HÔPITAL D’ORAN
REPORTAGE
Manque de lits, de matériel, hygiène douteuse, brouhaha incessant… Les conditions de travail des infirmières du plus grand établissement de l’Ouest algérien, en sous-effectif, sont au diapason des conditions d’accueil des patients.
C’est comme pour tous les immeubles construits au temps des Français en Algérie : à l’extérieur, un bon coup de peinture permettrait à la maternité d’Oran de se transformer en un superbe bâtiment, donnant l’impression d’un hôpital aux mêmes normes d’hygiène et de technique que celles des pays développés. À l’intérieur, en revanche, aucune couche de blanc ne pourrait jamais suffire à faire disparaitre la misère et la saleté qui envahissent couloirs et chambres. Chaises cassées abandonnées dans un coin et couvertes de poussière, piles de plateaux-repas à moitié entamés empilés sur le comptoir de l’entrée, sols maculés de taches rouge sombre, murs au plâtre râpé, pansements usagés jetés dans la cage d’escalier… Sur les trois WC, les seuls de tout le bâtiment, deux semblent bouchés depuis très longtemps, le troisième déborde d’une mauvaise eau qui se déverse sur le sol. « Les femmes riches, en principe, vont accoucher dans les cliniques privées, confie Hinda Lellou, infirmière diplômée d’État, surveillante médicale chef du deuxième étage. Elles n’aiment pas l’hôpital. Elles veulent le confort, la télé, l’accueil… Et puis, elles sont trop chochottes, elles ont peur d’attraper des microbes. »
La maternité, construite à la fin des années 1950 dans l’immense parc de l’hôpital d’Oran, en plein centre-ville, s’élève sur trois étages. Par-delà l’imposante porte d’entrée, un grand panneau étincelant affiche le nom et le lieu des différents services. N’essayez pas d’entrer, la porte est condamnée. Il faut contourner le bâtiment, l’accès se fait par derrière. Si vous cherchez un service, ne vous fiez pas à ce panneau glamour, les noms inscrits ne correspondent que partiellement à la réalité. Mieux vaut s’adresser au gardien, très aimable avec tout le monde. À tous les étages et dans les escaliers, des hommes et des femmes montent et descendent dans un brouhaha permanent. Ici, une femme drapée dans une djellaba multicolore apporte un panier de nourriture. Là, un homme sort d’un couloir, le dos chargé d’un matelas et d’une couverture. « Il y a trop de patientes, on ne s’en sort pas !, soupire Fatiha, une infirmière du 2e étage, le visage ceint d’un ravissant hijab bleu argenté. Dans une chambre à deux lits, elles peuvent être cinq ou six. On est obligé de mettre des matelas par terre. Quand on n’en a plus, on va en chercher dans un autre service. Et s’ils n’en ont pas, c’est la famille de la patiente qui en rapporte… » Dans le bloc d’accouchement, de larges lits, prévus pour une personne, accueillent souvent deux, voire trois femmes enceintes en plein travail. Trop de patientes, et pas assez de personnel. Hinda peine à indiquer le nombre exact d’infirmières dont elle dispose dans son étage. « Une vingtaine, je crois. Et le problème, c’est que les jeunes sont mal formées. Pour les piqûres ou les sondages, je demande toujours aux anciennes. » Les médecins, que l’on reconnaît à leur blouse blanche et au stéthoscope négligemment enroulé autour de leurs épaules, semblent très rares. Si bien que le fonctionnement de la maternité repose en grande partie sur les internes. « Le manque d’infirmières est vraiment terrible, confirme Myriam, jeune interne en gynécologie. Pendant mes gardes, je dois non seulement poser l’indication, mais aussi donner moi-même les médicaments. »
Fatiha, Rékia, Nacera et Aïcha, chacune les cheveux recouverts d’un foulard ajusté avec soin, sont assises autour d’une table, dans une grande salle au bout du couloir du service de gynécologie. Infirmières diplômées d’État (bac + 3), elles ne travaillent pas toutes dans ce service, mais c’est la seule pièce de l’étage où elles peuvent faire une pause, se préparer un thé, bavarder entre elles. La pièce comporte un vaste lavabo, dont le robinet ne fonctionne pas. « Les gens apportent leurs propres bouteilles », explique Nacera. Quelles gens ? « En fait, nous n’avons aucune salle pour nous. Ici, c’est la cuisine des patientes. Les familles viennent y préparer des repas pour nourrir leur parent hospitalisé. » Quand la famille n’est pas là, il y a les plateaux-repas. « C’est vrai que nous avons de gros problèmes d’hygiène, dénonce Fatiha. Par exemple, les plateaux-repas sont servis dans les chambres par le même personnel que celui qui nettoie le sol. Nous-mêmes, nous n’avons pas de lavabo pour nous laver les mains. Nous sommes obligées d’aller dans les toilettes communes. » Elle n’a pas fini sa phrase que Rékia, la plus âgée de toutes, lui lance une injonction en arabe. Qu’est-ce qu’elle a dit ? « Ne critique pas notre pays ! » Les autres éclatent de rire.
