L'infirmière Magazine n° 296 du 01/03/2012

 

EN SIBÉRIE

REPORTAGE

Le « train de la santé » parcourt toute l’année la Sibérie occidentale, apportant une aide médicale précieuse aux populations isolées de cet immense territoire. Embarquement immédiat pour neuf jours de consultations spécialisées.

Les derniers rayons d’un soleil rougeoyant réchauffent la gare de Novossibirsk. Alors que la nuit s’installe dans la capitale de la Sibérie, sur l’un des douze quais de la gare centrale, le « train de la santé », fièrement décoré aux couleurs de la Russie, et orné d’une croix rouge, attend l’heure du départ. Celle-ci, comme partout en Russie, a été fixée à l’heure de Moscou (à trois fuseaux horaires de décalage et à 3 000 km de distance). Aujourd’hui, aucun retard ne sera admis, car on a accroché, derrière les neuf wagons médicaux, plusieurs wagons de transport de passagers, afin de rentabiliser l’opération. Peu à peu, l’équipe médicale, valises à la main, se regroupe sur le quai. La plupart des 17 médecins et infirmières ont eu à peine le temps de défaire celles du voyage précédent, qui s’est achevé trois jours plus tôt. Ces spécialistes, parmi les meilleurs de Sibérie occidentale, exercent tous à la polyclinique des chemins de fer de la ville de Novossibirsk. La RGD (SNCF russe) est le plus gros employeur de la région sibérienne, et possède ses propres cliniques, prioritairement (mais non exclusivement) destinées à ses employés. Malgré son réseau de santé historiquement très développé, l’entreprise s’est aperçue que pour « atteindre » tous ses travailleurs, il était nécessaire d’aller au-devant d’eux. Dans cette contrée immense (24 fois la France), avec une faible densité de population (3 h/km2), elle a créé, en 1998, ce « train du diagnostic » et embauché une vingtaine de médecins du rail. Le travail à bord représente la partie prépondérante et prioritaire de leur activité. Ils sillonnent la Sibérie occidentale à raison de trois à quatre voyages mensuels. C’est donc avec une certaine habitude qu’ils installent dans les quelques mètres carrés de leur cabine le strict nécessaire pour ces neuf jours de consultations. Lorsque le train s’arrête, 500 km de forêts de bouleaux plus à l’est, sur le parcours du mythique transsibérien, le jour est levé. Sur le quai, les habitants des environs de Tomousinskaya attendent déjà l’ouverture des wagons de consultations.

A 8 h 30, les portes s’ouvrent. Devant la caisse du wagon d’accueil, les gens discutent. Les patients sont en grande majorité des… patientes plutôt âgées. C’est le juste reflet de la population vieillissante de Sibérie, dans un pays à la moyenne d’âge très élevée. Elvira, l’infirmière en chef du train, s’occupe de l’enregistrement : contrôle des carnets de santé existants et création du carnet de train pour les primo-visitants.

Banque de données médicales

Elle annonce également les prix des visites. À bord du train-hôpital, les cheminots et les membres de leur famille (67 % des visiteurs) ne payent pas, les autres bénéficient d’un tarif relativement faible pour une consultation de spécialiste. Les uns comme les autres auront en leur possession, au sortir de cette visite, leur carnet de suivi. L’un des buts de la création du train, en 1998, était la constitution de cette banque de données, très importante vis-à-vis d’un public qui ne consulte pas fréquemment, afin de pouvoir évaluer l’efficacité du dispositif et d’observer l’évolution des données de santé.

