L'infirmière Magazine n° 293 du 15/01/2012

 

ÉCLAIRAGE

DOSSIER

Les opportunités ouvertes par les pratiques avancées dans des pays pionniers sont autant de pistes de réflexion pour une éventuelle adaptation dans le contexte français.

Les pratiques avancées infirmières sont apparues au milieu des années 1960, dans les régions du Grand Nord, aux États-Unis et au Canada. Il s’agissait de faire face aux besoins sanitaires de la population dans des régions à l’offre médicale très réduite. « Ces infirmières opéraient un tri de première ligne, explique Marie-André Vigil Ripoche, cadre infirmier supérieur formateur à la retraite et membre actif de l’Association de recherche en soins infirmiers. Elles devaient disposer de connaissances médicales approfondies afin d’être capables de re­pérer les éléments défavorables nécessitant une orientation vers les professionnels médicaux appropriés. Elles diagnostiquaient et traitaient les affections banales. Elles effectuaient également des tâches de promotion de la santé et de prévention. Il s’agissait d’infirmières de santé publique qui possédaient également une bonne connaissance de la population et de ses besoins en santé. »

Un savoir indépendant

Parallèlement à cette pratique, fortement ancrée dans les soins primaires et la santé publique, les infirmières cliniciennes ou cliniciennes spécialisées sont également apparues dans les années 1960. Le développement de leurs compétences et de leurs savoirs spécifiques a accompagné la constitution d’un savoir académique proprement infirmier, indépendant et complémentaire de la médecine. Ce dynamisme explique la présence, au Canada, de 33 universités et de 79 centres de recherche en sciences infirmières. Le Royaume-Uni peut être considéré comme un troisième pays pionnier en matière de pratiques avancées. Les infirmières praticiennes y apparaissent dans le milieu des années 1960, au moment où se met en place l’assurance maladie pour les personnes âgées ou à faibles revenus. Depuis les années 1970, elles sont intégrées au Service national de santé (National Health Service), et salariées par ce service d’État. Dans plusieurs pays, les infirmières praticiennes ont obtenu le droit de prescrire, sous la responsabilité du médecin ou de manière indépendante. Au Canada, au Québec, au Royaume-Uni et en Suède, les infirmières praticiennes, ayant suivi une formation spécifique, peuvent réaliser des prescriptions de manière autonome. Aux États-Unis, la législation n’est pas unifiée : ce droit est accordé de manière indépendante ou sous la responsabilité du médecin, en fonction des États. Au Royaume-Uni et au Québec, des accords locaux passés entre des médecins et des infirmières n’ayant pas suivi de formations spécifiques ouvrent le droit à ces dernières de faire des prescriptions sous contrôle médical.

Les infirmières praticiennes peuvent être à la pointe des programmes nationaux visant à améliorer la couverture sanitaire de la population. Au Québec, des groupes de médecine de famille ont été créés en 2000. Ce dispositif a pour but d’améliorer l’accès aux soins primaires et leur permanence. Des infirmières aux compétences étendues, en matière de prévention, de dépistage ou de suivi systématique des patients vulnérables, sont associées, dans ces groupes, à des médecins. Elles peuvent être directement salariées par les groupes, ou détachées de centres locaux de santé communautaire. Le ministère de la Santé du Québec a fixé comme objectif que 75 à 80 % de la population soit rattachée à ces groupes.

Au Royaume-Uni, avec la réforme, en 2004, du New GP Contract, qui fixe les relations entre le Service national de santé et les médecins généralistes, ceux-ci ont massivement recouru aux infirmières praticiennes pour améliorer la qualité des soins qu’ils prodiguent. Salariées, principalement, par les collectivités locales, mais employées par les cabinets médicaux, ces professionnelles assurent des tâches de promotion de la santé et de suivi des pathologies chroniques.

Satisfaction des patients

En 2010, l’OCDE a consacré un rapport aux pratiques infirmières avancées. Il analyse la manière dont elles se sont développées dans douze pays, dans une perspective d’amélioration de l’accès aux soins face à la diminution de l’offre médicale. Le rapport cite le résultat des études menées par le Pr Bonnie Sibbald au Royaume-Uni pour évaluer les pratiques avancées, en matière de soins primaires et de suivi de maladies chroniques. Il ressort de ces travaux que « les infirmières en rôles avancés sont capables d’assurer la même qualité de soins que les médecins dans une gamme de services, comme le premier contact pour les personnes atteintes d’une affection mineure, et le suivi de routine pour des patients souffrant de maladies chroniques, dès lors qu’elles ont reçu une formation appropriée. La plupart des évaluations constatent un fort taux de satisfaction des patients, principalement parce que les infirmières tendent à passer plus de temps avec eux et fournissent des informations et des conseils ».

Le rapport de l’OCDE se penche également sur l’incidence des pratiques avancées sur les coûts de santé. Les tâches de substitution à l’activité médicale n’ont pas d’impact sur les coûts ou engendrent une légère baisse : « Plusieurs études ont établi que toute économie sur le salaire des infirmières, comparés à ceux des médecins, est contrebalancée en partie ou entièrement par différents facteurs tels que des consultations plus longues, une plus grande orientation des patients vers d’autres docteurs ou des taux plus élevés dans la réitération des consultations, et, parfois, la prescription de davantage d’examens. » En ce qui concerne les tâches complémentaires, ressortant du « rôle propre » au sens strict du terme, les études disponibles laissent entendre qu’il y aurait augmentation des coûts. Ces résultats sont néanmoins à nuancer : ces études ne prennent pas en compte les économies potentielles liées à la prévention.

Politique commune

Les groupements professionnels jouent un rôle pour atténuer les réticences que peuvent susciter les pratiques avancées infirmières dans le corps médical. Au Canada, la Société de protection des infirmiers et infirmières s’est entendue avec l’Association canadienne de protection médicale pour rédiger une déclaration de politique commune. Cette déclaration, publiée en 2005, propose un ensemble de principes et de critères qui définissent les champs et les pratiques et qui clarifient les questions de responsabilité. Autre expérience étrangère qui pourrait inspirer les professionnelles françaises, l’élaboration par l’Association des infirmières du Canada de sa propre définition des pratiques infirmières avancée. Christophe Debout, responsable pédagogique du master 1 de sciences cliniques infirmières à l’EHESP estime qu’« une des urgences pour que puissent se développer des pratiques avancées en France est qu’elles acquièrent une définition stabilisée qui soit la même pour tous ».

HISTOIRE

La spécificité française

Au début du XXe siècle, les infirmières « visiteuses » occupaient des fonctions comparables, en terme de prévention, à celles des infirmières « à l’anglo-saxonne », sans posséder les mêmes connaissances médicales. Elles ont été supprimées en 1938. « On leur a demandé de choisir entre le métier d’infirmière et celui d’assistante sociale, explique Marie-André Vigil-Ripoche. C’est à ce moment-là que les infirmières françaises ont perdu la santé publique. »

La spécificité de l’histoire infirmière française explique l’intérêt relativement récent porté, dans l’Hexagone, aux pratiques avancées cliniciennes. Au XIXe siècle, deux courants se sont affrontés. Le premier, initié par Léonie Chaptal, marqué par la religion catholique, est à l’origine des infirmières visiteuses. Le second, laïque (et qui l’a finalement emporté), est représenté par Désiré-Magloire Bourneville, neurologue et fondateur, en 1878, de la première école d’infirmières.

L’importance de l’empreinte médicale explique la difficulté, pour les infirmières françaises, de développer un savoir académique propre.