« Nous sommes à l’ère de la révolution cancer » - L'Infirmière Magazine n° 302 du 01/06/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 302 du 01/06/2012

 

RECHERCHE CLINIQUE

RÉFLEXION

En deux décennies, les traitements contre le cancer ont progressé de manière spectaculaire. Dans ce contexte, les essais cliniques précoces sont une étape capitale pour élargir l’offre de traitements.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qu’est-ce qu’un essai thérapeutique précoce ?

ÉRIC ANGEVIN : Un essai thérapeutique précoce s’inscrit dans un processus de recherche clinique. Ce protocole vise à proposer à des patients atteints de cancer, et confrontés à l’échec thérapeutique de traitements standards, des molécules pas encore homologuées comme médicaments. Ces essais sont conduits au moment de la phase I du développement des molécules. Il s’agit donc souvent de leur première administration chez l’homme. Ils peuvent aussi concerner des molécules de phase I associées à des traitements déjà approuvés.

L’I. M. : Quels sont les objectifs d’une phase I ?

É. A. : Le premier objectif des essais de phase I est de déterminer quels vont être la fréquence, le type et l’ampleur des effets secondaires chez les patients. Car, même si l’on s’est assuré que le profil de tolérance était bon, en le testant chez l’animal, et que l’on pouvait donc appliquer la dose déjà testée chez la souris à l’homme, on ne peut exclure la possibilité de rencontrer des effets secondaires plus ou moins graves. Le second vise à définir la dose optimale à administrer aux patients. De fait, ces essais ont un « design » très particulier, puisque l’on avance dans l’exploration en accroissant progressivement la dose sur des cohortes de trois à six patients. Ainsi, au fur et à mesure que les doses augmentent, le risque d’avoir des effets secondaires plus ou moins graves est également majoré, jusqu’à ce que soit déterminée la dose maximale tolérée qui pourra être mise en parallèle avec le troisième objectif de la phase I : définir la pharmacocinétique de ces nouvelles molécules, c’est-à-dire l’évaluation de la biodistribution du médicament dans l’organisme.

L’I. M. : Quel est le rôle des infirmières dans le déroulement de ces essais ?

É. A. : Il est essentiel. Au Sitep, nous avons deux profils d’infirmières qui travaillent sur ces essais. D’abord, celles qui sont directement impliquées dans les soins aux patients. En lien avec l’équipe médicale, elles sont garantes des bonnes pratiques et doivent s’assurer du respect du protocole thérapeutique expérimental. Elles procèdent à la distribution des médicaments, aux prélèvements sanguins selon un timing très précis. Elles mettent aussi en œuvre toutes les mesures de prévention à la prise en charge des effets secondaires. Ensuite, depuis cinq ans, nous avons également développé le rôle des infirmières de recherche clinique (IRC). Elles travaillent avec le médecin investigateur pour faciliter toutes les étapes d’inclusion des patients et pour améliorer la qualité du suivi. Dans notre modèle actuel, six IRC animent des consultations, sans la présence de médecins : il s’agit de consultations d’annonce au cours desquelles les patients se voient expliquer tous les détails pratiques nécessaires à leur prise en charge. Lorsque le traitement a débuté, l’IRC assure ensuite des consultations spécifiques de suivi. Elles présentent également des formations auprès des infirmières libérales des réseaux de soins et interviennent dans les Ifsi pour mieux faire connaître le rôle des essais cliniques. Aujourd’hui, il faut que nous fassions comprendre que la recherche clinique, notamment de phase I, s’inscrit pleinement dans la continuité des soins aux patients.

L’I. M. : Quel est l’intérêt pour un patient de participer à des essais de phase I ?

É. A. : Auparavant, les phases I étaient considérées comme « l’antichambre » des soins palliatifs. D’ailleurs, le bénéfice direct attendu était inférieur à 5 %. Actuellement, nous ne sommes plus du tout dans cette configuration. On estime, ainsi, que 50 % des patients inclus dans des essais de phase I ont un réel bénéfice clinique. Ce bénéfice s’exprime sous deux formes : dans 15 % des cas, on note une vraie réduction (visible et mesurable par scanner) des lésions métastatiques ; et, dans 80 à 85 % des cas, une stabilisation de la maladie de plusieurs mois. De surcroît, les patients voient leur qualité de vie s’améliorer, ce qui leur permet parfois de poursuivre ou de reprendre une activité physique, voire, bien que plus rarement, une activité professionnelle. Ces résultats nous motivent à nous battre pour faire en sorte que la proposition d’une molécule innovante intervienne tôt dans le parcours de soins, et même en première intention, et non pas après la 5e ou 6e ligne de chimiothérapie. On plaide beaucoup auprès de nos collègues oncologues pour que la proposition de phase I ne soit pas la dernière avant les soins palliatifs.

L’I. M. : Avez-vous des difficultés à recruter des patients ?

