SUR LE TERRAIN
RENCONTRE AVEC
Infirmier chef de poste dans une zone reculée du Sénégal, très loin de chez lui, Late Grand Ndiaye assume ce choix, même quand il lui faut composer avec le criant manque de moyens des structures de proximité dont il a la charge.
Au bout d’une piste poussiéreuse, un bâtiment en dur se démarque d’une grappe de cases rondes au toit de paille. Bienvenue à Dialokhotoba, un hameau isolé du Sénégal oriental. Là-bas, la case de santé du village, dont l’architecture tranche avec le reste, n’a que sept ans. Dans cette zone enclavée, à quelque 700 kilomètres de la capitale, les centres médicaux sont rares. Les routes goudronnées aussi. Et les deux salles au mobilier minimaliste, qui reçoivent chaque mois des dizaines de patients, paraissent encore moins bien équipées qu’un dispensaire de brousse. « On manque de tout ici, confirme Late Grand Ndiaye. De médicaments, et même du matériel de base. »
Le dénuement de ces structures isolées, l’infirmier en a l’habitude. Depuis 2007, il officie dans ce petit deux pièces à la peinture défraîchie, une case de santé construite par la communauté rurale, mais équipée par une des compagnies d’exploitation minière étrangères qui opère dans cette région aurifère. Pour atteindre ce lieu reculé et quelque peu oublié par l’État, le quadragénaire est venu de loin. « J’ai grandi dans la région de Fatick, dans une famille de 12 enfants », raconte-t-il. En 1991, quand il décroche son diplôme d’infirmier, à l’âge de 22 ans, sa première affectation le conduit au centre médical de garnison de l’armée de Kaolack. Après trois ans, il quitte l’armée pour travailler plusieurs années au dispensaire de la ville de Fatick, le chef-lieu régional. « Mais j’ai aussi fait des stages dans des hôpitaux de Dakar, et une formation en pharmacie », complète le soignant. Aujourd’hui, Late Grand Ndiaye a trois structures de proximité à l’extrême est du Sénégal à sa charge, l’une à Dialokhotoba ; l’autre dans le village de Palumbou, à une trentaine de kilomètres ; et l’autre à Bransen, à 12 kilomètres de là. Les trajets, il les fait sur la moto qu’il vient de recevoir. « Je circule pas mal », assure le praticien. L’infirmier avec lequel il travaillait est décédé dans un accident de la route voilà plusieurs mois, et il n’a pas encore été remplacé. Alors, Late Grand Ndiaye fait parfois des heures et des kilomètres supplémentaires. Son emploi du temps et les jours de la semaine sont partagés entre ces trois cases de santé et des visites à domicile, dans une zone où les mauvaises routes sont parfois rendues impraticables par les averses de l’hivernage (saison des pluies).
En ce mardi après-midi, pas de trajets à faire, ce sont les patients qui viennent à lui. Un couple arrive. Dans son boubou bleu, la dame a mauvaise mine. Elle vient de faire plus d’une heure de route sous un soleil de plomb sur la motocyclette de son beau-frère, et se plaint de vertiges et de vomissements. « En cette saison, les crises de paludisme sont fréquentes », souligne l’infirmier, avant d’effectuer ce qu’il appelle un « TDR » pour « test de dépistage rapide ». Des dizaines de boîtes vides et pleines de ce test sanguin instantané débordent de la petite armoire à pharmacie dans le fond de la pièce.
