L'infirmière Magazine n° 302 du 01/06/2012

 

SUR LE TERRAIN

RENCONTRE AVEC

Après dix ans de travail auprès des personnes sans-abri, l’infirmière britannique Jane Gray est devenue directrice de l’entreprise sociale Inclusion Healthcare. Une nouvelle façon de prendre soin des plus démunis.

J’ai toujours adoré être infirmière, affirme Jane Gray avec un sourire éclatant. Mais, de tous les postes dans lesquels j’ai travaillé, c’est celui-ci que je préfère. Je m’y sens libre, polyvalente et responsable. Grâce à mon expérience, je vois comment améliorer les choses pour le mieux-être des patients. » Depuis la rentrée 2010, Jane est codirectrice de Inclusion Healthcare, une entreprise à but non lucratif dont l’objectif est d’offrir des soins de santé primaire aux personnes sans abri de Leicester, une agglomération d’environ 800 000 habitants, à 160 kilomètres au nord de Londres. La structure réunit cinq médecins généralistes, six infirmières, du personnel administratif et une gestionnaire. Installée dans un bâtiment neuf et ultramoderne loué à la municipalité, le Dawn Centre, elle partage ses locaux avec un centre d’hébergement pour 44 SDF. « Il nous a fallu du temps pour en arriver là », souligne Jane, tandis qu’elle réfléchit sur sa carrière. Au Royaume-Uni, l’accès aux soins est officiellement universel. Avec ou sans adresse, chacun peut donc s’inscrire auprès du cabinet médical de son quartier, le premier niveau du système de santé britannique. « Mais, le suivi de ces patients est vraiment spécifique, précise Jane, et tous les cabinets médicaux ne sont pas qualifiés. Il faut s’occuper de la personne globalement, admettre ses retards de soins, lui accorder beaucoup de temps, quitte à lui fournir de bonnes chaussures si elle a des problèmes podologiques récurrents, ou un soutien-gorge adapté si elle a mal au dos. » Par ailleurs, bien que certains médecins généralistes et infirmières communautaires des cabinets de quartier et dispensaires du National Health Service (NHS) s’impliquent pour les sans-abri, l’accès aux soins est géographiquement très inégal. Aussi, certaines institutions spécifiques se sont-elles créées ici et là, selon différents régimes juridiques.

Groupe d’échanges

Entre 2001 et 2010, Jane était infirmière au Leicester Homeless Healthcare, un dispensaire directement géré par le NHS. « Quand j’ai commencé, j’étais choquée de constater que tout le monde n’avait pas accès à la même qualité de soins, se rappelle-t-elle. Nous, nous allions dans les centres d’accueil de jour ou les hôtels, et nous faisions consultation et soins dans une même pièce, pas du tout équipée. » À l’époque, Jane est la seule infirmière spécialisée dans les soins aux sans-abri de toute l’agglomération. « Je me suis sentie un peu isolée, se souvient-elle. Rapidement, j’ai tenté de mettre en place un groupe d’échanges avec d’autres infirmières travaillant sur tout le territoire. » En contactant les centres d’aide aux sans-abri, la soignante rencontre d’abord Jane Cook, une visiteuse de santé qui travaille également dans le cadre du NHS, à Hastings, dans le sud du pays. « Nous avons vite constitué un réseau d’une centaine d’infirmières, de façon tout à fait artisanale, en diffusant des articles dans la presse spécialisée et grâce au bouche-à-oreille. » En 2001, Jane se lance dans un certificat de soins de santé primaire lui permettant d’élaborer un diagnostic et de prescrire des médicaments. « J’étais souvent seule. J’avais besoin de prendre des décisions, je suis donc retournée à l’université », résume-t-elle. Elle apprend l’évaluation respiratoire, cardiaque, ophtalmologique du patient. « On pourrait penser que cela déborde sur les compétences du médecin ; pourtant, je vois toujours les choses comme une infirmière, affirme-t-elle. La différence, c’est que je suis plus énergique et plus productive. » Jane Gray et Jane Cook contactent ensuite le Queen’s Nursing Institute. L’organisation fournit des financements pour des projets de santé spécifiques, propose des sessions de formation continue, met en place des réseaux d’échanges professionnels à l’intention des infirmières exerçant hors de l’hopital. « Nous avons expliqué aux responsables du QNI que nous avions besoin de compétences spécifiques absentes de notre formation initiale, relate Jane. Il nous fallait connaître la nutrition, la santé mentale, les besoins extrêmement complexes de ces patients. » Le QNI se montre très réceptif à l’appel et recherche des fonds pour élaborer un projet. En 2007, l’institut décide de fonder un programme de soutien aux infirmières communautaires, aux visiteurs de santé et aux sages-femmes exerçant auprès des sans-abri, le Homeless Health Initiative (« Initiative en faveur de la santé des sans-abri »), dont l’action est orientée par un panel d’experts. Ce dispositif permet d’élargir le réseau élaboré par les recherches de Jane. « Lorsque le programme a été lancé, précise-t-elle, nous étions une centaine. En 2010, le réseau comptait 650 participantes. »

