DOSSIER
L’ESSENTIEL
Discrédité pendant des générations, brandi comme fer de lance des luttes féministes, l’allaitement maternel continue d’alimenter la polémique. Le sujet divise, passionne et prend des allures d’enjeu sociétal. L’allaitement est pourtant le meilleur mode de nutrition des nourrissons. C’est scientifiquement prouvé. Si de plus en plus de jeunes jeunes mamans en sont convaincues, toutes ne le savent pas. Issues de la génération « lait en boîte », elles sont nombreuses à douter, à trébucher au moindre obstacle, et finissent parfois par laisser tomber, non sans éprouver un sentiment de culpabilité. Démunies, elles se retrouvent candidates malgré elles au sevrage précoce. Les professionnels de santé doivent donc devenir le chaînon manquant de leur parcours. Mise en route, difficultés, sevrage…, les jeunes mères ont besoin de conseils pratiques et validés pour mener à bien leur allaitement. Elles sont aussi en attente d’une information fiable pour prendre leur décision.
Le terme allaitement maternel est réservé à l’alimentation par le lait de la mère, qu’il soit reçu par le sein ou de façon passive, c’est-à-dire à la tasse, au biberon, à la cuillère. L’allaitement maternel est :
– exclusif, si le nourrisson reçoit uniquement du lait maternel (il ne boit pas d’eau non plus) ;
– partiel, si le nourrisson bénéficie en plus d’une autre alimentation (substituts de lait, céréales, boissons). Il est dit majoritaire si la quantité de lait maternel consommé assure plus de 80 % des besoins de l’enfant ; moyen, si elle représente de 20 à 80 % de ses besoins, et faible si elle est de moins de 20 %.
Le sevrage correspond à l’arrêt total de l’allaitement maternel. Il ne doit pas être confondu avec la diversification alimentaire.
→ Au début de la grossesse, les seins se préparent. La libération des hormones (œstrogènes, progestérone et hormone lactogène placentaire) stimule le développement des canaux lactifères, des alvéoles, et la dilatation des vaisseaux sanguins. L’aréole qui entoure le mamelon se fait plus foncée et plus large, les seins grossissent, deviennent sensibles ; des veines bleues peuvent apparaître. À la surface des mamelons, se dessinent souvent des renflements blanchâtres appelés tubercules de Montgomery, qui sécrètent une substance lubrifiante et odorante.
→ La lactogénèse débute vers le quatrième mois, c’est la phase I de la lactogénèse ou « période colostrale ». La libération de l’hormone prolactine inaugure la production du premier lait, appelé colostrum. La glande mammaire est suffisamment mature pour la fabrication de lait, mais celle-ci est freinée par les hormones placentaires – notamment la progestérone – et ne commencera réellement qu’après l’accouchement. Néanmoins, certaines femmes remarquent un écoulement de colostrum avant qu’il ne survienne.
→ La lactogénèse évolue. Les premiers jours, la lactogénèse de phase I se poursuit. L’enfant allaité reçoit du colostrum. Après trois ou quatre jours en moyenne, la phase II de la lactogénèse commence. Le taux des hormones placentaires dans l’organisme, notamment de la progestérone, chute. Dans le même temps, le maintien d’un taux élevé de prolactine et la succion de l’enfant lors de la tétée stimulent la production du lait, qui devient plus abondant. C’est la « montée de lait » : le lait est plus blanc, plus fluide ; les seins augmentent de volume, sont tendus, parfois très durs ; le lait peut s’écouler en dehors des tétées.
→ Elle atteint son rythme de croisière. Vers quatre à six mois d’allaitement, le réseau vasculaire diminue autour du sein. Les mamans peuvent nettement ressentir cette réduction : les seins sont moins tendus, même en cas de tétées irrégulières, et le risque d’engorgement est moindre. Pour autant, elles doivent être rassurées, la quantité de lait reste constante et parfaitement adaptée aux besoins de leur bébé.
