L'infirmière Magazine n° 304 du 01/07/2012

 

GUERRE ET SOINS

RÉFLEXION

Paul-Henri Arni revient sur la genèse et les objectifs de « Soins de santé en danger », mis en place par la Croix-Rouge, qui vise à davantage protéger les blessés, les soignants et les centres de santé dans les situations de conflit.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment l’idée de cette campagne a-t-elle émergé ?

PAUL-HENRI ARNI : Le problème des agressions contre les soins de santé n’est pas récent. En 1991, à Vukovar (Croatie), quelque 300 patients et personnels ont disparu d’un hôpital, et 200 d’entre eux ont été retrouvés dans un charnier cinq ans plus tard. En 1996, à Novye Atagi (Tchétchénie), cinq infirmières et un ingénieur d’une de nos équipes chirurgicales ont été assassinés. Et puis, à partir de 2000, on a vu apparaître dans les rapports de nos missions des récits d’attaques et d’actes extrêmement graves commis contre les personnels locaux. Le docteur Robin Coupland a proposé d’étudier ce phénomène, qui n’avait jamais été analysé. Il a donc étudié plus de 655 situations, des données recueillies dans 16 pays entre la mi-2008 et la fin 2010, et a proposé une typologie des agressions dirigées contre les systèmes de soins en période de conflit.

L’I. M. : Que recouvre cette typologie des agressions contre les systèmes de soins ?

P.-H. A. : Quatre types de violences sont distingués. Il y a, d’une part, les violences contre les structures médicales : établissements de santé ou véhicules sanitaires pris pour cibles, utilisés comme caches ou pour forcer un barrage. Il existe également les violences contre les blessés et les malades : en Côte-d’Ivoire, on a vu, par exemple, des ambulances vidées de leurs occupants, laissés agonisants sur le bord de la route parce qu’ils faisaient partie de l’ethnie adverse ; en Sierra Leone, en Colombie, au Liban, en République démocratique du Congo, des patients ont été exécutés dans leur lit d’hôpital. Viennent ensuite les violences contre les personnels de santé, sur lesquels on fait pression pour savoir s’ils ont traité des blessés par balle ou des « ennemis ». Des personnels sont parfois spécifiquement visés parce qu’ils soignent l’autre camp. En 2008, notamment, le ministère irakien de la Santé estimait que plus de 625 agents de santé avaient perdu la vie depuis 2003. Plus de la moitié des médecins que comptait le pays a fui à l’étranger, tandis que la plupart de ceux qui sont restés sont aujourd’hui contraints de vivre sur leur lieu de travail s’ils ne veulent pas risquer leur vie en rentrant chaque jour chez eux. Et cela se termine parfois par des enlèvements de soignants, comme en Afghanistan, où on leur demande de fournir des soins à des blessés qui ne se rendent pas à l’hôpital par crainte de se faire arrêter. En 2011, au Bahreïn, 47 médecins et membres du personnel infirmier qui prodiguaient des soins aux manifestants ont été arrêtés lors de vastes coups de filet menés contre les personnels de santé en marge de la répression des manifestants. Ils risquent d’être traduits devant un tribunal militaire. Et puis, il y a toute la partie immergée de l’iceberg que sont les problèmes administratifs d’accès aux soins : attente interminable aux checkpoints, routes fermées à la circulation, interrogatoires préalables à la prise en charge médicale, refus de certains personnels de santé de soigner les membres d’une autre ethnie…

L’I. M. : Quel est l’objectif de cette campagne ?

P.-H. A. : C’est non seulement une campagne mais aussi un projet qui va durer quatre ans et qui impliquera 52 de nos bureaux dans le monde et 30 sociétés nationales Croix-Rouge/Croissant-Rouge. Le but est de faire diminuer le nombre des attaques directes, mais aussi celui des entraves aux points de contrôle, toute la violence administrative ou directe qui empêche des patients d’accéder aux structures de soins. Nous allons continuer de recueillir et d’analyser des données sur les agressions commises. Notre surveillance a été étendue à 21 pays. Pour les seuls mois de janvier et février, nos équipes du CICR ont colligé 79 cas. Pour 70 % d’entre eux, les attaques touchent des structures et des personnels locaux, pas des expatriés. C’est donc vers eux que doivent porter nos efforts. Et, dans près de 60 % des cas, les agressions entraînent des blessures sévères ou des décès. Les forces nationales et rebelles ont une responsabilité quasi égale dans ces situations. Nous allons continuer de suivre tout cela jusqu’en 2015. Chaque fois qu’un incident se produira, nous renforcerons le dialogue avec les belligérants, jusqu’au plus haut niveau si nécessaire. Nous le faisons déjà au Maghreb, en Afghanistan, en Colombie. Il faut les sensibiliser au fait qu’ils sont responsables des incidents, et voir s’ils peuvent accepter de donner certains ordres à leurs troupes pour que la neutralité des soignants, des lieux de soins et des moyens de transport soit respectée. Par ailleurs, nous avons commencé à organiser des consultations d’experts sous la forme de colloques, qui donneront lieu à des recommandations sectorielles et à un rapport global. La première a eu lieu à Londres le 23 avril dernier. Elle a réuni des représentants de l’OMS, d’ONG, d’organisations internationales, des universitaires, des décideurs politiques, des juristes, des professionnels de santé… Onze autres réunions suivront, qui évoqueront les procédures aux points de contrôle, la protection physique des établissements de soins, les législations nationales et la répression des crimes de guerre, le rôle et la responsabilité des soignants dans les conflits, l’éthique médicale en temps de guerre… Ces recommandations seront d’abord testées sur le terrain, puis largement diffusées.