Entreprise sociale

Jane fait toujours partie du panel d’experts du QNI. En 2009, elle a même été nommée « Queen’s Nurse », distinction qui honore les infirmières engagées dans un soin d’excellence centré sur l’intérêt du patient et en recherche continue d’amélioration de leur pratique. L’équipe de son dispensaire décide de se saisir d’un nouveau mécanisme, le « droit de requérir » auprès de l’autorité publique sa propre transformation en entreprise sociale. « Nous craignions alors que les soins gratuits que nous fournissions ne soient privatisés, ce qui aurait pu être dommageable pour nos patients », résume Jane. La démarche donnera naissance à Inclusion Healthcare. L’entreprise à but non lucratif, placée sous la coresponsabilité de Jane et du médecin généraliste Anna Hiley, fonctionne grâce à un financement fourni par le NHS selon le nombre de patients inscrits et les services offerts, comme tout cabinet médical de quartier. La différence, c’est qu’elle doit réinvestir tous ses bénéfices. « L’année dernière, nous avons utilisé notre excédent financier pour offrir des séances de réflexologie et de massage à nos patients, assure l’infirmière. Nous avons aussi pu engager un spécialiste des soins du pied. Notre objectif : un soin d’excellence pour les plus vulnérables. »

Des groupes de patients se réunissent même tous les deux mois pour donner leur avis sur les services offerts. « C’est ainsi, par exemple, que nous avons compris qu’ils préféraient être reçus sur rendez-vous plutôt que de venir à l’improviste et d’attendre », note Jane. Le duo de directrices est assisté par une gestionnaire issue du secteur financier. Aucune économie n’est réalisée sur la qualité du soin ou du matériel médical, ni même sur les salaires. « Nos rémunérations sont équivalentes à celles du secteur public, sauf celles des médecins, un peu moindres », indique la soignante. En revanche, Inclusion Healthcare veille à recruter des professionnels possédant des compétences multiples (une infirmière est spécialisée en orthopédie et en réduction des risques, notamment) et investit dans la formation continue. L’entreprise s’efforce aussi de limiter ses achats. « Il n’y a pas beaucoup d’argent à “faire” dans ce secteur, reconnaît Jane. Mais, en contrôlant nos dépenses, nous faisons des économies que les cabinets médicaux ne font pas, parce qu’ils n’ont pas le même contrat avec le NHS. » Le revers de la médaille, c’est que les soins les plus coûteux ne peuvent être prodigués ici. « Par exemple, nous aimerions avoir un cabinet dentaire, mais c’est impossible, regrette l’infirmière. La réglementation sanitaire exigerait que nous y consacrions deux pièces ; et puis, il y a l’achat du matériel… » Jane parvient à maintenir une petite activité de consultation, mais, actuellement, elle se consacre à un autre projet, celui d’élargir le centre à l’accueil des familles avec enfants. « C’est en bonne voie, et je pense que nous pourrons ouvrir cette activité d’ici à la fin de l’année… »

MOMENTS CLÉS

1981 : Obtient son DE, puis exerce 9 ans en hôpital public, dans divers services et postes d’encadrement.

1990 : Quitte l’hôpital pour un cabinet de quartier.

1998 : Passe un master en santé communautaire et entre au département de santé publique municipal de Leicester.

2001 : Intègre le Leicester Homeless Healthcare et obtient le certificat en soins de santé primaire.

1998 : Devient membre du Queen’s Nursing Institute.

Sept. 2010 : Crée l’entreprise sociale Inclusion Healthcare.

À SAVOIR

→ Le programme Homeless Health Initiative a été lancé par le Queen Nursing Institute en 2007, afin d’améliorer le soin apporté aux personnes sans domicile fixe.

→ Il finance aussi des projets de santé locaux.

→ Un autre projet a pris la suite en 2010 : Opening Doors, axé davantage sur les addictions et le mésusage des médicaments.

www.qni.org.uk

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