L'infirmière Magazine n° 296 du 01/03/2012

 

DOSSIER

L’ESSENTIEL

Caractérisée par un besoin irrépressible de boire de l’alcool, l’alcoolodépendance est une véritable maladie et doit être traitée comme telle. L’impossibilité de satisfaire ce besoin se traduit par un syndrome de sevrage physique et psychique. Les conséquences de cette dépendance, multiples et sévères, intéressent la santé de l’individu, son environnement familial et professionnel ainsi que la société tout entière.

La prescription de médicaments d’aide au sevrage et au maintien de l’abstinence doit s’accompagner d’une prise en charge psychologique du patient, car sa démarche constitue une rupture radicale avec son vécu dans l’alcoolodépendance. Dans cette intention, une alliance thérapeutique durable reposera à la fois sur l’implication du patient, et sur le soutien de l’équipe soignante. Les soins relationnels sont d’autant plus à privilégier en direction des personnes âgées touchées par cette addiction.

1. DESCRIPTION

L’alcoolodépendance constitue la complication la plus sévère des conduites d’alcoolisation. Il est à noter que le terme d’« alcoolisme » recouvre tout usage nocif d’alcool, sans que la notion de dépendance entre obligatoirement en jeu. L’existence d’une alcoolodépendance repose sur :

– des critères de dépendance pharmacologique avec tolérance à la consommation d’alcool et syndrome de sevrage si celle-ci est brutalement arrêtée ;

– des critères de dépendance psychologique et comportementale, avec persévération dans la conduite d’alcoolisation en dépit d’une nocivité reconnue par le sujet.

En France, environ 3,5 % à 5 % de la population est psychiquement dépendante de l’alcool. Il s’agit de sujets qui sont conscients des problèmes que pose un usage nocif de l’alcool mais qui ne peuvent pas cesser ou en contrôler la consommation. La moitié de ces personnes en sont, de plus, dépendantes physiquement : la suppression de la boisson entraîne des signes physiques de sevrage.

Comment devient-on alcoolodépendant ?

La trajectoire menant à l’alcoolodépendance est variable selon les individus et une susceptibilité génétique désormais reconnue. Certains sujets le deviennent à la suite d’ivresses récurrentes. D’autres augmentent progressivement une consommation qu’ils jugent modeste sans jamais manifester d’ivresse. La consommation d’alcool est dite abusive au-delà d’une moyenne de 3 verres (de 10 ? g d’alcool chacun) par jour chez l’homme et de 2 chez la femme. La consommation de boissons sucrées faiblement alcoolisées (premix) dès l’adolescence favorise les conduites d’alcoolisation précoce et facilite une possible escalade vers l’alcoolodépendance plus tard.

Parmi les usagers abusant d’alcool, certains, du fait d’une susceptibilité génétique, perdent la possibilité de contrôler leur consommation. Le stade de l’alcoolodépendance s’observe au terme de quinze à vingt ans d’alcoolisation chronique. Il se caractérise par l’existence de signes physiques et psychiques lors du manque, et par un désir obsessionnel de consommer de l’alcool (craving) analogue à celui observé pour les autres drogues addictives. L’usager présente alors des troubles intellectuels et psychiques tendant à le marginaliser aux plans familial, social et professionnel.

2. DIAGNOSTIC DE DÉPENDANCE

L’entretien avec le patient et l’examen clinique permettent de distinguer entre usage abusif d’alcool et alcoolodépendance. La consultation peut être directement liée à l’alcool. Plus souvent, le diagnostic est évoqué face à une autre problématique motivant la demande du patient.

