Ondes thérapeutiques à Buenos-Aires - L'Infirmière Magazine n° 287 du 15/10/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 287 du 15/10/2011

 

HÔPITAL PSYCHIATRIQUE

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

À Buenos-Aires, La Colifata(1), première radio du monde à émettre d’un hôpital psychiatrique, est animée par les patients sous la houlette de son créateur Alfredo Olivera, psychologue. Ce modèle de dispositif thérapeutique est repris aujourd’hui dans plus d’une quinzaine de pays.

Cest l’automne porteño, aux après-midis encore chauds. Le soleil est bas et les ombres des branchages se baladent sur les murs défraîchis de l’hôpital neuropsychiatrique José T. Borda. L’établissement est situé à mi-chemin entre le vieux port de La Boca et le quartier des ministères, et s’étend le long d’une avenue quasi désertique. L’entrée, bariolée d’inscriptions et de banderoles, annonce d’emblée la crise que traverse l’institution, vieille de plus d’un siècle et demi : le maire de la capitale menace de fermer ses portes. Une décision très mal accueillie alors que des alternatives pour la prise en charge des personnes en souffrance psychique restent encore à développer.

Silence, on cause

Depuis vingt ans, chaque samedi, l’équipe de la radio La Colifata (« La Folledingue », en argot argentin) et ses interlocuteurs, les Colifatos, se réunissent au cœur de l’hôpital, sous les arbres du parc intérieur. De loin, on dirait un spectacle à ciel ouvert. Le va-et-vient des protagonistes se mêle à un air chantonné, un échange d’idées, de paroles anodines, de pensées, de textes choisis, lancés ou murmurés dans un micro. Sur un tableau noir, la grille du programme : Instant romantique, Au coin du feu, Échos logiques, Réflexions… Chacun prendra la parole à son tour, patient, visiteur ou soignant, en fonction du thème de l’émission. Des thématiques courtes, cadrées par Alfredo Olivera, fondateur de la radio, et des psychologues, des psychiatres ou des soignants présents lors de l’enregistrement. Chaque émission commence de la même façon, le silence se fait autour de la table de mixage rudimentaire, des ordinateurs portables, des magnétophones et des casques posés sur un ancien brancard et reliés à un méli-mélo de câbles et de fils. La voix rassurante et légèrement éraillée d’Alfredo Olivera s’invite alors dans et hors les murs de l’hôpital : « Radio La Colifata, 100.1 FM. La première station de radio à émettre depuis un hôpital psychiatrique ! »

Une radio modèle

En 1991, celui qui imagine cette thérapie par les ondes est encore étudiant en psychologie. Son intention est d’offrir aux patients, hospitalisés ou non, un espace d’autonomie, et un outil qui facilite leur réinsertion après leur sortie de l’hôpital. « On a commencé par placer une antenne sur un balcon de l’hôpital, raconte Alfredo Olivera. Elle permettait à la voix de ceux qui étaient enfermés d’être entendue. Et elle a été entendue. » Pionnière, La Colifata a, depuis, servi de modèle pour la création d’une centaine d’émissions radiothérapeutiques à travers le monde, telles, en France, Radio Citron(2) à Paris et les Z’Entonnoirs(3) à Roubaix. « Grâce à La Colifata, les patients retrouvent quelque chose de l’ordre du symbolique, quelque chose qui les aide à expliquer et à donner un sens à leur existence », commente le psychologue. La parole libre et entendue par l’autre, même invisible, induit des processus d’autonomisation, de création et de lien social.

« Mon rêve, ce serait qu’on ait des tables pour pouvoir, tous ensemble, boire un maté(4) ou des boissons fraîches. Que l’on nous serve des saucisses, du boudin, de la salade, mais pas de raviolis crus ! Que les murs soient peints en bleu et le ciel en blanc », plaque Lelio sur le micro qu’il tient à pleines mains, en dansant. Des chaises blanches et des tabourets en plastique jaune disposés en demi-lune regardent la console calée contre le mur d’une maisonnette bariolée. Les couleurs vives de l’espace radiophonique défient les fenêtres grillagées des bâtiments. Assis ou debout, patients, soignants et autres acteurs de l’émission sont en perpétuel mouvement. Une cinquantaine de personnes en tout.

