DÉNI DE GROSSESSE
RÉFLEXION
Félix Navarro estime que le déni de grossesse est trop souvent négligé par les autorités sanitaires, la médecine, et la jurisprudence. Il souligne l’importance de l’information et de la formation pour mieux l’appréhender et le prendre en charge.
INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qu’est-ce que le déni de grossesse ?
FÉLIX NAVARRO : Il s’agit d’une pathologie beaucoup plus fréquente qu’on ne le pense. Ce phénomène, qui est une sorte de parenthèse dans la vie d’une femme, désigne la méconnaissance de la gestation au-delà du 3e mois de grossesse, voire jusqu’à l’accouchement. Trouble psychologique, organique, psychose… ? Le débat reste entier. Le déni est un mécanisme de défense contre la souffrance que la mère est en train de vivre. D’autres experts, comme le professeur Christoph Brezinka, chef de la maternité universitaire d’Innsbruck et directeur de l’école de sages-femmes, préfèrent parler d’état psychologique qui se situe entre le savoir et le non-savoir, un état que l’on retrouve, par exemple, lors de prises en charge psychothérapeutiques de patients atteints de cancer. Le terme « déni » est apparu dans la littérature psychiatrique dans les années 1970 : c’est le plus consensuel, mais il me paraîtrait plus juste de parler de « grossesse à l’insu de la femme », pour reprendre une terminologie plus ancienne, car le concept de déni a une connotation psychiatrique et étiologique restrictive qui ne correspond pas obligatoirement à tous les cas.
L’I. M. : Une grossesse peut-elle vraiment être « invisible » ?
F. N. : Tous les signes de grossesse peuvent être absents ou largement atténués. La majorité de ces femmes sont sous contraception, conservent leurs règles. Elles ne prennent que peu de poids, certaines, même, maigrissent. Le ventre ne s’arrondit pas, pourtant, certains bébés pèsent parfois 4 kilos à terme. S’ils sont perçus, les mouvements du fœtus sont interprétés comme des douleurs abdominales et rapportés, par exemple, à une gastro-entérite. Parfois, même le médecin traitant n’y voit que du feu.
L’I. M. : On parle de déni partiel ou total…
F. N. : En France, quelque 800 000 femmes, approximativement, sont enceintes chaque année. Au 5e mois, environ 1 600 femmes ne le savent toujours pas. Dans un cas sur 500, en effet, les femmes ne réalisent qu’elles sont enceintes qu’entre le 5e et le 9e mois : il s’agit là de déni partiel. Au moment du terme, pas moins de 300 à 350 femmes n’ont toujours pas compris qu’elles sont enceintes et accouchent alors qu’elles méconnaissent leur état : c’est un déni total. On n’est donc pas loin d’une naissance par jour, c’est un problème de santé publique. Avec un peu de chance, ces femmes-là seront prises de douleurs violentes juste avant d’accoucher. Elles appelleront des secours, iront à l’hôpital et bénéficieront de soins adaptés. Mais, dans un quart des cas environ, l’accouchement se produit au domicile, dans les toilettes, au bureau, dans la rue… Si l’enfant s’engage mal, s’il y a des complications, la mère est dans l’incapacité d’y faire face et il peut en résulter une mort per-partum. C’est évidemment un aboutissement dramatique.
L’I. M. : À quelles femmes cela peut-il arriver ?
F. N. : Il n’y a pas de profil type. Tous les milieux sociaux, âges, professions sont concernés. Cela est arrivé chez des juristes qui « connaissaient la loi », comme chez des professionnelles de la santé qui, pourtant, « connaissent le corps ».
L’I. M. : Certaines femmes se « ? débarrassent ? » de leur bébé…
F. N. : Outre les décès qui résultent des complications d’un accouchement dans la solitude, il y a des cas ou l’accouchement après un déni de grossesse total est suivi d’un « passage à l’acte », d’un geste dramatique de la mère sur le nouveau-né, c’est-à-dire d’un néonaticide. Accoucher alors qu’on ne se sait pas enceinte est une expérience psychique profondément déstabilisante. Les femmes qui se trouvent dans cette situation ne comprennent pas « en temps réel » ce qui leur arrive, ne comprennent pas qu’elles sont en train d’accoucher, ne comprennent pas qu’un enfant est en train de naître. Ainsi, une de ces mères (qui élève maintenant son enfant, tout à fait normalement) exprime-t-elle ce qu’elle a vécu au moment de l’accouchement en disant : « J’ai cru que je perdais des ordures. » La majorité des femmes concernées ne trouve pas d’autre mot pour qualifier le nouveau-né que « ça ». Tant que le déni n’est pas tombé, ce n’est pas un enfant qui est né. C’est un « ça », quelque chose de non identifié, qui est « sorti » de leur corps. Ajoutons que l’accouchement dans la solitude se passe dans une atmosphère de confusion mentale, d’hébétude totale, de « trou noir », pour reprendre une des expressions les plus employées par les patientes. Certains auteurs parlent, à juste titre, d’« épisode psychotique ». On comprend ainsi que, dans les cas de néonaticide, les mères n’ont pas conscience de tuer un enfant.
