« La mémoire ne meurt jamais vraiment » - L'Infirmière Magazine n° 295 du 15/02/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 295 du 15/02/2012

 

ALZHEIMER

RÉFLEXION

Le savoir de proximité des équipes soignantes, les connaissances sur les différents types de mémoire, et l’adaptation de l’environnement sont les principes d’une prise en charge optimale des patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

L’NFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment vous êtes-vous intéressé aux patients Alzheimer ?

PATRICK DEWAVRIN : Georges Caussanel, directeur de la maison de retraite Émilie de Rodat (Rueil-Malmaison), m’appelait régulièrement pour certains de ses patients qui avaient des problématiques psychiatriques. C’est lors de ces visites que j’ai rencontré des personnes âgées souffrant de la maladie d’Alzheimer.

L’I. M. : Pourquoi avez-vous créé la Villa d’Épidaure ?

P. D. : À l’époque, on se préoccupait peu de la maladie d’Alzheimer, et il n’existait pratiquement aucune structure spécialisée. Avec un collègue psychiatre, nous avons eu l’idée de créer cette institution après avoir constaté que les patients Alzheimer entretenaient le désarroi des équipes soignantes, qui n’étaient pas formées à leur prise en charge. De plus, ces patients perturbaient les autres résidents par leurs comportements incohérents, voire parfois agressifs. Nous avons ainsi ouvert en 1990 la villa d’Épidaure de Garches, institution de 84 lits, regroupés en 7 unités de 12 lits chacune. Dès l’ouverture, la demande a été importante.

L’I. M. : Sur quel modèle avez-vous fondé la prise en charge de ces patients ?

P. D. : Georges Caussanel, qui a introduit le modèle des « cantous »(1) en France, nous a beaucoup influencés. Ce modèle anti-médical et social, inspiré d’un modèle paysan, vise à créer des petites unités de 12 personnes et à les faire participer à la vie de l’unité (ménage, cuisine…) en fonction de leurs capacités. Ce modèle permet d’entretenir le lien social, et Georges Caussanel avait noté que les troubles du comportement des malades Alzheimer étaient moins importants dans cet environnement. De 1990 à 2007, on a mis au point des techniques pour que l’institution fonctionne le mieux possible : animation, formation du personnel, psychothérapie institutionnelle… Le Dr Simeoni, psychiatre suisse, m’avait enseigné que la clé de la réussite en psychogériatrie était de valoriser le personnel le plus modeste. C’est ce que nous avons fait. Les réunions hebdomadaires d’équipe ont ainsi été placées sous la direction des auxiliaires de vie. Nous avons « renversé » la hiérarchie, car ce sont les aides-soignants, les auxiliaires de vie et les infirmières qui ont la meilleure connaissance du malade. Ils détiennent un savoir clinique qu’il faut savoir écouter. Je peux vous citer l’exemple d’une patiente, ancienne magistrate, qui souffrait de démence fronto-temporale. Cette femme proférait des injures toute la journée. Un matin, elle a prévenu une auxiliaire de vie qu’il y avait un bébé dans sa chambre. Elle en a parlé à plusieurs reprises. La soignante a proposé qu’on lui donne une poupée. J’étais plutôt contre, car je ne voulais pas qu’on infantilise les patients. L’auxiliaire de vie ne m’a pas écouté, elle a donné un poupon à cette patiente, qui s’en est occupée pendant trois semaines. Elle était plus calme, plus sereine. Nous avons compris qu’un désir de maternité était remonté à la surface chez cette patiente qui avait consacré toute sa vie à la magistrature et n’avait pas eu d’enfants. Tout ce savoir de proximité est très précieux, il faut le valoriser. Cela est devenu le premier principe de notre institution.

L’I. M. : Avez-vous développé d’autres principes de ce type dans cette institution ?

P. D. : Oui, le deuxième est d’acquérir les connaissances nécessaires à la compréhension des différentes mémoires de l’être humain. Il faut toujours garder à l’esprit que ces patients n’ont pas perdu toute(s) leur(s) mémoire(s) et qu’ils ont encore certaines capacités d’apprentissage qu’il faut savoir repérer et mobiliser. Le premier stade de la maladie d’Alzheimer se caractérise par des troubles de la mémoire concernant essentiellement des faits récents tandis que la mémoire des faits anciens est mieux conservée. Il faut savoir en profiter. La mémoire sémantique n’étant pas encore touchée, ces patients peuvent jouer au Scrabble, avoir des conversations sur des sujets d’ordre général ou sur leur passé lointain. Lors du deuxième stade, ils perdent la mémoire du langage, leur discours peut devenir incohérent, mais leur mémoire gestuelle fonctionne encore. Même si ces patients jargonnent, ils sont encore capable de chanter, de jouer du piano, de danser. Raison pour laquelle nous avions doté chaque unité d’un piano.

