ASSURANCE PROFESSIONNELLE
SUR LE TERRAIN
ENQUÊTE
Entre la judiciarisation du monde de la santé et l’accroissement permanent de leur masse de travail, les infirmières ont bien des raisons de redouter les erreurs. Elles sont de plus en plus nombreuses à souscrire une assurance professionnelle. Un choix qui requiert… un bon dosage de leur part.
Combien d’infirmières n’ont jamais craint de commettre l’irréparable par inattention ou par fatigue ? Une erreur de lecture ou de tube, et le drame se produit. À la Rochelle, une professionnelle de 29 ans en a fait l’expérience : elle a injecté dix fois la dose de morphine prescrite à sa patiente, ce qui a entraîné le décès de cette dernière. En décembre 2011, le tribunal l’a condamnée à un an de prison avec sursis pour homicide involontaire. Comme souvent dans ce genre d’affaires, le jugement a défrayé la chronique. De quoi alimenter un peu plus les angoisses de certaines IDE, qui ont peur de se retrouver un jour sur le banc des accusés. À chaque nouveau fait divers impliquant une consœur, la polémique resurgit. Pourtant, dans les faits, les actes infirmiers suscitent moins de plaintes que les actes médicaux. En témoigne la MACSF qui, en 2010, constatait une fréquence des sinistres de 0,15 % chez les infirmières, contre 1,5 % chez les médecins. Sur les 71 068 infirmiers sociétaires du Sou Médical – Groupe MACSF –, seules 21 déclarations avaient été adressées (18 en exercice libéral et 3 en exercice salarié). Toujours est-il que, dans les services, les interrogations vont bon train. La judiciarisation du monde de la santé est-elle si importante ? Faut-il se prémunir contre ses effets ? Et, si oui, comment ?
L’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) observe, en effet, une hausse du nombre des réclamations, mais il ne distingue pas les actes incriminés (médicaux ou infirmiers). « Aujourd’hui, nous traitons 4 100 dossiers par an, alors qu’en 2006, notamment, nous n’en avions reçu que 2 500 », commente son directeur, Érik Rance. De même, le rapport de l’Observatoire des risques médicaux (ORM), portant sur les années 2006 à 2009, décrit une augmentation globale des demandes. « La proportion de dossiers indemnisés pour des actes de soin, de loin la première cause d’accident, a augmenté au cours des quatre dernières années. Ils représentaient 89 % des dossiers en 2009, contre 80 % en 2006 », note, en outre, le Dr Hubert Wannepain, qui préside l’ORM. En résumé, les actes non fautifs (aléas thérapeutiques) sont les plus nombreux (34 % des dossiers), devant les actes techniques fautifs (27 %). Arrivent ensuite les infections noso-comiales (18 %) ; les défauts d’organisation (4 %) ; les accidents dus à la prescription ou à la délivrance de produits (3 %) ; puis, les défauts d’information (1 %). Ces chiffres ne traduisent pas pour autant une aggravation de la sinistralité, selon Érik Rance : « Deux tiers des demandes sont rejetées, précise-t-il. Car elles ne remplissent pas les critères permettant de les étudier. Quant au tiers de demandes acceptées, la moitié d’entre elles concernent des dossiers engageant une faute de la part des établissements. Les autres relèvent de l’aléa thérapeutique. » Idem à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP), qui est son propre assureur : l’évolution porte plus sur le niveau des indemnisations. « Nous observons une grande constance, soit 800 à 1 000 demandes par an, relève Marjorie Obadia, directrice adjointe de la Direction des affaires juridiques de l’AP-HP. En revanche, nous notons une petite évolution récente concernant le montant de la réparation des dommages. Il a longtemps représenté 15 millions d’euros. Il est passé en quelques années à près de 20 millions d’euros, chiffre pour 2011. La raison en est que des dossiers complexes sont allés jusqu’en contentieux ou/et en jugement. »
La mise en cause directe de professionnels semble moins fréquente que ne le laissent supposer les affaires médiatisées, du moins dans les hôpitaux publics. Si l’on s’en réfère à l’ORM, dans le secteur public, c’est la responsabilité même des établissements qui est évoquée dans 90 % des cas. A contrario, dans les établissements de santé privés, c’est davantage la responsabilité des professionnels qui est contestée (dans 58 % des dossiers). Ce contexte général révèle plutôt une augmentation des frais d’indemnisation. Comme l’indique la Société hospitalière d’assurances mutuelles (Sham), l’un des assureurs du marché, « la fréquence des demandes d’indemnisation augmente aujourd’hui de 5 % par an environ, alors que l’inflation des indemnisations a atteint 34 % sur les cinq dernières années ».