L’I. M. : Le déni de grossesse est-il médicalement reconnu ?
F. N. : C’est un symptôme, et les mécanismes psychiques qui y concourent sont loin d’être élucidés. Il reste à explorer de nombreuses pistes : le rapport au corps ; l’énonciation de la grossesse à autrui ; le désir d’enfant ; les représentations liées à un enfant inconcevable ; un traumatisme sur l’axe conjugalité-sexualité-procréation… Ajoutons que, dans la moitié des cas, ces femmes ont déjà eu un enfant : c’est d’autant plus perturbant. Et, pour certaines d’entre elles, les dénis se répètent et s’aggravent. Cependant, si le déni constitue une situation pathologique partagée par toutes les femmes qui le subissent, il faut souligner que, dans la très grande majorité des cas, il aboutit à un enfant vivant qui va être élevé dans sa famille.
L’I. M. : Quelle prise en charge préconisez-vous ?
F. N. : La prise en charge est toujours difficile dans le cas de déni total, car la femme arrive aux urgences avec un faux diagnostic : appendicite aiguë, colite néphrétique. Les soignants peuvent avoir des réactions totalement inappropriées. Une femme m’a raconté : « À la maternité, on s’est occupé de moi en rigolant, j’avais l’impression d’être stupide. » Même des professionnels par ailleurs expérimentés peuvent être choqués, un peu sidérés et ne pas savoir comment se positionner. Comme pour l’accueil du handicap en maternité, il faut informer et sensibiliser le personnel soignant au déni de grossesse, parce que le premier regard posé, dans une telle situation, est essentiel.
L’I. M. : Que se passe-t-il après l’accouchement ?
F. N. : Si l’accouchement a lieu en milieu médicalisé, en général, le psychiatre de liaison propose une prise en charge, parfois mal accueillie, car le déni n’est pas forcément tombé ou, du moins, la femme n’est pas encore en capacité de faire un retour sur elle. Dans les consultations qui suivent la levée du déni, on décrypte souvent des rationalisations sur des points qui auraient pu conduire à la révélation de leur état : un peu de poids était dû à de la gourmandise ; des maux de ventre, à une gastro-entérite, à un arrêt du cycle menstruel, à un voyage à l’étranger… Les groupes de parole que l’AFRDG organise permettent aux femmes concernées d’échanger, de mettre des mots sur le déni.
L’I. M. : La psychanalyse peut-elle aider ?
F. N. : Les liens entre manifestations somatiques et psychisme sont extrêmement étroits. Un déni fonctionne comme une anesthésie : on est aveugle sur une partie de son corps. Il existe parfois une dissociation entre le sentiment de responsabilité purement rationnel et objectif. D’un côté, la mère se dit : « Oui, j’ai eu tort, je suis une très mauvaise mère, c’est affreux » ; de l’autre, il y a un sentiment de fatalité, d’une nécessité impérative, absolue, d’agir : « Je n’y pouvais rien. » La psychanalyse fournit un bon éclairage sur la nature humaine. Et, à titre individuel, elle peut aider le « ça » à prendre du sens. Ajoutons que l’entourage aussi peut avoir besoin d’une prise en charge.
PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION FRANÇAISE POUR LA RECONNAISSANCE DU DÉNI DE GROSSESSE (AFRDG)
→ Médecin généraliste, il se spécialise en santé publique.
→ En 1985, il crée l’Association pour l’animation éducative périscolaire, dont le but est de produire des outils de prévention et d’éducation pour la santé.
→ Conseiller du rectorat de Toulouse depuis 1990, il a créé l’AFRDG en 2004, et organise les Colloques français sur le déni de grossesse, dont la 3e édition, « Regards croisés », s’est tenue en novembre 2011 à l’université de Paris-Est Créteil.
www.afrdg.info www.appri-asso.fr (association périnatalité prévention recherche information) http://petitlien.fr/5u9x