L'infirmière Magazine n° 299 du 15/05/2012

 

RÉFUGIÉS

RÉFLEXION

La personne réfugiée est confrontée aux problématiques de la langue, de la douleur de la mémoire et de l’urgence. Les difficultés et les pathologies auxquelles elle est exposée induisent une prise en charge spécifique des soignants.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux réfugiés ?

ÉLISE PESTRE : La maladie mentale est universelle, elle s’étend au-delà de la culture. La précarité psychique et sociale entremêlées au vécu subjectif de l’exil sont au cœur de mes recherches. Après ma thèse de doctorat, qui portait sur « L’État, le réfugié et son thérapeute. Les conditions de vie psychique des réfugiés », la question de l’impact de la dimension politique et sociale sur la subjectivité du sujet étranger s’est imposée à moi. Je me suis intéressée à l’immigration, aux sans-papiers, aux réfugiés : que se passe-t-il quand on n’est pas reconnu comme citoyen dans un pays d’accueil ?

L’I. M. : Qui leur vient en aide ?

É. P. : On estime à 42 millions le nombre de réfugiés dans le monde, parmi lesquels 26 millions sont des personnes déplacées – à l’intérieur de leur pays –, et les autres, des exilés en quête de refuge, demandeurs d’asile inclus(4). En France, les organisations associatives tentent de venir en aide à ces populations d’étrangers en précarité sociale et psychique ; les structures de santé de droit commun sont elles aussi confrontées chaque fois davantage à l’arrivée de ces migrants. C’est l’Ofpra(5) qui est chargé de statuer sur la qualité de réfugié ou d’apatride, et d’assurer une protection juridique et administrative aux réfugiés. Avec plus de 90 % de rejets des demandes d’asile, ce taux est ramené à un niveau légèrement inférieur après la procédure d’appel devant la Cour nationale du droit d’asile.

L’I. M. : Qu’est-ce qu’un réfugié ?

É. P. : Un réfugié est une personne en quête d’abri territorial, qui recherche l’hospitalité dans un nouvel État à la suite de persécutions dans son pays d’origine. S’arrachant d’un territoire politique et affectif, il part en quête d’un nouveau lieu de vie. C’est là que risque de se créer la rupture, avec cette déterriolisation, évoquée par Gilles Deleuze et Félix Guatarri, dont les effets peuvent être profondément déstructurants. Lorsqu’une personne est en demande d’asile, elle se trouve en suspension, territoriale et psychique, dans un no man’s land juridique, et tente en vain d’habiter l’inhabitable. Elle est « en attente de ». De plus, elle se retrouve dans des conditions de vie d’une grande précarité à de multiples niveaux.

L’I. M. : De quelles maladies souffrent ces personnes ?

É. P. : Quand ils sont en grande souffrance, ces patients ont, le plus souvent, des manifestations symptomatiques propres à la névrose traumatique. Elle comprend une gamme étendue de symptômes : syndrome de répétition (réminiscences diurnes et nocturnes, cauchemars, irritabilité), perturbations neuro-végétatives (troubles du sommeil, désordres vasculaires, digestifs, cutanés), altération de la mémoire, modifications du caractère et de la personnalité, névrose d’angoisse, syndrome dépressif, parfois même troubles psychotiques. Le corps est omniprésent dans le discours du patient en quête d’asile. « Dans les moments où le système psychique fait défaut, c’est l’organisme qui commence à penser », écrit Sàndor Ferenczi, psychanalyste hongrois, dans son Journal clinique (1932). Les maux du sujet, tout ce qui n’a pu être parlé, viennent souvent se localiser dans le corps. Il devient le réceptacle des douleurs liées à l’exil. Pour beaucoup, il semble devenir le refuge : la perte du sommeil en est un bon exemple.

L’I. M. : Ces souffrances ont-elles un impact sur la demande d’asile ?

É. P. : C’est finalement « grâce » à ces pathologies que le demandeur d’asile peut prouver ses allégations, son passé de persécutions. Dans ce contexte judiciarisé, si le corps fait mal, il devient simultanément le meilleur allié du réfugié. Le gain de la maladie est direct, il apporte un bénéfice concret. Le corps affecté devient un objet double, il incarne l’exil et la douleur, mais également la survie, la vie.

L’I. M. : Comment prendre en charge un patient réfugié dans un tel contexte ?

É. P. : La question du « vrai » et du « faux » réfugié induite par le discours politique actuel sert finalement de support défensif au soignant. Mais, si cette modalité défensive n’est pas élaborée, elle peut contaminer la relation thérapeutique. Il faut engager le mode de positionnement du thérapeute ou du soignant avec la présomption d’innocence et ne pas endosser une place d’expert. L’objectif est d’accueillir la parole de celui qui est blessé dans son intimité, sans interpréter le réel de ses propos. Celui qui a connu la cruauté humaine et les tentatives de déshumanisation a besoin d’un lieu qui lui redonne confiance dans le langage et lui offre la garantie d’une sécurité psychique.