Signes cliniques

→ Les signes d’appel sont nombreux : habitus alcoolique (visage empourpré, couperosé, œdématié, larmoiement, haleine alcoolisée, tremblements des extrémités, sueurs), hypertension, tachycardie, asthénie, anorexie, hépatomégalie, troubles digestifs avec œsophagite, nausées et vomissements matinaux (pituite), douleurs abdominales (pancréatite), crampes nocturnes affectant notamment les mollets, signes de polynévrite, vertiges et incoordination motrice (d’où chutes récurrentes, hématomes), dépression, troubles cognitifs…

Parfois, une situation d’urgence révèle la dépendance : troubles du comportement, accident somatique aigu, accident de la circulation, syndrome de sevrage…

Les marqueurs biologiques témoins d’un usage chronique (gamma-GT, transaminases, triglycérides…) ne permettent pas de distinguer les sujets alcoolo-dépendants des consommateurs excessifs non dépendants. De nombreuses échelles permettent d’évaluer l’alcoolodépendance.

→ Signes cliniques caractérisant un « manque » en alcool : l’existence d’une alcoolodépendance se traduit par des signes de manque observés lorsque les effets de l’alcool s’estompent dans l’organisme (notamment au réveil). Ils associent :

– des troubles psychiques : anxiété, agitation, irritabilité, hyperactivité, troubles du sommeil, désorientation temporo-spatiale (sujet âgé) ;

– des troubles neurovégétatifs : sueurs, tremblements, crampes, tachycardie, hypertension artérielle, parfois hypotension orthostatique (sujet âgé) ;

– des troubles digestifs : nausées, vomissements ;

Ces signes, souvent discrets, immédiatement calmés par la prise d’alcool, contribuent au renforcement positif de la consommation.

→ Signes sévères : chez une minorité de sujets alcoolodépendants (environ 5 %), le manque ou le sevrage peut se traduire par des signes sévères, observés environ 12 heures après la dernière prise d’alcool – parfois plus tardivement, notamment chez le sujet âgé. Ces signes s’amplifient pendant 2 jours pour régresser en 4 à 5 jours. Ils se traduisent par :

– un delirium tremens spectaculaire : agitation psychomotrice avec anxiété et confusion mentale, tremblements, signes neuro-végétatifs (hypertension, tachycardie, sueurs profuses, diarrhées, vomissements), déshydratation avec hypernatrémie, parfois délire hallucinatoire avec zoopsies. Le pronostic vital peut être engagé (collapsus cardio-respiratoire entraînant le décès ou suicide) ;

– un délire alcoolique subaigu : proche du delirium mais moins sévère, il peut se prolonger pendant des semaines ;

– une épilepsie de sevrage : observée dans les 24 heures suivant l’arrêt de la consommation, cette crise généralisée, plus banale en cas d’antécédents comitiaux ou de traumatisme crânien, peut annoncer un delirium.

Les conséquences sur la santé

La consommation chronique d’alcool a des conséquences morbides intéressant l’ensemble de l’organisme et fondant un tableau d’alcoolopathie. Ces atteintes résultent probablement de l’action combinée de l’alcoolisation, des carences alimentaires l’accompagnant et de facteurs de susceptibilité génétique.

→ Appareil digestif : cirrhose hépatique (environ 15 % des alcoolodépendants) et stéatose (30 % à 75 % des alcoolodépendants) sont à l’origine d’ostéoporose, d’ostéomalacie, d’un déficit en facteurs de la coagulation sanguine, de porphyrie hépatique…L’alcoolisation est à l’origine de 85 % des pancréatites chroniques et de 50 % des formes aiguës.

→ Système cardio-vasculaire : hypertension artérielle, troubles du rythme cardiaque et accidents vasculaires cérébraux induits par l’alcool expliquent pour partie la surmortalité observée chez les hommes entre 40 et 60 ans.