À noter : la montée de lait intervient en moyenne trois ou quatre jours après l’accouchement, mais elle peut être plus tardive de quelques jours, notamment en cas de stress important, de rétention placentaire, de diabète maternel, d’hémorragie durant le travail, d’anémie maternelle (en dessous de 9 g/l), d’obésité, ou encore sans que l’on sache pourquoi.
La synthèse du lait va se tarir, la glande mammaire se met au repos et va revenir à son état normal en attendant une éventuelle autre grossesse. Ces processus s’instaurent plus ou moins vite selon la durée de l’allaitement : rapidement si le sevrage intervient précocément ; plus lentement s’il survient après avoir atteint le rythme de croisière. Ainsi, un sevrage arrivant après plusieurs mois d’allaitement est très progressif ; il n’est pas rare que la mère qui change d’avis puisse reprendre la lactation, même plusieurs semaines après l’avoir arrêtée.
Le lait est sécrété en continu dans la lumière des alvéoles, où il est stocké jusqu’à expulsion dans les canaux lactifères ou galactophores vers le mamelon. La régulation de la lactation se fait automatiquement, sans intervention de la mère, en fonction des besoins de l’enfant et du nombre de tétées. Synthèse, sécrétion et éjection du lait sont soumises à deux types de contrôles, endocrine et autocrine.
→ La régulation hormonale endocrine. Deux hormones principales interviennent :
– la prolactine permet la production de lait dans les alvéoles par les cellules épithéliales ; son rôle est essentiellement permissif, elle ne contrôle pas le volume de lait fabriqué ;
– l’ocytocine, en commandant la contraction des cellules myoépithéliales autour des lobules, génère le réflexe d’éjection du lait dans les canaux galactophores.
La production de ces hormones est déclenchée par la succion efficace du bébé au cours de la tétée. Des récepteurs locaux au niveau de l’aréole envoient un message à l’hypothalamus de la mère, qui régule la sécrétion hormonale via l’hypophyse (voir infographie p. 32). Le taux de prolactine augmente progressivement, et reste élevé pendant deux heures environ. Le taux d’ocytocine grimpe instantanément pour quelques minutes, ce qui explique que le lait soit éjecté uniquement pendant la tétée. Si l’enfant continue de téter, les mouvements de succion et la dépression créée par sa bouche provoquent de nouvelles décharges d’ocytocine, et d’autres flux de lait peuvent se succéder.
→ La régulation autocrine
Ce contrôle se développe localement, au niveau de la glande mammaire. Il régule plus spécifiquement le volume de lait produit. Il s’agit d’un mécanisme de rétrocontrôle négatif dans lequel intervient une protéine du lait qui freine la synthèse selon le taux de remplissage des alvéoles. Plus le sein se remplit, plus le facteur inhibiteur freine la vitesse de fabrication du lait. Plus l’enfant tète souvent et efficacement, plus la vitesse de production augmente. Ce mécanisme autocrine étant indépendant d’un sein à l’autre, il permet de comprendre pourquoi certaines femmes auront davantage de lait dans un sein que dans l’autre, bien que tous deux reçoivent la même quantité d’hormones.
→ Les facteurs extérieurs et intérieurs. Des stimuli extérieurs, comme les pleurs de l’enfant, peuvent provoquer la décharge d’ocytocine, et entraîner la survenue d’écoulements entre les tétées.
Les commandes hypothalamiques peuvent être parasitées par d’autres centres cérébraux, comme le système limbique, qui réagit à de vives émotions, une grande tristesse ou une forte fatigue. L’état émotionnel de la mère est donc une condition déterminante pour une bonne lactation.