Enfin, lors du troisième stade, les patients deviennent très dépendants : ils ne peuvent plus manger ni marcher seuls. Cependant, ils ont encore une capacité de mémoire inconsciente : tout ce qui leur arrive laisse une trace dans cette mémoire et peut engendrer un comportement. Ainsi, un patient maltraité par un soignant ne pourra le dire, mais se raidira dès son approche. À ce stade, les possibilités d’expression sont très réduites mais ils ont encore une capacité de ressentir la façon dont on les approche, les touche et leur parle. Jusqu’au bout, il existe une vie psychique chez le malade Alzheimer. Le troisième principe est de souligner que les patients sont toujours sensibles à leur environnement. C’est la raison pour laquelle nous avons construit chaque unité de la Villa d’Épidaure avec des matériaux rappelant la maison : du bois, des moquettes, des tableaux aux murs. Une partie (20 à 30 %) des malades Alzheimer sont déambulateurs. Dans une petite unité, cet environnement leur devient familier car cela pourrait être chez eux. Les unités sont ouvertes, et ils déambulent librement. Il faut répondre à deux besoins complémentaires : un besoin d’intimité et un besoin de liberté.

L’I. M. : Comment gérer les comportements plus ou moins agressifs de ces patients ?

P. D. : Il faut d’abord comprendre que le trouble du comportement, chez le malade Alzheimer, est bien souvent une forme de langage. Décrypter ces comportements inadaptés, chercher le sens d’un comportement agressif est un point essentiel. Les causes peuvent être multiples : physiques, psychologiques ou environnementales. Les troubles du comportement ont toujours une explication. Ce qui ne veut pas dire qu’on la trouve à chaque fois. Un patient peut s’agiter parce qu’il présente un problème somatique passé inaperçu. Mais l’agitation peut être provoquée par l’arrivée d’un résident ou d’un soignant qui ressemble à une personne avec laquelle il a eu un grave conflit et qu’il confond avec elle. D’autres malades se réfugient dans l’imaginaire et prolongent leur ancien métier. Devant chaque trouble du comportement, il faut faire une enquête approfondie, et c’est l’un des aspects passionnants de la prise en charge de ces malades : rechercher les causes organiques, psychodynamiques et environnementales, sans dogmatisme, sans a priori. Enfin, il ne faut pas oublier que ces malades ont eu une personnalité, comme nous tous, et que celle-ci continue de s’exprimer à travers la maladie. Un homme qui avait un caractère difficile , autoritaire, devrait-il changer de personnalité lorsqu’il devient malade ? Les malades Alzheimer sont comme chacun d’entre nous : uniques.

L’I. M. : Comment faire en sorte qu’une institution spécialisée reste un véritable lieu de vie ?

P. D. : Une institution doit être vivante, et pour cela, il faut faire des projets. Certains réussissent, d’autres non. Le plus difficile est d’apporter de la vie aux malades qui en sont aux stades les plus avancés. Nous avons organisé des ateliers peinture basés sur la rencontre d’un artiste avec des patients(2). De gros pots de couleurs vives et des pinceaux épais permettaient de capter leur attention et de provoquer leur créativité. Au bout d’une demi-heure, l’artiste, Bruno Sari, allait voir chaque patient et se mettait à son écoute. Il complétait alors leur travail de trois ou quatre coups de pinceau. Le résultat de cette rencontre a été très poétique, et ces peintures sont présentées dans le livre La vie enfouie. Après autant d’années passées auprès de ces patients, et dans la mesure où les traitements actuels sont peu efficaces, je pense que l’on ne peut se passer de l’approche non médicamenteuse pour les patients Alzheimer. Elle doit même être au cœur de la prise en charge.

1– Cantou : en occitan, coin du feu près duquel se tiennent les personnes âgées.

2– Voir La vie enfouie, peintures de malades d’Alzheimer, de Patrick Dewavrin et Bruno Sari, Éditions Fleurus.

PATRICK DEWAVRIN

MÉDECIN PSYCHIATRE

→ Il obtient son CES de psychiatrie en 1981.

→ Il exerce à l’institut Marcel-Rivière (MGEN) (La Verrière, 78) en 1979, puis dans les services psychiatriques de la MGEN à Rueil-Malmaison (92) jusqu’en 1981.

→ De 1981 à 1987, il est psychiatre au Centre de santé mentale de la MGEN (Paris 16e). Fin 1987, il crée la Villa d’Épidaure de Garches (92) et en devient le directeur médical.

→ En 1997, il crée la Villa d’Épidaure de La Celle-Saint-Cloud (78).

→ En 2007, cession des établissements « Villa d’Épidaure » au groupe Le Noble Âge.