→ Troubles neurologiques : l’alcool est très neurotoxique :

– les syndromes cérébraux organiques représentent une complication sévère de l’alcoolodépendance et concernent environ 10 % des sujets : encéphalopathie de Gayet-Wernicke par déficit en vitamine B1, compliquée en syndrome de Korsakoff ; démence alcoolique ; hypovascularisation frontale ;

– une carence en vitamine B1 et une toxicité directe de l’alcool sont à l’origine de neuropathies périphériques (10 % des alcooliques) pouvant se traduire par des crampes, des sensations douloureuses, une atrophie musculaire, une névrite optique, une paralysie ;

– des crises convulsives surviennent chez des sujets connus comme épileptiques, mais aussi lors d’un sevrage ;

– des illusions sensorielles ainsi que des délires sont rapportés lors d’une alcoolisation chronique – comme au moment du sevrage.

→ Troubles métaboliques : les modifications, impliquant tous les métabolismes, peuvent être directes (sur le foie : acidose lactique, hypoglycémie ; les muscles ou les glandes endocrines) ou indirectes (hépatite, pancréatite…).

→ Cancers : une consommation excessive d’alcool favorise les cancers aérodigestifs (notamment en cas de tabagisme associé), hépatiques, colorectaux et du sein. Environ 1 cancer sur 10 chez l’homme et 0,3 sur 10 chez la femme sont directement induits par la consommation d’alcool.

→ Troubles psychiques et psychiatriques (lire aussi p. 34) : troubles du caractère et de l’affectivité, troubles de l’humeur (dépression avec risque suicidaire), anxiété, troubles du sommeil. Les troubles psychotiques peuvent rarement expliquer le développement d’une conduite d’alcoolodépendance. Le plus souvent, ces troubles sont engendrés par la consommation d’alcool. Les polyintoxications (alcool + psychotropes, cannabis…), fréquentes, compliquent le tableau clinique.

→ Grossesse : l’alcoolisation a des conséquences souvent sévères pour le fœtus. L’exposition prénatale à l’alcool constitue une étiologie essentielle de retard mental. Elle est à l’origine d’embryofœtopathies diverses.

Mécanismes neurobiologiques de la dépendance à l’alcool

L’alcool a des cibles moléculaires diversifiées :

→ Stimulant le système de récompense dopaminergique, il est consommé à l’instar des autres drogues pour ses effets de renforcement positif (hédonistes, stimulants, euphorisants). L’alcool induit aussi la libération d’endorphines (opiacés endogènes), à l’origine d’une sur-activation des neurones dopaminergiques, ce qui renforce l’effet gratifiant de sa consommation.

→ De plus, en agissant sur les récepteurs de l’acide gamma-amino-butyrique (GABA), comme les benzodiazépines (médicaments tranquillisants), l’alcool potentialise l’inhibition qu’exerce le GABA sur l’activité neuronale, d’où son effet anxiolytique et sédatif. Cette action s’épuise avec la chronicité de la consommation (tolérance).

→ Il stimule la transmission colinergique (impliquée dans la mémoire et la coordination des mouvements), les récepteurs de la sérotonine (impliquée dans le contrôle des émotions et du sommeil).

→ Les mécanismes adaptatifs à la dépendance sont réversibles lorsque l’intoxication cesse. L’usager conserve une « cicatrice » psychologique du bien-être ressenti lors de la consommation de la drogue, ce qui explique la fréquence des rechutes.

L’alcool en France

Consommation d’alcool

→ Près de 8 millions de Français font un usage quotidien d’alcool.

→ 8 % des Français âgés de 15 à 75 ans ont une consommation chronique risquée d’alcool

→ Presque 1 % des Français consomment au moins 7 verres d’alcool par jour.

Morbidité liée à l’alcool

→ 7 % des patients hospitalisés, toutes causes confondues, sont alcoolo­dépendants

→ 1,3 à 1,4 million/an d’hospitalisations liées à l’alcool

→ 1 000 naissances/an d’enfants affectés par une forme sévère de syndrome d’alcoolisation fœtale.

Mortalité directement liée à l’alcool

→ 23 000 décès/an dont : 10 000 par cancer, 8 000 par pathologies digestives, 3 000 à la suite de troubles psychiatriques.

→ Environ 1 500 décès par accidents de la circulation.