Le bébé approche du sein. Il reconnaît l’odeur secrétée par les tubercules de Montgomery à la surface des mamelons. Cette odeur stimule son réflexe de succion. La sécrétion d’ocytocine, qui permet l’éjection du lait, commence dès cet instant. La succion stimule des récepteurs locaux qui envoient un stimulus par voie nerveuse à l’hypo-thalamus. Il faut une phase de latence pour que le système nerveux central réponde au stimulus. Pendant ce temps, le lait ne coule plus. L’enfant peut parfois téter plus fort ou s’énerver sur le sein, en particulier s’il reçoit par ailleurs des biberons pour lesquels ce temps de latence n’existe pas. L’hypothalamus commande la production de prolactine et d’ocytocine vers les deux seins. Les acini se contractent sous l’influence de l’ocytocine, provoquant l’éjection du lait dans les canaux vers les mamelons. Le réflexe d’éjection permet la progression du lait des acini vers le mamelon. Le bébé reçoit du lait dans la bouche grâce à une forte dépression intrabuccale créée en abaissant le menton. Les mouvements de succion et de déglutition deviennent amples. Pendant quelques minutes, plusieurs jets se suivent jusqu’à une nouvelle phase de latence. Si le bébé continue de téter, d’autres flux peuvent ainsi se succéder, tandis que le lait devient de plus en plus riche en lipides, jusqu’à une phase réfractaire où il n’est plus éjecté. Si besoin, la tétée peut être reprise au niveau du deuxième sein. À dire aux parents : l’éjection du lait va ainsi s’arrêter puis reprendre à plusieurs reprises tant que le bébé tète. Au bout d’un moment, le lait ne coule plus dans le sein. Si l’enfant manifeste encore sa faim, on peut lui proposer l’autre sein.
→ À la naissance, le premier lait produit est le colostrum, liquide jaune-orangé, épais, riche en protides, en sels minéraux pour éviter la déshydratation. Il est aussi très concentré en anticorps et en globules blancs, pour aider le nouveau-né à s’adapter à son environnement. Il aide également à l’évacuation du méconium. De faible quantité le premier jour (10 à 30 g), il augmente progressivement les jours suivants.
→ Durant quatre à six semaines, le lait de transition prend le relais. Il apparaît au moment de la montée de lait. Plus riche en lactose et en lipides que le colostrum, il est aussi plus abondant, plus fluide, plus blanc. Ensuite, le lait mature garde une composition très stable tout au long de l’allaitement, et reste parfaitement adaptée aux besoins du nouveau-né et à son immaturité organique :
– 87 % d’eau pour assurer l’hydratation ;
– des lipides, dont les acides gras à chaîne longue indispensables à la construction du cerveau et de la rétine ;
– des protéines majoritairement solubles, donc adaptées à l’immaturité hépatique et rénale des nourrissons ;
– des vitamines, des éléments de défense immunitaire (globules blancs, IgA…), d’autres facteurs de développement (hormones, facteurs anti-inflammatoires et de croissance…).
La composition s’adapte également aux conditions de vie du couple mère-enfant : en cas d’environnement insalubre ou de maladie, le lait de la mère s’enrichit en IgA et autres facteurs anti-infectieux spécifiques pour l’aider à se défendre.
La composition du lait varie au cours de la tétée. La concentration en graisses, variable selon le moment, la femme ou le sein, augmente proportionnellement à l’extraction du lait des alvéoles. Si le début de la tétée se fait sur un sein partiellement drainé (qui n’a pas eu le temps de se remplir depuis la tétée précédente), la concentration en graisses peut d’emblée être élevée. Ce qui ne justifie pas de conseiller absolument aux mères de laisser l’enfant téter un sein jusqu’au bout pour profiter d’un apport calorique maximum. Dans les faits, la croissance des enfants est donc davantage fonction de la quantité de lait absorbé que de sa teneur en calories, qui est très variable.
1– Anaes, 2002.
→ En France, 66,3 % des enfants nés en 2007 sont allaités à la naissance, un taux en constante hausse (36 % en 1972, 45,5 % en 1976, 51,6 % en 1995, 64 % en 2004) (Drees 2010).
→ 28,3 % des bébés ont été allaités plus de 6 mois en 2007 ; 25 % entre 3 et 6 mois. Le choix de l’allaitement est aussi plus durable (Drees 2010).
→ Les taux français restent pourtant faibles : en 2003, 14 pays européens, dont l’Allemagne et l’Italie, déclaraient un taux d’initiation à l’allaitement de plus de 90 %, suivis par 5 pays, dont l’Espagne et la Grande-Bretagne, avec un taux compris entre 70 et 90 % (Rapport 2010 du Pr Turck).