É. A. : Non. Mais nous pourrions sans doute en recruter davantage si nous n’étions pas limités dans l’accès à ces nouvelles molécules de phase I – même s’il s’est énormément amélioré ces dernières années. Aujourd’hui, les industriels du médicament confient volontiers leurs nouvelles molécules à des centres experts européens dans le cadre d’essais multicentriques alors qu’auparavant, ils choisissaient plutôt des centres d’Amérique du Nord, jugés plus performants. Ce constat conduit à penser qu’il faudrait peut-être réduire le nombre de centres experts afin de concentrer ces essais sur des structures qui ont une réelle expertise, les capacités et les ressources pour les mener dans les meilleures conditions. Partant du principe que pour être performant dans le domaine des essais de ce type, il faut en faire beaucoup. Bref, l’offre et l’organisation de ces essais en France sont sans doute à questionner.

L’I. M. : Quelle est, aujourd’hui, la dynamique de l’innovation thérapeutique dans ce champ ?

É. A. : Elle est très importante. En moins de deux décennies, l’oncologie a d’ailleurs fait des progrès remarquables. Aujourd’hui, on estime à environ 800 le nombre de molécules en cours de développement de phase I, II et III. Cela ne veut pas dire que l’on va disposer de 800 nouveaux traitements. Seuls 5 % de ces molécules recevront, à terme, une autorisation de mise sur le marché. Dans ce contexte, les essais de phase I sont des moments « critiques » puisque, en fonction des résultats que nous leur fournissons, les industriels du médicament vont décider de poursuivre le développement d’une molécule ou de le stopper. D’ici à 2020, une cinquantaine de nouvelles molécules devraient être approuvées.

L’I. M. : Outre les thérapies moléculaires ciblées (TMC), qui constituent le gros du réservoir des essais, quelles sont les autres pistes émergentes ?

É. A. : Les TMC vont sans doute continuer à être les thérapies phares des quinze prochaines années. Mais une molécule seule ne permet pas d’obtenir des taux de réponses suffisants, ni même la guérison. Cela signifie qu’il faut explorer des combinaisons intelligentes via de grands essais de phase II et de phase III. Il en existe déjà, mais ils sont compliqués à mettre en œuvre car il faut parfois combiner la molécule de tel laboratoire avec celle d’un autre industriel. Et c’est souvent un vrai cauchemar, car les industries du médicament sont concurrentes. Cela dit, à l’avenir, deux pistes semblent très prometteuses. Les cellules souches tumorales sont, ainsi, probablement, la clé permettant d’expliquer les résistances ou les rechutes. En effet, si certaines TMC sont de vraies « bombes thérapeutiques », on sait qu’à plus ou moins long terme, les patients vont rechuter. La seconde voie est liée au métabolisme (glucides, lipides…). C’est un univers extrêmement complexe. De manière imagée, on n’est plus, comme avec les TMC, sur des autoroutes, mais sur des chemins vicinaux dont on sait qu’ils jouent un rôle très important dans « l’écologie » de l’organisme. On commence à voir apparaître des molécules qui inhibent des enzymes. D’ici à cinq ans, nous devrions disposer de « la carte d’identité » de toutes les variétés de cancers, et nous aurons peut-être la confirmation que certains mécanismes sont d’ordre épigénétique. Même si, malheureusement, nous restons dans une situation où l’incidence des cancers augmente, il est passionnant, aujourd’hui, de faire de l’oncologie, car la dynamique de l’innovation thérapeutique et scientifique est extraordinaire. Assurément, nous sommes à l’ère de la révolution cancer.

DR ÉRIC ANGEVIN

ONCOBIOLOGISTE ET PRATICIEN SPÉCIALISTE À L’INSTITUT GUSTAVE ROUSSY DEPUIS 1995 ; IMPLIQUÉ DEPUIS DE NOMBREUSES ANNÉES DANS DES PROGRAMMES D’IMMUNOTHÉRAPIE DES CANCERS, EN PARTICULIER REIN ET MÉLANOME.

→ Depuis 2006, il est directeur adjoint de la recherche clinique à l’IGR, chargé de l’innovation et de la valorisation, ainsi que de la coordination des partenariats industriels.

→ Il exerce également des fonctions médicales au sein du Sitep, en tant qu’investigateur principal ou co-investigateur de nombreux essais thérapeutiques de phase I. Il est aussi l’auteur de plus d’une centaine de publications et communications.

À SAVOIR

Un acteur majeur dans la lutte contre le cancer

Parmi les 16 centres de phase précoce labellisés par l’Institut national du cancer, le Sitep est le plus important. En 2011, il a conduit 57 essais de phase I qui ont inclus plus de 300 patients sur les quelque 700 ayant bénéficié d’une inclusion de phase I durant cette période, en France. L’un de ses atouts est de disposer d’une équipe de 55 personnes (ETP), entièrement dédiée à ces investigations.