Ces enfants dont personne ne veut - L'Infirmière Magazine n° 292 du 01/01/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 292 du 01/01/2012

 

ACCUEIL D’URGENCE

REPORTAGE

À Canteleu, près de Rouen, l’équipe médico-sociale du SAUSC travaille à faire de ce lieu unique de protection de l’enfance un foyer aussi protecteur et bienveillant que possible. Les infirmiers y exercent dans un cadre particulier, à la lisière du médical et du social.

C’est une cantine, claire et colorée, au premier étage d’un bâtiment donnant sur un espace de verdure. Autour des tables, les gamins dégustent du pamplemousse et du curry de dinde. Ils sont sages. Tout souriant, le petit Mouloud(*) propose que l’on se joigne à eux. En apparence, tout est normal. Ça pourrait être un restaurant scolaire comme un autre. Pourtant, nous ne sommes ni dans une école ni dans un centre de loisirs mais dans un foyer pour enfants et adolescents bien particulier : le SAUSC, pour service d’accueil d’urgence et spécifique de Canteleu. Derrière ce sigle un peu barbare se cache un établissement public autonome (EPA) intégré à l’Idefhi (Institut départemental de l’enfance, de la famille et du handicap pour l’insertion) de Canteleu, en banlieue rouennaise (Seine-Maritime). Ses jeunes pensionnaires se trouvent dans des situations très critiques, comme le souligne la directrice, Isabelle Leclerc : « Le service accueille des gamins en situation de crise, de fragilité qui dure… Nous arrivons en bout de course, quand toutes les actions entreprises envers eux ont échoué. » Foyers, hôpitaux psychiatriques, errances, familles d’accueil sont le lot de ce public qui relève de la protection de l’enfance tout en restant sous la responsabilité des parents. Le service d’accueil d’urgence est pour eux un lieu de transit avant qu’on ne leur trouve une orientation plus pérenne.

Nous voici attablés aux côtés de Mohamed Bendelladj, éducateur spécialisé, qui nous détaille les petits visages des enfants présents. Certains sont là depuis six mois, d’autres, depuis neuf mois. L’éducateur sourit à Mouloud, qui se délecte de nous recevoir dans les règles de l’art. « C’est un charmeur, il en joue ! », lance-t-il en attrapant l’enfant pour le couvrir de bisous. « Il n’aime pas ça, alors j’insiste ! » Mouloud a une maman « abandonnique », un père en prison, trois petits frères, tous en famille d’accueil. Il est le seul à avoir le droit de s’asseoir sur les genoux de sa maman, le seul à posséder la console de jeux dernier cri. Peu de temps après le repas, le téléphone sonne pour l’enfant. C’est son papa. Sans juger ce dernier, l’éducateur pointe du doigt les difficultés : « Le père dit “on a plein de choses à rattraper, mon fils ! ”, mais ce n’est pas aussi simple. Après de telles déclarations, les petits voudraient vite rentrer chez leurs parents, et ils nous en veulent parce que cela n’est pas possible. »

L’humain, une « matière molle »

Le SAUSC est divisé en trois bâtiments. Celui destiné aux enfants de 5 à 13 ans, mixte, qui en accueille treize au moment de notre visite. Puis, attenants, les logements des « ados filles », une dizaine. Un peu plus loin, derrière quelques allées et pelouses, ceux des dix-neuf « ados garçons ». Trente jeunes sont sous traitement médicamenteux. Pour les entourer : quinze éducateurs. Globalement, on peut décrire cinq profils : les mineurs isolés étrangers (MIE) – aucun ne vit au SAUSC au moment de notre reportage –, les enfants sortis de l’hôpital psychiatrique, les déscolarisés, ceux en grande carence affective et éducative, et ceux qui sont à la limite de la délinquance.

En principe, la structure n’accueille que les cas urgents, trois mois au maximum. Mais, dans les faits, les séjours sont souvent bien plus longs. Bertrand, un adolescent de 16 ans, est là depuis un an et demi. Il a déjà écopé de six mois de prison avec sursis pour des actes de délinquance. « L’hôpital psychiatrique n’en veut pas, la formation professionnelle n’en veut pas », constate Isabelle Leclerc. Nous le croisons, seul, dehors, tandis que nous nous dirigeons vers le bureau de l’infirmier, Thierry Nicole. Le jeune homme joue à shooter dans un ballon contre un mur. Le soignant lui demande d’arrêter, Bertrand l’ignore. L’infirmier lui lance : « Le mur vient d’être repeint ! » Le gamin n’en a cure, et Thierry Nicole finit par lui prendre le ballon. Pour des cas comme celui-ci, se pose nécessairement la question de la réussite du dispositif. « Cet ado, c’est un cas limite, admet Christophe Le Mestre, directeur du pôle Enfance famille de l’Idefhi, dont dépend le SAUSC. Nous devons reconnaître que notre dispositif peut générer un temps vide pendant une période, surtout quand aucune solution d’orientation pour les enfants n’est trouvée. C’est là qu’ils peuvent se manifester de façon bruyante, comme s’ils se plaignaient qu’on leur ait vendu du poisson pas frais ! Nous sommes dans une matière molle ! L’humain… On l’attrape par un bout, et plus on serre, plus ça s’échappe… » Une matière molle que les éducateurs travaillent sans relâche, même quand elle fait personnellement écho en eux.