« Et tu dois souffrir/Autant que j’ai souffert/Sans pouvoir plus penser… », murmure Sandro. Julio l’interrompt : « C’est ce qui arrive ici qui nous préoccupe. Depuis plusieurs jours, nous n’avons plus de gaz, impossible de se chauffer ou de réchauffer les plats ! » « On va se battre ! », renchérit un autre patient.

Interventions engagées

Un journaliste prend le micro, déplore l’abandon de la santé publique par l’État : « On vit dans un système basé uniquement sur l’argent ! Il faut penser aux droits humains. On ne peut pas fermer les hôpitaux psychiatriques sans mettre en place d’autres solutions de prise en charge ! » « Chacun, ici, devrait pouvoir vivre chez soi, tempère Alfredo Olivera, s’inscrire dans un projet et être assisté par des professionnels. Mais également avoir la possibilité d’être hospitalisé si nécessaire. » Tout le monde applaudit.

Politiques et engagés, les interventions des participants comme les appels ou les messages des auditeurs, d’Argentine et d’ailleurs, sont mâtinés de revendications, de dénonciations. Difficile d’y échapper dans une nation où la corruption étouffe une grande partie de la population. Mais ce combat pour la dignité redonne une citoyenneté aux patients du Borda. « On en a assez de cette folie, de tous ces mensonges ! », conspue un Colifato.

Billets d’humeur, interviews, coups de gueule, poèmes… À la fois proche et distante, la dimension vocale crée le lien social. Elle représente ce qu’il y a de plus singulier chez chaque être. « Cet espace radiophonique est une usine à métaphores dans un lieu où, la plupart du temps, il ne se passe rien. La radio a permis de récupérer un passé, de le mettre en paroles et de créer un présent avec des projets, donc un futur. Les internés ne jouent pas à faire de la radio, ils ont une radio », explique le psychologue.

Casser les barrières

Le dispositif, groupal, fonctionne sur le mode participatif, il crée des ponts entre les personnes en souffrance psychique et la communauté au sens large du terme, avec une visée clinique. Plus de 600 patients ont au moins une intervention dans l’émission. « Nous travaillons sur la question de la stigmatisation de la folie, poursuit Alfredo Olivera. Notre objectif est de casser les barrières pour comprendre que l’autre n’est pas un sujet étranger mais une personne avec une histoire et des préoccupations dont il veut parler. » Ces dix dernières années, 35 % des participants de l’émission ont pu quitter l’hôpital. De ces « externalisés », 67 % de ceux qui, une fois dehors, ont laissé la radio ont été internés à nouveau tandis que parmi ceux qui ont continué à participer aux émissions, moins de 10 % ont dû retourner à l’hôpital. Un nouveau projet pour émettre 24 heures sur 24, du lundi au vendredi, est en préparation. Depuis le mois d’avril, les émissions sont accessibles sur Internet. Les six heures d’enregistrement hebdomadaires sont retransmises sous forme de microprogrammes de 2 à 3 minutes dans toute l’Argentine, en Uruguay, au Mexique… Financée jusque-là par des fonds privés, la radio fonctionne grâce à une équipe de six personnes. Une douzaine de psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux participent à l’élaboration de l’émission et au suivi des patients. « Il faut payer les gens qui travaillent ici ! On manque d’infirmiers ! », lance Julio. Un autre patient, chargé des interviews, recueille les témoignages de soignants, de malades. De temps à autre, Alfredo Olivera entre en contact avec son « journaliste » grâce à un talkie-walkie. « Le pajarito (« petit oiseau ») fait ses reportages à l’extérieur ! », s’amuse un Colifato. Le micro passe de main en main. « Cette action a construit un pont entre l’hôpital et la vie extérieure, dit un infirmier. La construction collective du discours découle du fait que la parole est donnée à qui veut la prendre. »