Les statistiques montrent donc davantage une hausse des montants versés aux victimes qu’une aggravation des accusations envers les personnels soignants. N’en demeure pas moins que le retentissement des affaires suscite nécessairement un émoi au sein de la profession. La MACSF, qui revendique près de 16 % des parts du marché des assurances professionnelles destinées aux IDE, en atteste : « L’augmentation du nombre de souscriptions de contrat par des infirmières coïncide souvent avec des affaires médiatiques », admet Thierry Rodier, de la Direction du risque médical et protection juridique de ce groupe. En 2011, sa compagnie a enregistré plus de 10 000 nouveaux contrats responsabilité civile et professionnelle (RCP) d’infirmières (hors étudiantes), dont 43 % de libérales, 34 % d’hospitalières et 23 % de salariées, et plus de 14 000 nouveaux contrats d’étudiantes en Ifsi. Les Iade et les Ibode représentent 11 % de ces effectifs. « Nous notons, depuis le milieu des années 1980, une progression à deux chiffres du nombre de contrats RCP infirmiers, ajoute Thierry Rodier. À cette époque, la part des infirmières hospitalières ou salariées représentait 20 % de la totalité des infirmières que nous assurions. Cette part est aujourd’hui de l’ordre de 65 %. » Fait d’autant plus surprenant que seules les libérales sont soumises à une obligation d’assurance professionnelle. La loi du 4 mars 2002 le leur impose. Les autres, en revanche, bénéficient de la couverture de leur employeur.
« Nos IDE, comme tous nos autres personnels, n’ont pas besoin de prendre une assurance professionnelle, insiste Roselyne Vasseur, directrice des soins à la Direction générale de l’AP-HP. Dans notre société, nous sommes souvent couverts pour les mêmes risques par différents assureurs. Le secteur de la santé n’y échappe pas… J’ai le sentiment qu’une part croissante de professionnels prennent une assurance, sans doute à cause des affaires médiatisées. » Même remarque pour les étudiantes. « Elles sont couvertes par notre assurance », précise, à son tour, Gilles Brest, directeur de l’Ifsi de Digne-les-Bains (04). Malgré ces bonnes paroles, sur le terrain, le message semble moins évident. En cause : les limites des contrats souscrits par les établissements. Ils ne protègent, en effet, les personnels que sur le plan des procédures conduites devant les juridictions civiles ou administratives. Ce qui permet aux victimes de réclamer des dommages et intérêts, en principe payés par l’assureur. L’employeur ne peut nier sa responsabilité qu’en de rares exceptions : faute volontaire (comme le meurtre) ; dépassement de compétences réglementaires (exécution d’un acte médical en dehors des limites et conditions réglementairement fixées, exécution d’une prescription orale, décision de sortie d’un patient sans avis médical) ; soins réalisés en dehors de l’établissement (dans la rue ou à titre bénévole) ; ou encore faute détachable du service (correspondant à une faute personnelle de comportement). Ce dernier cas s’avère particulièrement peu fréquent, voire même inexistant. À l’AP-HP, « cela n’est jamais arrivé à une infirmière », indique Marjorie Obadia. De l’avis d’un avocat spécialisé en droit de la santé, « une infirmière salariée n’a aucun intérêt à souscrire une assurance RCP ». Dans un exemplaire de ce type de contrat (protection juridique), que L’infirmière Magazine a pu se procurer – signé par une IDE –, la RCP est d’ailleurs explicitement exclue des garanties… « Cette responsabilité [doit] être assurée par l’établissement qui vous emploie », explique le document. Il ne protège donc la signataire que dans deux cas : d’une part, pour des actes effectués afin de porter secours à une personne hors de l’établissement ; et, d’autre part, pour des soins donnés au sein de l’établissement et dont le bien-fondé serait nié par sa hiérarchie mais reconnu par les tribunaux.
« Dès lors qu’un patient est pris en charge dans l’un de nos établissements, nous couvrons tout acte réalisé par une infirmière dans le cadre de l’exercice de ses fonctions », martèle Marjorie Obadia. Tout l’enjeu réside là : éviter de sortir de ses compétences. Une frontière qui, sur le terrain, semble ténue. « Comme la plupart de mes collègues, j’ai préféré m’assurer, parce que je travaille dans un service de réanimation, confie Julie, IDE dans une clinique à Aix-en-Provence (13). Les risques d’erreur existent, et les prescriptions sont souvent transmises à l’oral. Sur douze heures de travail, il faut souvent des réajustements. Il n’y en a aucune trace, sauf ce que j’écris tout au long de la journée. » À l’inverse, Yvette, diplômée depuis 1974, considère ce genre d’assurance comme « superflue ». Cette sérénité est-elle due à sa plus longue expérience, ou bien au service dans lequel elle exerce, un centre d’addictologie ? Difficile à estimer. Reste que, pour sa part, Thierry Rodier observe une augmentation du nombre des contrats, « surtout chez les IDE en début de carrière ». Ces préoccupations concernent aussi les étudiantes. « Certaines élèves nous disent que leur Ifsi leur conseille de prendre une assurance », témoigne Julie. Cette pratique diffère cependant d’un Ifsi à l’autre. En atteste Gilles Brest, qui refuse même « d’ouvrir sa porte aux assureurs. Car ils ont tendance à proposer des interventions ». À l’Ifsi de Digne, c’est un juriste qui dispense les cours relatifs à la responsabilité pénale et professionnelle de l’infirmière. Les IDE ne semblent pas non plus logées à la même enseigne selon qu’elles travaillent dans la fonction publique hospitalière (qui peut choisir de s’auto-assurer) ou dans le privé. « La plupart des litiges sont réglés par voie amiable, indique Marjorie Obadia. Chez nous, cela représente 70 % des dossiers, contre 55 % chez les assurances privées. » Ces chiffres sont confirmés dans le rapport de l’ORM.