« Fais attention à moi ! »

« L’important, c’est la collaboration avec les enfants. Il faut leur donner davantage d’armes qu’à d’autres car ils n’en ont pas eu », souligne Thierry Nicole. Autodidacte, l’infirmier a quitté l’école à 16 ans, avec une mauvaise image de lui-même. Puis il a passé son diplôme, à 40 ans. La bienveillance de son regard sur l’adolescent qui entre dans l’infirmerie en dit long. Stéphane vient se faire examiner car il a reçu un violent coup de poing d’un camarade. Il regarde Thierry Nicole avec ses grands yeux bruns, doux et tristes, et s’abandonne à ses soins comme on s’accroche à une bouée. « Ici, c’est beaucoup de bobologie, d’écoute », explique Christine Dubuc, l’infirmière qui assure le suivi du SAUSC, en plus de son travail à l’AFR (accueil familial renforcé). « Il y a énormément d’émotion, ça peut faire peur. Quand on arrive, les enfants nous sautent dessus, ils disent “j’ai mal ici, j’ai mal là”… » Il faut savoir traduire cela par « fais attention à moi ! », expliquent, de concert, les deux infirmiers. À cela s’ajoute la difficulté, pour le soignant, de se situer, à la lisière du médical et du social. « Aujourd’hui, on rapproche de plus en plus l’infirmier du secteur éducatif. Il y a une richesse de confrontation de ces deux mondes, mais aussi un frottement, des étincelles, car le champ social, c’est une culture de rebelles de bac à sable, quand le champ médical est davantage soumis à l’autorité », décrit, ainsi, Christophe Le Mestre. « Les éducateurs sont mes yeux ! », insiste Thierry Nicole, qui multiplie les allers-retours entre les bâtiments et l’infirmerie, passe son temps à répondre au téléphone, tient scrupuleusement à jour le cahier de transmission qu’il a mis en place. Y sont consignés la liste des traitements sans ordonnance, des conseils, ainsi qu’une fiche de suivi des traitements, préparés par l’infirmier mais distribués par les éducateurs. « Il y avait beaucoup de manquements », soupire-t-il, avouant que son travail de coordination n’est « pas toujours facile ». L’infirmier doit aussi enquêter auprès de la médecine scolaire et du médecin traitant, vérifier les traitements en cours et passés, l’état des vaccinations… « Il m’arrive de découvrir des cas d’épilepsie non traités ! »

Un lien permanent

Une bonne prise en charge suppose une mise à jour scrupuleuse de chaque dossier médical. D’autant que les carences, médicales et affectives, sont énormes : « Défaut de vaccinations, encoprésie, énurésie, insomnies, maux de ventre, scarifications, automutilation, maltraitances physiques et mentales, voire sexuelles… », énumère Marie-Hélène Dauguet, le médecin du SAUSC, qui oriente de nombreux ados vers la psychologue. Avec l’infirmier, elle fait en sorte, notamment par l’éducation sexuelle individuelle, que les jeunes gens « réfléchissent eux-mêmes à leur état de santé ». Parfois, des jeunes filles arrivent enceintes. Le soignant et le médecin passent du temps avec elles, prennent rendez-vous dans un centre médico-social (CMS).

Ce lien permanent, entre l’enfant et les équipes, entre l’équipe elle-même, fait du SAUSC un lieu très particulier. Si les départements ont obligation de prendre en charge la protection de l’enfance (voir encadré p. 23), très rares sont ceux à offrir des lieux comme le SAUSC, unique en France. Certes, « il y a toujours un petit noyau de gamins qui restent sur le bord du chemin », regrette la directrice. Mais ils auront traversé et investi le foyer comme dans une transition protectrice.

Ce soir-là, avant le repas, dans la chambre de Tiphaine et de Lucie, tout semble « normal ». Une chambre de préadolescentes claire et gaie. « C’est beau la tour Eiffel ?, demande Tiphaine. Moi, mon papa, il l’a vue de nuit, mais de loin. C’est quand il faisait sa cure à Paris, mais je crois qu’il n’a pas réussi car il reprend de la drogue. Et comme par hasard, ce pull-là, avec lequel je dors, c’est son pull ! » Lucie montre les photos de sa famille affichées sur le mur : « Ça, c’est ma mère, ça, c’est ma belle-sœur, ça, c’est mon frère, il est en prison. » Deux gamines conscientes de leur situation, qui sont sorties de l’enfance mais en gardent les traces, la vivacité…

« Des gamins sans contenu »