Suivi des malades

Des réunions entre soignants, psychologues et psychiatres sont organisées chaque semaine. Un suivi spécifique de chaque patient est fait avec son médecin référent et un professionnel de La Colifata, qui prend en compte, pour chacun, diagnostic, traitement, situation judiciaire, vie sociale, famille, revenus. « Je m’appelle Ricardo. » « Que veux-tu dire Ricardo ?, demande Alfredo Olivera. « Je suis le botaniste de l’hôpital. Je suis sévère avec les autres, comme l’est l’infirmière. » Il ajoute : On me donne des médicaments avec du venin. » Pendant l’enregistrement, la parole circule. « On parle de clinique de l’événement. C’est un processus long. L’élaboration se fait lentement, et nous sommes là pour accompagner », explique un psychiatre. L’espace radiophonique, ouvert à tous, permet à chacun d’occuper une place différente. « On travaille sur ce qui leur passe par la tête, puis on les ramène au réel, c’est là que c’est intéressant, insiste Alfredo Olivera. Il ne s’agit pas d’un atelier mais d’un dispositif d’intervention. » La participation des infirmiers, pendant l’enregistrement et lors des réunions entre soignants, est essentielle. « Ils sont tous très impliqués car ce sont eux qui restent le plus longtemps auprès des patients du Borda. Une relation spécifique se crée avec chacun, d’une grande proximité », continue le psychologue. Les infirmiers demandent à prendre la parole, pour expliquer aux auditeurs la crise au sein de l’hôpital, la réalité à laquelle patients et soignants sont confrontés. « C’est très intéressant car ce sont les patients qui nous donnent la parole… », souligne une infirmière.

Ici, tous s’associent au combat social et humain, à travers poèmes, chansons et pamphlets. « Ils me font fermer les yeux/Boucher les oreilles/Je suis une coquille/La mer m’engloutit », récite Anna. Elle pleure son frère perdu, celui qui l’aidait « à penser qu’elle aurait un jour une vie meilleure ». Un silence s’installe. Puis Anna se met à danser et tend le micro à Hugo, un ancien patient (voir Témoignage). Chaque samedi, il reprend le chemin du Borda, où les Colifatos et les auditeurs attendent son émission. Un rendez-vous que, pour rien au monde, il ne raterait.

1– www.lacolifata.org

2– www.radiocitron.com

3– http://les-z-entonnoirs.bonnes-ondes.fr

4– Infusion traditionnelle issue de la culture des Indiens guaranis.

TÉMOIGNAGE

« La Colifata n’est pas une radio de dingues »

HUGO LOPEZ ANCIEN PATIENT DE L’HÔPITAL BORDA

Ancien patient du Borda, Hugo est un des piliers de La Colifata. Depuis sa sortie, il revient chaque samedi dans l’enceinte de l’hôpital pour participer et contribuer à une « critique constructive de la société » pendant l’enregistrement de l’émission. C’est aussi l’occasion pour lui de retrouver ses amis hospitalisés. Son émission s’appelle « Au coin du feu », il invente des repas imaginaires en prenant l’accent espagnol, très différent de l’argentin, et fait rire les auditeurs. « J’ai eu la chance de pouvoir quitter l’hôpital, mais je continue à soutenir les autres, ceux qui restent enfermés dans une espèce de labyrinthe dont ils ne peuvent s’échapper, explique-t-il. Pour moi, La Colifata n’est pas une radio de dingues, c’est une radio ordinaire, où l’on peut exprimer ce que l’on ressent, que ce soit le fait de la réalité ou non, et où l’on peut, peut-être, apporter un grain de sable pour que le monde devienne meilleur. Et puis, c’est une manière de se sentir en vie ! On a tous besoin d’une raison de vivre : la mienne, c’est La Colifata. »

CRÉATION ARTISTIQUE

La voix de la réintégration

La radiothérapie imaginée par Alfredo Olivera au début des années 90 s’inscrit dans la lignée des ateliers hebdomadaires de création artistique La Cooperanza, une expérience menée dès 1985 à l’hôpital Borda par Alfredo Carlos Moffatt, psychologue fondateur de l’école de psychologie argentine. L’objectif de ces ateliers était de favoriser le tissu social tout en consolidant le sentiment identitaire des patients, en les associant à des projets communs et dans un espace où ils n’étaient plus traités comme de simples sujets cliniques. La Colifata est créée alors qu’Alfredo Olivera est encore étudiant en psychologie. Il veut en finir avec l’image négative de l’asile de fous. « Un jour, on m’a demandé de raconter mon expérience au Borda dans une émission de radio consacrée à la folie. J’ai proposé de donner la parole aux patients. » Le samedi suivant, il explique son projet aux patients. L’un d’eux a dit : « J’aimerais savoir pourquoi la femme est un drôle d’oiseau » ; l’autre a annoncé vouloir raconter des blagues… Et c’est ainsi que l’aventure a commencé, en permettant aux patients de s’exprimer et d’être entendus, d’abord par tous les patients du Borda, puis par les gens du quartier, enfin, par les auditeurs de tout le pays, et même du monde entier, via Internet. »