L’I. M. : Dans votre rapport, vous citez également des situations où les systèmes de santé ont été respectés. Qu’est-ce qui fait la différence ?

P.-H. A. : C’est une question difficile… Mais quand il y a une vraie volonté politique, nous avons vu qu’on peut avancer. Prenons l’exemple de la Colombie, qui subit un conflit civil depuis le milieu des années 1960 : en 1999, le pays a développé une législation nationale qui protège les médecins. Ainsi, lorsque des troupes, quelles qu’elles soient, pénètrent dans les lieux de soins à la recherche de combattants blessés, les médecins ne sont tenus de donner que le nom, le prénom, le diagnostic de la personne blessée. C’est ce que dit désormais la loi. Cela a été appliqué, et quand ça ne l’est pas, nous, nous avons une base sur laquelle discuter avec les autorités ou la hiérarchie combattante. Cela sert le dialogue et, ensuite, les réparations. Nous nous permettons de mettre en exergue des législations. Ce qu’on a pu faire en Afghanistan. Nos équipes n’avaient plus accès à deux provinces, car les forces de l’ISAF (International Security Assistance Force) faisaient barrage. Nous avons donc mis en place un système d’évacuation des blessés par taxi. Les véhicules et leurs chauffeurs sont répertoriés, formés, engagés à respecter notre charte (par exemple, l’interdiction de transporter des armes dans les véhicules). Aux points de contrôle, la procédure a été modifiée, elle dure quinze minutes et non plus six heures. Le blessé est d’abord transféré et soigné, avant que lui ou le chauffeur soit interrogé. Cela fait une différence, et peut sauver des vies. Mais, bien sûr, il arrive que des soignants soient visés uniquement parce qu’ils soignent tout le monde, alors que les combattants souhaiteraient qu’ils ne prennent en charge que ceux de leur camp. Là, c’est très difficile d’agir. On le fait, on le rappelle, on interpelle. Parfois, nous tentons de faire intervenir des représentants de pays amis, qui peuvent appuyer notre message. Mais nos efforts n’aboutissent pas toujours. Il y a souvent un déni de réalité de la part des troupes armées.

L’I. M. : Des agressions contre des soignants ou des établissements de santé ont-elles déjà été jugées et condamnées ?

P.-H. A. : Oui, cela relève du droit international et des droits de l’homme. Personnels, structures et moyens de transport sont, théoriquement, protégés. La jurisprudence a condamné des cas d’attaques contre des équipes médicales. La plupart des agressions de personnel soignant sont considérées comme des crimes de guerre. Le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a jugé ce qui s’est passé à Vukovar. De hauts responsables ont écopé de plus de vingt ans de prison, et des exécutants ont été condamnés par des tribunaux serbes. La justice nationale et la justice internationale se sont donc prononcées. Toutes deux peuvent avoir un effet. Il faut d’ailleurs renforcer le droit national dans certains pays. Nous nous y attelons. En tout, pour le moment, 98 pays ont créé une commission de mise en œuvre du droit international. Nous voulons encourager et développer ces commissions sur le plan qualitatif.

PAUL-HENRI ARNI

CHEF DU PROJET DU CICR « LES SOINS DE SANTÉ EN DANGER »

→ Après des études d’histoire et de sciences politiques, il intègre le CICR en 1990, est délégué en Ouganda, puis au Sri Lanka et en ex-Yougoslavie.

→ Il dirige le service productions audiovisuelles du CICR de 1994 à 1998.

→ De 1998 à 2011, il est chef adjoint de délégation au Pakistan ; chef de mission en Tanzanie et au Tchad. Il dirige ensuite les délégations régionales du CICR en Ukraine, puis dans les Balkans.

→ Depuis 2011, il dirige le projet « Les soins de santé en danger », au sein de la Direction des opérations au siège du CICR, à Genève.