Des histoires de vie incroyables qui sont légion ici. Isabelle Leclerc parle de ces enfants qu’on refuse, ceux dont personne ne veut. Sophie, 8 ans, arrivée il y a dix jours. « Elle a été virée du groupe thérapeutique ambulatoire où elle était, l’HP n’en a pas voulu. L’Itep (Institut éducatif, thérapeutique et pédagogique, ndlr) l’a refusée, au motif qu’elle avait trop de troubles psychiques… Sa mère est prostituée, le père est absent, il n’a pas su mettre en place une protection pour sa fille. Voilà comment les enfants deviennent fous. » Carole, 14 ans, alcoolisée, arrivée en décembre, les sourcils coupés. « Ses parents sont décédés, elle est vraiment bien de traviole. Elle pense qu’elle est enceinte. Pour elle, on est dans une situation bloquée, elle relève d’un établissement spécialisé. » Un catalogue des horreurs qui engendrent ces enfants ballotés, ces « gamins sans contenu ».

Régulièrement, en plus des réunions hebdomadaires pluridisciplinaires, l’équipe du SAUSC se rencontre pour faire avancer les PIO (projets individualisés d’orientation) de ses pensionnaires. Ce jour-là, éducateurs, psychiatre, psychologue, infirmier se retrouvent autour d’Isabelle Leclerc et d’Antoine Castel, de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), le partenaire privilégié du SAUSC, pour évoquer le cas de Kevin. L’équipe échange, tente de recouper les informations, car Kevin ne dit pas tout à tous. Agressif, suivi depuis l’enfance, il a fait plusieurs tentatives de suicide, et demeure rétif à toute forme d’autorité. Un ami pendu, une bataille à l’arme blanche, une image du père très négative. Les soignants et les éducateurs hésitent sur son cas, les hypothèses fusent : affabulateur, personnalité en faux self, comportement psychotique avec des traits hystériques… Quel projet pour lui ? Pour la coordinatrice du groupe ados garçons, « il n’est pas dans la transgression ». Yvonne Venon, la psychologue, s’étrangle presque : « Il n’est pas dans la transgression ? Je ne sais pas ce qu’il vous faut ! » L’équipe décide d’un nouveau rendez-vous la semaine suivante, et de mettre l’accent sur le projet professionnel du jeune homme.

Les marionnettes d’Yvonne

De l’autre côté du bâtiment des ados garçons, Yvonne Venon reçoit un groupe de petites filles dans la coquette maison qui lui sert de bureau. Un accueillant petit salon est aujourd’hui transformé en théâtre de marionnettes. Autour du goûter, la psychologue fait d’abord un tour de table. Lucie explique qu’Yvonne est sa confidente : « Je parle du passé avec elle, et après, ça va mieux. » Amanda attend l’audience pour lui trouver une famille d’accueil. Tiphaine va partir dans une petite structure de six enfants. Puis, Yvonne Venon et les filles mettent en scène, avec les marionnettes, une histoire de frères et sœurs, d’amour, de haine et de rivalité, en fait une histoire bien banale pour ces petites. Lucie ne prend pas part au jeu thérapeutique. Elle traîne une tristesse indicible car elle va partir en Itep et n’a pas envie de quitter ni les copines, ni les éducateurs. Elle a trouvé une place, au moins provisoirement. « La détérioration économique et sociale s’aggrave et, parallèlement, il y a de moins en moins de places pour ces jeunes. Les familles d’accueil préfèrent prendre de tout jeunes enfants », décrit Yvonne Venon. Inlassablement, chaque matin, l’équipe du SAUSC remonte son rocher de Sisyphe. « La réussite de la mission n’est pas mesurable sur le court terme, avoue Isabelle Leclerc. On s’en rend compte quand ils ont grandi, qu’ils vont mieux et reviennent nous voir. » Thierry Nicole, lui, a trouvé sa place ici : « Parfois, les gosses sont odieux, et le lendemain, tout joyeux ! Quand ils sourient, c’est un bonheur, une petite réussite. »

* Les prénoms des enfants ont été modifiés.

REPÈRES

Depuis les premières lois de décentralisation et jusqu’à celle de mars 2007, les départements sont chargés d’organiser l’accueil d’urgence de l’aide sociale à l’enfance.

→ Budget Idefhi : 61 millions d’euros.

→ Budget du SAUSC : 175 000 euros.

→ 17 accueils par mois en moyenne : 1 accueil tous les 2-3 jours – 211 enfants en 2010.

→ Orientation des enfants, en 2010, après leur passage au SAUSC :

– 1 départ

– 21 (10 %) retournés en famille

– 6 dans les établissements d’origine

– 2 dans le département

– 19 dans d’autres institutions

– 59 vers d’autres services de l’Idefhi comme les maisons d’enfants

– 8 en accueil familial renforcé

– 11 en famille d’accueil via l’ASE

– 74 en fugue : « C’est bien normal puisqu’on n’a pas pu, par définition, préparer leur accueil. »

– 5 partis par rupture ou fin de prise en charge. Voir site : http://bit.ly/uCMlBH (adresse abrégée).