Après avoir écarté le diagnostic du paludisme et pris la tension, Late Grand Ndiaye consigne quelques notes sur le registre. « Les gens attendent souvent trop longtemps avant de venir se faire soigner, commente-t-il. D’autant qu’ici, beaucoup utilisent encore les plantes. C’est seulement si ça ne marche pas qu’ils viennent jusqu’ici. » La consultation se passe en malinké, la langue la plus parlée dans la zone. Né à plusieurs centaines de kilomètres à l’ouest, et appartenant à un autre groupe ethnique, l’infirmier voyageur a dû s’initier aux dialectes régionaux pour mieux échanger avec ses patients. « Notamment apprendre quelques mots de malinké, mais aussi de pulaar
La consultation se poursuit, Late Grand Ndiaye prescrit des médicaments, administre deux injections, une d’anti-vomitif, l’autre d’antibiotiques, et rassure la mère de famille. « L’accueil est important ici, il y a bien plus de proximité avec les gens qu’à la ville. » Le soignant a connu la pratique des grands hôpitaux, lors de plusieurs mois de stage à l’hôpital de Fann à Dakar, puis dans un centre hospitalier en banlieue de la capitale. « En ville, on fait seulement des constats de symptômes, c’est le médecin qui prend les décisions, assène-t-il, réaliste. Aller en brousse permet de faire tellement plus de choses ! » Diagnostic, traitement, soins, suivi médical, et même accouchements – « Dix-neuf au cours du premier semestre » (2011, ndlr). C’est dire comme l’infirmier est parfois amené à dépasser ses attributions.
Mais ces responsabilités supplémentaires se combinent à un cruel manque de moyens. Pas assez de matériel médical, pas assez de médicaments, et pas même d’électricité. C’est la réalité du quotidien à la case de santé de Dialokhotoba. « Sans électricité, on ne peut pas réfrigérer les vaccins antitétaniques, se désole Late Grand Ndiaye. Or, on vient souvent me voir pour des plaies. C’est le cas pour les bergers peuls
La tâche semble déjà bien ardue. Mais il faut ajouter que la patientèle s’est élargie avec la toute récente ruée vers l’or. Il y a moins de dix ans, à l’annonce de la découverte de gisements importants dans cette zone proche de la frontière avec le Mali et la Guinée, des milliers d’orpailleurs sont arrivés de toute l’Afrique de l’Ouest pour tenter leur chance sur des sites informels peu contrôlés. « On voit de plus en plus de maladies liées à l’eau », détaille l’infirmier, qui se rend parfois sur le site d’orpaillage artisanal de Diabougou, à 22 kilomètres. « Beaucoup d’orpailleurs boivent l’eau de la rivière… Mais l’or est lavé au mercure dans cette rivière ! », déplore-t-il. Au Sénégal oriental, l’irruption de villes-champignons constituées de milliers de mineurs migrants a bouleversé le mode de vie de certaines communautés rurales traditionnelles. « L’or a aussi apporté de la prostitution, constate Late Grand Ndiaye, et il n’y a que très peu de prévention sur le sida dans la région. » Lucide, le quadragénaire à la bonne humeur inébranlable se sait le témoin des bouleversements caractéristiques d’une zone en plein boom minier. Malgré les difficultés, l’infirmier est formel : « Dakar ne me manque pas. » Sa région natale et sa famille, en revanche, oui. Sa femme et ses quatre enfants sont restés à Fatick. Lui aussi est un déraciné ici. « Mes enfants doivent bientôt venir pour les vacances », souffle-t-il. L’éloignement familial, cela aussi fait partie du choix de la brousse.
1– Le pulaar est la langue des Peuls, groupe ethnique présent en Afrique de l’Ouest et dans le Sahel.
1969 Naissance à Fatik, au nord-ouest du Sénégal.
1991 Diplôme d’infirmier à Dakar.
1991-1994 Première affectation au centre médical de garnison de l’armée dans la ville de Kaolack.
1995 Année de son mariage. Ses quatre enfants, de 17, 14, 8 et 6 ans, sont actuellement scolarisés dans la région de Fatik.
1994-2006 Infirmier au dispensaire de Fatik.
2006 Formation en pharmacie.
Stage à l’hôpital de Fann, à Dakar.
2007 Début de son poste d’infirmier chef des cases de santé de Dialokhotoba, Palumbou et Bransen.