L’I. M. : Comment se prépare-t-on à accompagner un demandeur d’asile ?

É. P. : Il n’y a pas suffisamment de formations spécifiques qui permettent de prendre en charge la question du déplacement – lequel va se constituer comme une épreuve psychique ou pas. Il est essentiel de se dégager du discours politique en jeu et de ne pas se mettre dans une position d’expert de la vérité, qui n’est pas celle du soignant (d’un point de vue éthique). Les enseignants, les soignants, sont en première ligne d’accueil de ces populations, comme au Comede, où ce sont les infirmiers qui reçoivent les réfugiés. Ces derniers demandent à ne plus être envahis par tous ces symptômes. Leur quête d’objets réels (obtention de certificat médical, attestation psychologique…) revêt souvent une fonction défensive. Mais, si, au départ, le patient peut considérer son interlocuteur comme celui qui est en mesure d’intervenir en faveur de sa demande d’asile, il lui demande, au fond, de l’écouter et de le croire sans le juger. L’objectif n’est pas de « faire le deuil », mais de favoriser un travail de passerelle entre l’actuel et l’ailleurs. Paul-Laurent Assoun, psychanalyste, avance que le sujet qui « tombe » dans la précarité est précisément celui qui se retrouve toujours en position de demander. Il dispose d’une marge de manœuvre très limitée puisqu’il est en position d’appel à l’aide, bref, de demande.

L’I. M. : Quelle en est l’issue ?

É. P. : Certains réfugiés s’appuient sur leur statut de demandeur d’asile pour tenter de s’en sortir, d’accéder à une nouvelle vie, et portent en eux comme une illusion autour d’une vie nouvelle, voire un fantasme de renaissance. D’autres, au contraire, vont affronter la réalité d’une situation tragique : celle d’être désormais confrontés à l’impossibilité de retourner sur leur terre d’origine, la terre de leur langue et de leurs ancêtres.

L’I. M. : Que vous a appris votre expérience en Argentine ?

É. P. : Pour chacun, le déplacement d’un pays à l’autre a des effets inattendus. La migration peut être un amplificateur du mal-être. Le bain culturel, la langue, les repères changent. Il y a cette « inquiétante étrangeté » – dont parle Freud – de ce qui devient familier, comme « son quartier », qui devient un chez-soi sans l’être totalement : sensations et vécu déréalisants peuvent s’avérer très angoissants.

L’I. M. : Votre ouvrage est-il porteur d’un message ?

É. P. : Cet ouvrage s’adresse à tous ceux – psychologues, médecins, infirmiers, travailleurs sociaux – qui doivent prendre soin de réfugiés. Le danger est de rester dans des considérations trop culturelles, de faire des classifications des patients selon leur « origine culturelle ». Nous ne sommes pas des anthropologues, il est plus intéressant de prendre en compte ce qu’il y a de commun entre les patients, tout en reconnaissant les variables culturelles. L’idée est de sensibiliser les professionnels aux questions de l’altérité, mais sans tomber dans l’écueil culturaliste.

4- sources Ofpra, Comede.

5- www.ofpra.gouv.fr

ÉLISE PESTRE

MAÎTRE DE CONFÉRENCE, ENSEIGNANTE-CHERCHEUSE À PARIS-7. MEMBRE DU CRPMS(1), ÉQUIPE INTERNE « POLITIQUE DE LA SANTÉ ET MINORITÉS ».

→ Docteur en psychopathologie et psychanalyse, psychologue clinicienne, elle s’intéresse à la question des populations lorsqu’elle travaille à l’hôpital Robert-Ballanger (93).

→ Elle ouvre ensuite une consultation de psychologie au sein de l’association Femmes de la Terre(2) et intègre le Comité d’aide médicale aux exilés(3) (Comede).

→ En Argentine, elle enseigne à l’université de Buenos-Aires (UBA) et à la Faculté latino-américaine de sciences sociales (Flacso).

1- Centre de recherches psychanalyse, médecine et société, www.crpms.univ-paris-diderot.fr

2- www.femmesdelaterre.org

3- www.comede.org

PUBLICATIONS

→ « Traduction et traumatisme », revue électronique Recherches en psychanalyse, septembre 2011.

→ « Traduction et traumatisme », avec Fethi Benslama, Recherches en psychanalyse, 2011.

→ Le réfugié : un sujet en péril psychique et politique, Asylon, 2011.

→ La vie psychique des réfugiés, Payot, 2010.

→ « Anna, un sujet en quête d’asile. Les effets psychiques du système politique sur le réfugié et son thérapeute », L’information psychiatrique, 2008-84.

→ → Transmission de l’exil et psychose », Revue de psychologie clinique n° 16 L’Harmattan, 2003.