La maternité d’Oran constitue la plus grosse structure de tout l’Ouest algérien. Dans les années 1990, on y pratiquait entre 40 et 50 accouchements par jour, 365 jours par an. Depuis l’apparition de cliniques privées, dans les années 2000, le nombre est tombé à 35. L’ouverture du nouvel hôpital public, à l’Usto, dans la banlieue est de la ville, devrait encore le faire un peu baisser. « Mais on continue à recevoir tous les cas difficiles, précise Hinda. Les kystes de l’ovaire, les fibromes, les prématurés, les cancers… C’est pourquoi les jeunes infirmières viennent se faire la main chez nous. Ensuite, elles essaient de partir dans le privé. On y travaille plus, mais on gagne plus. » Pendant des années, les salaires des infirmières sont restés très faibles. Au sortir de l’école, elles touchaient 18 000 dinars (180 euros), à peine plus que le Smic (15 000 dinars – 150 euros). Rékia, avec trente années d’expérience derrière elle, avait atteint 30 000 dinars (300 euros). « Mais c’était vraiment trop difficile pour vivre ! » En août 2011, miracle ! Alors que des négociations pour la revalorisation des salaires de la fonction publique patinaient depuis trois ans, les émeutes du printemps ont brusquement débloqué la situation. Non seulement les salaires ont été fortement augmentés (le Smic est passé à 18 000 dinars, poussant vers le haut l’ensemble des salaires de la fonction publique), mais les mesures ont été adoptées avec effet rétroactif à compter du 1er janvier 2008. « Je suis ainsi passée à 4 millions [d’anciens dinars, soit 400 euros], avec un rappel de 30 millions [3 000 euros]. Avec ça, on peut vivre normalement. » Le mari de Rékia est agent de sécurité à l’hôpital. Il touche un salaire moitié moindre que celui de sa femme : 20 000 dinars (200 euros), qui sert surtout à payer le crédit de la voiture (13 500 dinars). Le couple a trois enfants ; le loyer de l’appartement, situé dans un immeuble de banlieue, s’élève à 2 000 dinars (20 euros). « Ce qui coûte le plus cher, c’est l’école. Tous les livres sont payants, et si tu veux que tes enfants réussissent, il faut leur payer des cours privés. » Dans les cliniques privées, les salaires peuvent être légèrement supérieurs, surtout pour les sages-femmes, qui sont rémunérées à l’acte. « S’il y a quatre ou cinq accouchements par 24 heures, ça rapporte bien, explique Djinet Benbrahim, qui a été sage-femme pendant trente ans. Quand j’ai pris ma retraite, en 2008, le tarif était de 80 000 dinars [8 euros] l’accouchement. C’est beaucoup, non ? Il faut dire qu’il y a des risques. Parce que tu dois assumer le rôle du médecin, et faire toute la petite chirurgie : les sutures, l’épisiotomie… Le médecin, lui, ne vient que pour les urgences, ou les césariennes. Sinon, c’est toi qui t’occupes de tout. Alors qu’à l’hôpital, la sage-femme n’a pas le droit de faire l’épisiotomie, c’est l’interne qui doit la faire. »
Sur la question d’aller travailler ou non dans le privé, les avis sont partagés. « Dans le privé, c’est plus fatigant ! reconnaît Aïcha, mère de deux enfants. Il faut travailler tout le temps, on n’a même pas le temps de se gratter ! Ici, quand il n’y a pas d’urgence, on prend une pause. Et puis, si, à midi, on est fatiguée, ou si on a un enfant malade, on rentre à la maison. Dans le privé, ça, c’est impossible. » À l’hôpital d’Oran, sages-femmes et infirmières travaillent soit de 8 heures à 15 heures (en bénéficiant des week-ends et des jours fériés), soit par gardes de 24 heures tous les trois jours – sans week-end ni jour férié. Celles qui assurent ces dernières prennent souvent des gardes dans des cliniques privées lors de leurs deux jours de repos, afin d’arrondir leurs fins de mois. Toutes ont droit à un mois de congés payés. Le séjour et les traitements en clinique sont entièrement