatisé par le sort tragique que connaissent ces résidents errants, retrouvés en chemise de nuit, morts de froid ou fauchés par une voiture sur la route qui longe l’établissement… Pour réduire ces risques, la tendance a été à l’enfermement, à la clôture. On a inventé le système des cantous(2), unités protégées et closes par des digicodes, vécus comme une entrave au droit inviolable et imprescriptible d’aller et de venir librement au sein des institutions. Aujourd’hui, les établissements sont emprisonnés dans une injonction paradoxale, à la fois missionnés pour respecter ces droits et libertés fondamentaux et assujettis à une obligation de même niveau de garantir la sécurité des personnes. On constate, par ailleurs, que le risque de la judiciarisation, dérive actuelle de notre société, relève plus souvent du fantasme : en effet, très peu de familles portent plainte, peu de cas ont fait jurisprudence dans ce domaine.

L’I. M. : Dans les établissements, quelle est la tendance ?

A. V. : Cette injonction paradoxale, entre sécurité et restriction des libertés, met les équipes en souffrance parce qu’elle est difficile à gérer au quotidien. La réglementation va dans le sens d’une surprotection. La tendance est plutôt à surprotéger, donc à enfermer, à pratiquer des contentions plus ou moins maîtrisées. Puisque, là aussi, en matière de contention, les droits fondamentaux des personnes ne sont pas respectés, on a alerté la Haute Autorité de santé, qui a élaboré des recommandations pratiques sur le sujet : la contention est d’abord un acte qui doit être médicalement prescrit, et qui doit l’être pour une durée déterminée, la plus courte possible et perpétuellement réévaluée… Autre exemple éclairant, la pose de barrières sur un lit : ce dispositif peut apparaître comme un bon réflexe puisqu’il constitue une prévention contre les chutes. Mais si vous vous mettez dans la peau d’une personne qui n’a pratiquement plus de mobilité et qui sait pertinemment qu’elle ne sortira plus de son lit sans assistance, vous comprendrez qu’elle peut avoir la sensation d’être mise en cage… Les barrières ne sont, d’autre part, pas toujours justifiées pour les personnes qui ont de graves troubles du comportement. Car c’est la confrontation à cette situation d’enfermement qui va leur faire développer une énergie parfois phénoménale pour s’extraire de ce lit à barrières de manière incompréhensible… Et la chute est alors encore plus redoutable.

L’I. M. : Certaines attitudes « sécuritaires » des professionnels sont-elles encouragées par les familles ?

A. V. : Oui, lorsqu’elles se montrent ultraprotectrices, protestant auprès des équipes si celles-ci laissent leur parent déambuler, demandant la pose de barrières au lit, au nom des meilleures intentions… Lorsque la personne est « placée » en établissement, les familles, pour compenser leur propre culpabilité, peuvent demander une protection accrue de leur parent. Dans une institution, il est très difficile d’admettre finalement que l’on puisse moduler les attitudes en fonction du patient, de l’environnement et de sa famille. L’institution, par nature réductrice, a tendance à vouloir homogénéiser les comportements et les attitudes, au risque, d’ailleurs, d’être maltraitante par excès de protection et de sécurité. L’expression « unité de vie protégée et sécurisée » illustre bien la dérive liberticide. Il est intéressant d’y voir un parallèle sémantique avec le terme militaire de « zone sécurisée ». Autre glissement, on parlait autrefois de pensionnaires, ce qui désignait bien des personnes disposant de peu de droits. On parle aujourd’hui de résidents… On s’aperçoit que, souvent, ces droits sont bafoués, car, au nom du principe que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres, on a tôt fait de dire : ce résident, en prenant des risques, me met en danger professionnel, je dois donc adopter une stratégie de réduction des risques, au prix de privations de liberté.

L’I. M. : Dans les établissements, on ne garantit pourtant pas un risque zéro ?

A. V. : Nous incitons beaucoup nos adhérents à communiquer sur ce mode avec l’entourage des résidents, à expliquer aux familles que la maison de retraite médicalisée la mieux organisée ne peut pas tout assurer ni tout garantir. À signaler aux proches qu’effectivement, dans cet établissement, des résidents font parfois des chutes. Il faut être très clair avec les familles dès l’entrée de leur parent en établissement. D’autant que beaucoup de personnes âgées sont placées en maison de retraite à la suite d’une chute : leur famille leur explique alors qu’elles ne peuvent plus rester chez elles. L’origine du problème est que l’entourage familial n’est pas prêt à assumer une prise de risque trop grande à domicile, et qu’une pression s’exerce sur la personne âgée pour qu’elle entre en maison de retraite. Un mythe, ce fantasme d’une société sans risque, conduit à réclamer pour les siens un environnement sécurisé. Cela part des meilleures intentions mais finit par créer un enfer où libertés et droits ne sont plus vraiment respectés.

1– Alain Villez, le psychosociologue Jean-Jacques Amyot, la Fondation de France et 140 professionnels, universitaires et retraités, ont participé à une étude sur le thème « Dignité des personnes âgées, droit au choix, droit au risque et responsabilité ». Des groupes de travail pluridisciplinaire ont fonctionné en région, puis un groupe national a été constitué, encadré par J.-J. Amyot et A. Villez. La réflexion soutenue par ces groupes a conduit à la publication du livre Risque, responsabilité, éthique. Parallèlement, un appel à projets a été lancé et 65 expériences ont été primées par la Fondation de France.

2– Cantou : centre d’animation naturel tiré d’occupations utiles. Petites structures accueillant une dizaine de personnes âgées souffrant de troubles du comportement, ou désorientées. Les premiers cantous sont apparus à la fin des années 1970.

ALAIN VILLEZ

CONSEILLER TECHNIQUE DE L’UNION NATIONALE INTERFEDERALE DES œUVRES ET ORGANISMES PRIVES SANITAIRES ET SOCIAUX (UNIOPSS)

→ Directeur adjoint de l’Uriopss Nord–Pas-de-Calais, il est responsable du secteur personnes âgées et président de l’Association du réseau de consultants en gérontologie (ARCG).

→ Avec Jean-Jacques Amyot, il a mené une étude sollicitée par la Fondation de France, qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage Risque, responsabilité, éthique (Dunod, 2001). Ce livre fait l’inventaire des dérives des pratiques, et propose axes d’action et pistes de travail afin de dégager une nouvelle éthique gérontologique.

À LIRE

→ Choisit-on d’entrer en établissement pour personnes âgées ? Enjeux éthiques et pratiques. Collectif, L’Harmattan, 2010.

→ Conduire le changement en gérontologie. Principes, méthodes et cas pratiques. Collectif, 2009, Dunod.

→ Adapter les établissements pour personnes âgées. Besoins, réglementation, tarification, Alain Villez, 2005, Dunod.