Les patients sont rapidement orientés vers les spécialistes traitant leur pathologie. Certains en profitent pour réaliser un check-up complet : généraliste, gynécologue, ophtalmologue, dentiste, ORL, stomatologue, endocrinologue, gastroentérologue, neurologue… Il reste à trouver la voiture dudit spécialiste dans l’enfilade des neuf wagons divisés en cabinets de consultation. Les couloirs résonnent de questions telles : « L’ORL, c’est ici ? », « Et l’ophtalmologue, c’est où ? »… D’abord réservées, les conversations s’animent. Bien sûr, on parle de parcours médical, de soins, de santé ; un chapitre sur lequel les femmes semblent plus à l’aise que les rares hommes montés à bord aujourd’hui. « J’aime pas les médecins, c’est ma femme qui m’a amené là », avoue, malicieux, l’un d’eux. La gent masculine est pourtant une population en fort besoin de soins. Comme partout, ce sont bien les hommes qui, en Russie, meurent le plus tôt. En 2008, l’espérance de vie moyenne masculine y était en effet de 62,7 ans, versus 74,7 ans pour les femmes, soit neuf ans de moins que la moyenne de l’Union européenne. Parmi les facteurs ayant contribué à cette mortalité unique en Europe, la fondation Schuman(*) note une proportion élevée chez les hommes en âge de travailler d’accidents et d’intoxications alcooliques. Le somogon, alcool « artisanal », est souvent la cause d’un alcoolisme de masse, parfois fatal. Un fléau pour la santé pris très au sérieux par la fédération de Russie, qui s’est fixé des objectifs drastiques de réduction de la consommation d’alcool dans les dix années à venir : hausse du prix de la vodka ; interdiction de vente d’alcool après 22 heures ; tolérance zéro concernant l’alcool au volant. Un discours partiellement relayé par les médecins du train, interrogés sur les conséquences de l’alcoolisme. « L’alcool ? Ce n’est pas une maladie », répond, débonnaire, l’un d’entre eux. Certes, dans les campagnes sibériennes, l’isolement a bien d’autres conséquences néfastes qu’une surconsommation d’alcool : un moindre accès aux soins ; moins de prévention ; sans parler du froid qui fragilise les organismes lors des longs mois d’hiver durant lesquels la température moyenne avoisine les - 15 °C.

Un diagnostic essentiel

Le diagnostic est le but premier d’un train à bord duquel seul le dentiste est à même d’opérer. Un matériel de pointe est embarqué, qui n’a rien à envier aux meilleures cliniques des grandes villes russes. Il dispose d’équipements de téléconférence pour diagnostiquer en direct des cas difficiles avec les spécialistes de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. Les résultats sont là. En effet, un tiers des malades sont diagnostiqués dans le train ; pour les autres, il s’agit plutôt d’effectuer le suivi de leur maladie, décelée antérieurement. Les spécialistes du train reconnaissent que les pathologies sont, en général, plus graves que celles observées par leurs confrères en clinique. « L’isolement, le froid, la pénibilité du travail pour les nombreux ouvriers des voies ferrées se conjuguent pour user les organismes. L’activité minière de la région entraîne, en outre, une forte mortalité due à des lésions pulmonaires », explique Alexei, médecin chef du train, radiologue de formation.

Pour la plupart des patients, heureusement, le diagnostic n’est pas vital. Se rendre à ces consultations, en revanche, représente une économie inestimable. « De plus en plus souvent, dans les cliniques municipales, on nous oriente vers les cliniques privées, explique une patiente, indignée. Une consultation coûte de 500 à 600 roubles, et, par exemple, une échographie atteint 800 roubles. C’est très cher… » Dans une région où le salaire moyen oscille entre 3 000 et 4 000 roubles par mois, soit entre 85 et 120 euros, ces dépenses sont très élevées. « Ce sont les mêmes médecins qui travaillent à la clinique privée et à la clinique municipale. Ils préfèrent donc nous envoyer vers les cliniques privées, car là, ils sont mieux payés », déplore-t-elle. C’est l’illustration d’une médecine à deux vitesses. Les entreprises diminuent régulièrement le financement de leurs cliniques. Cette dérive vers le secteur privé s’ajoute à la lente dégradation du système hospitalier public. Des données qui, conjuguées aux difficultés économiques touchant particulièrement les personnes âgées et isolées, créent un contexte sanitaire régional à haut risque. « Vous savez, la pension de retraite, c’est une très petite somme. Avant, on pouvait s’en sortir. Du temps de l’Union soviétique, on ne payait pas le téléphone, ni l’électricité, ni le chauffage », continue la même femme. « Vous imaginez ce que ça représente le chauffage en Sibérie ? À la fin du mois, il ne reste pas de quoi payer un médecin, encore moins des soins de spécialistes », regrette Klavdia, qui attend son tour devant le cabinet de l’ORL.