à la charge des patientes. Alors qu’à l’hôpital, tout est gratuit. « Sauf qu’on manque affreusement de moyens !, se plaint Nadia. Aujourd’hui, par exemple, j’ai dix patientes qui ont besoin d’un K.T. [cathéter], d’une tubulure et d’un sérum. Sauf que je n’ai que cinq kits. Résultat, je laisse cinq femmes sans traitement. » Et ses collègues de renchérir : « On ne nous fournit ni gants, ni masque, ni blouse, rien ! On travaille à mains nues. On sonde à mains nues. Le médecin lui-même pratique les curetages sans gants. La blouse, on l’achète nous-mêmes, et on la lave nous-mêmes à la maison. Être infirmière en Algérie, c’est d’abord savoir se débrouiller. Heureusement, Dieu est avec nous ! »
Au premier étage de la maternité, au fond du couloir de droite, une porte verrouillée empêche de pénétrer plus avant. « Ce sont les cas sociaux, explique Djinet, qui a été responsable de ce service pendant dix ans. Elles sont enfermées, complètement séparées du reste de la maternité. Les gens croient que c’est le service de réanimation. » Les cas sociaux ? « Oui, enfin… des jeunes femmes, des lycéennes, des étudiantes qui sont tombées enceintes sans être mariées. Elles viennent accoucher chez nous, et l’enfant part à la Dass. Si elles veulent le garder, c’est possible. Mais ça n’arrive qu’une fois sur dix. » La maternité d’Oran est la seule du département à prendre ces femmes en charge. Quatre à cinq accouchements sous X sont pratiqués chaque jour – soit près de 1 800 par an. « En général, seule la mère de la jeune fille est au courant. Avant, ce genre d’histoire provoquait un grand drame dans la famille. Mais, depuis les années 2000, les gens sont plus émancipés », commente Djinet. Pas au point, cependant, de réclamer la légalisation de l’avortement. « L’avortement ?, s’exclame Hinda, c’est interdit ! C’est un péché mortel ! La prison direct. En Algérie, personne n’a le droit de faire ça. Alors, ça se pratique en douce. Sauf l’avortement thérapeutique. Ça, ça se fait à l’hôpital, c’est normal. » Les avortements clandestins se font dans le privé, en général directement dans le cabinet du gynécologue. « Tu donnes une grosse somme, et c’est bon. En ce moment, ça tourne autour des 5 millions de dinars [500 euros], poursuit Hinda. L’activité essentielle de ces gynécologues concerne les sutures d’hymen. « Il faut dire qu’ici, poursuit l’infirmière chef, très remontée, nous avons des vampires, ils veulent voir du sang le jour du mariage ! Alors, si la fille n’est pas vierge… Pour recoudre un hymen, le docteur prend jusqu’à 6 millions de dinars [600 euros]. Pour un avortement suivi d’une suture d’hymen, ça fait un prix global à 10 millions de dinars [1 000 euros]. Mais dès qu’ils ont des complications, ils nous les ramènent chez nous, à l’hôpital ! Rupture de la rate ou de l’utérus, déchirure du col, hémorragie cataclysmique… On sait tout de suite de quoi il s’agit. En principe, on devrait les refuser. Mais le patron, il est gentil, il est humain, alors il accepte. Et il rédige un faux rapport… » À la maternité de l’hôpital d’Oran, on manque de moyens mais pas d’humanité.
→ Si bien des efforts ont été réalisés depuis l’indépendance, la santé, en Algérie, est confrontée à d’importants défis. L’espérance de vie (2010)
→ Or, l’offre de soins est insuffisante et disparate : 12,1 médecins pour 10 000 habitants (moyenne régionale : 2,2) ; 19,5 infirmières et sages-femmes (moyenne régionale : 9). On note la prépondérance de médecins spécialistes, au détriment des généralistes. Le secteur public, agité par les conflits sociaux, souffre d’un déficit de personnel et de médicaments. Le secteur privé, peu régulé, offre des soins chers et peu ou pas remboursés. Les ménages supportent une part croissante des dépenses de santé (40 %).
* Sources chiffrées : OMS.