Si l’assurance souscrite par l’employeur ou l’Ifsi règle les frais liés aux dommages causés à une victime d’accident médical, parfois colossaux, elle ne couvre toutefois pas la responsabilité pénale de l’infirmière (Lire p. 30). D’où l’intérêt de disposer d’une protection juridique (PJ) à part entière, souvent associée aux assurances RCP. Car celle-ci prend en charge les frais d’avocat en cas de procédure pénale, voire même devant le conseil de l’ordre s’il y a, par ailleurs, une sanction disciplinaire. Le coût d’une telle prestation est, en outre, bien inférieur au montant des primes réglées par les médecins. Comme le remarque l’Union des chirurgiens de France, « le tarif moyen de la prime d’assurance en obstétrique est actuellement de 18 000 euros, subventionnés pour moitié ». Alors que, pour une infirmière, la cotisation annuelle s’élève à environ 50 euros (RCP + PJ confondues). Quel que soit le tarif, l’assureur ne peut pas, en revanche, endosser les coûts liés à une amende en cas de condamnation. Chaque justiciable répond de ses actes, y compris si cela doit passer par la case prison. À ce niveau, rien ne vaut donc la prévention. D’où la multiplication des formations dédiées à la qualité des soins. Même précaution durant la formation initiale : « Nous insistons beaucoup sur le calcul des doses, souligne Claude Walgenwitz, cadre de santé formateur au CH de Digne. C’est trop souvent une source d’erreurs. Voilà pourquoi nous passons du temps sur les travaux pratiques. » Pas question, cependant, d’exagérer les risques. « Nous avons un discours nuancé, explique Gilles Brest. Nous nous devons d’exposer les risques. Mais j’ai le sentiment que si l’on instaure un rapport trop sécurisé, on perd le climat de confiance nécessaire au soin. » De quoi nourrir un sentiment de suspicion tant chez le soignant que du côté du patient… Or, ce dernier dispose d’un véritable droit de regard sur son dossier médical. Avec la loi du 4 mars 2002, il s’est vu reconnaître un droit à l’information. Si bien qu’aujourd’hui, il n’est plus seulement « patient », mais, de plus en plus, acteur de sa santé. Autant le percevoir, alors, comme un partenaire de soins.
Dans un document synthétique portant sur les trois types de responsabilités infirmières (civile/administrative, pénale et disciplinaire) réalisé pour l’Ifsi Théodore-Simon (93), la juriste Émily Thibault rappelle les sanctions applicables en cas de manquement au secret professionnel. Elle évoque l’article 226-13 du Code pénal. On peut y lire qu’en cas « de divulgation d’une information à caractère secret, le professionnel de santé encourt une peine d’emprisonnement d’un an et une peine d’amende de 15 000 euros ». L’infraction est constituée dès lors que quatre éléments sont réunis : un confident, en l’espèce l’infirmier ; un secret (tout élément relatif à la maladie ou à la vie privée du patient) ; un acte de révélation, oral ou écrit, portant sur des faits précis ; et une intention coupable, c’est-à-dire que l’infirmier doit avoir conscience de révéler un secret.
M. D.
Seuls les établissements publics disposent de la notion de « faute détachable du service ? ». Elle constitue une exception à la règle selon laquelle l’agent est couvert par l’assurance de son employeur. Elle ne concerne que la faute commise en dehors du service et celle commise dans le service mais comportant une intention de nuire ou présentant une gravité inadmissible. Le secteur privé dispose d’une notion de droit équivalente. Il s’agit du principe d’immunité du préposé. La jurisprudence prévoit ainsi qu’une infirmière « qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers ». Le 26 avril 2010, la cour d’appel de Toulouse a, ainsi, exonéré de toute responsabilité une infirmière chargée du comptage des compresses durant une opération chirurgicale. Cette dernière avait pourtant commis une erreur de calcul. Mais elle était sous la responsabilité du chirurgien. C’est donc ce dernier qui a supporté les conséquences de l’erreur. De la même manière, en 2001, une infirmière a été condamnée à huit mois de prison pour une erreur commise par une élève qu’elle avait sous sa surveillance.