Soixante consultations par jour

Elle sera la 55e et dernière patiente de la journée. Le ratio de la clinique sur rail, fixé à 60 consultations par jour, est presque atteint, une belle performance vu le grand nombre de patients qui multiplient les examens. Les temps d’attente sont réduits et les examens très efficaces. « Je reviendrai demain matin, explique une femme qui vient d’arriver. Ce n’est pas grave, je sais que les contrôles que je dois faire vont me prendre deux heures ici, alors qu’en clinique, il me faudrait au moins une semaine avant d’obtenir tous les rendez-vous. » C’est la fin d’une longue journée de travail pour Nastia, la médecin gynécologue, et pour sa collègue ORL. Elles apprécient un thé chaud dans le wagon-cuisine, avant d’aller prendre l’air automnal et de faire quelques courses pour le repas du soir. « On en profite, il ne fait pas froid. Au plus fort de l’hiver, on est obligés de rester au chaud dans le train. Les soirées sont longues… », commente la soignante tout en refermant la porte du wagon.

Des contraintes acceptées

Olessa, l’infirmière gastro-entérologue, profite, quant à elle, de cette fin de journée pour consulter son courrier électronique sur son ordinateur portable. Dans la cabine, qu’elle partage avec sa collègue radiologue, elles « surfent » ensemble sur le célèbre réseau social russe grâce à une clé Internet. Les jeunes voyageuses ressentent le besoin de rester en contact avec les amis, avec la famille… « C’est parfois douloureux d’être séparée de sa famille si souvent, mais le métier d’infirmière, c’est forcément un peu de sacrifice. C’est une contrainte que j’ai acceptée dès le début. Je ne fais pas cela pour l’argent, ça c’est sûr, car ce n’est pas très bien payé », ajoute l’infirmière. Les 12 000-13 000 roubles mensuels (300 euros) que perçoivent les infirmières du rail constituent pourtant un revenu deux fois supérieur à celui d’une soignante du secteur public. « J’en prends mon parti, j’aime aider, poursuit-elle. Si un patient arrive la nuit, on s’occupe de lui quand même, c’est ça le métier, ne pas refuser d’aider. C’est le serment… » Ce soir, pourtant, les portes resteront fermées, il n’y aura pas de patients. Car il ne s’agit pas d’un voyage dit caritatif. Un voyage sur trois, en effet, est co-organisé par la Croix-Rouge russe, dispose d’un wagon église, et assure une distribution de médicaments.

Trop faibles rémunérations

Le manque de reconnaissance du statut d’infirmière ne semble être que financier. Si, effectivement, le salaire ne justifie pas les quatre à six années d’études nécessaires pour intégrer cette fonction, la « Mied sistra », (littéralement, « la sœur du médecin ») trouve du travail sans difficulté, et le lien de subordination au médecin n’est généralement pas trop pesant. « L’infirmière est la main droite du médecin, une bonne infirmière est un vrai cadeau pour lui », résume Elvira. La soignante note que les revendications sont le plus souvent d’ordre salarial plutôt qu’axées sur le relationnel d’équipe. « Je suis bien placée, c’est moi qui défend le droit des infirmières à bord, qui porte leurs voix », continue-t-elle. Certaines travaillent même en complète autonomie. Les médecins du rail ont la même vision générale de leur métier que les infirmières. Ils estiment travailler dans de bonnes conditions et être reconnus par leurs pairs, mais se jugent insuffisamment rémunérés. Selon le quotidien Izvestia, un médecin gagne entre 8 000 et 15 000 roubles mensuels (200 à 370 euros) en province, et environ 25 000 roubles (620 euros) à Moscou, tandis que les praticiens du train reçoivent près de 25 000 roubles. Ce même journal rapporte que 70 % des Russes critiquent leur système de santé, et qu’ils sont souvent contraints de verser des bakchichs de milliers de roubles pour obtenir d’être soignés.

À bord du train, pas de pourboire, ni d’attente, les diagnostics s’enchaînent au fil des gares. En seulement neuf jours, 500 patients, sur une distance de plus de 1 000 km, auront pu consulter les meilleurs spécialistes de Sibérie occidentale, et repartir diagnostic en main. En attendant le prochain passage, dans un an.

* La fondation Schuman est un organisme qui effectue des études généralistes en Europe.