→ Résolution de l’OMS. Dans les pays industrialisés, la supériorité du lait maternel sur les formules pour nourrissons obtenues à partir du lait de vache ou autres est bien établie. Les effets bénéfiques de l’allaitement dépendent du degré d’exclusivité et de sa durée. L’OMS a adopté, en 2002, une résolution sur la « Nutrition chez le jeune enfant et le nourrisson » : la durée optimale de l’allaitement exclusif, qui permet une croissance adéquate pour l’enfant, est portée à six mois (quatre à six mois dans les anciennes recommandations). Après six mois, l’OMS préconise, selon l’évolution des besoins, l’introduction d’« aliments sûrs et adéquats du point de vue nutritionnel, en complément de l’allaitement maternel, qui peut être poursuivi jusqu’à l’âge de 2 ans ou plus ».
→ Une politique de promotion active. La déclaration d’Innocenti de Florence, en 1990, rédigée par des représentants de l’ONU et de 32 pays, rappelle l’importance globale de l’allaitement et les responsabilités qui incombent aux gouvernements de mettre en œuvre des programmes pour le promouvoir, le protéger et le soutenir. Reprise en 1990 par le Sommet mondial pour les enfants, cette déclaration a été intégrée à la stratégie mondiale pour l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant de l’OMS, en 2002.
Réaffirmées en 2004 par la Commission européenne, les recommandations de l’OMS sont relayées par la Haute Autorité de santé (HAS), la Société française de pédiatrie (SFP) et l’Académie de médecine, et s’inscrivent dans le plan d’action allaitement maternel rédigé en 2010 par le Pr Dominique Turck. Ce rapport
1– Rapport recommandations de l’OMS.
2– Programme national nutrition santé.
DR MARC PILLIOT PÉDIATRE LIBÉRAL À ROUBAIX (59), ATTACHÉ AU PÔLE MÈRE-ENFANT DU CH TOURCOING LABELLISÉ « ALI DES BÉBÉS ».
Face aux jugements parfois négatifs, comment une mère peut-elle faire le bon choix ?
Devant une maman qui s’interroge, les questions ouvertes appellent une autre réponse que oui ou non. « Qu’est-ce qui vous fait peur dans le fait d’allaiter ? Qu’est-ce que ça évoque pour vous ? » Là, on peut corriger les inquiétudes en apportant des arguments validés. « Ce n’est pas l’allaitement mais la grossesse qui abîme les seins… » Le risque est que des professionnels poussent les femmes à allaiter, mais soient, ensuite, dans l’incapacité de les aider à conduire leur allaitement.
Les professionnels sont-ils pour beaucoup responsables des échecs ?
Faute de transmission familiale, la plupart des mères se tournent vers les professionnels de santé. Il n’y a pas de formation initiale pour les médecins et les pharmaciens, et très peu pour les sages-femmes et les puéricultrices, alors que l’OMS recommande 20 heures de cours. Les professionnels font donc appel à leur culture familiale et aux idées toutes faites. Finalement, on se retrouve avec des femmes qu’on ne sait pas aider. C’est très préoccupant car si la maman rate son allaitement, elle se sent responsable, alors que son échec est dû à de mauvais conseils. L’important est de dire aux mamans que ce n’est pas de leur faute si elles ratent leur allaitement.
Pourtant, les mères évoquent le manque de lait comme premier facteur d’échec…
Dans ce cas aussi, le vrai problème est l’absence d’informations. Le manque de lait peut être réel mais, le plus souvent, il est secondaire à une mauvaise conduite de l’allaitement, avec des horaires imposés, des compléments inadaptés ou une mauvaise compréhension des périodes où les enfants sont plus « speed ». Les professionnels ne savent pas toujours conseiller, et la maman se sent incompétente. C’est important pour les pharmaciens et les préparateurs de se former. Les mamans vont souvent faire appel à eux. S’ils donnent de bons conseils à une mère, ils s’en font à coup sûr une cliente très fidèle !
PROPOS RECUEILLIS PAR A.-G. HARLAUT