« Aucune avancée en agissant seuls » - L'Infirmière Magazine n° 305 du 15/07/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 305 du 15/07/2012

 

MÉDECINS SANS FRONTIÈRES

RÉFLEXION

À travers sa campagne pour l’accès aux médicaments essentiels (Came), MSF bataille pour permettre aux pays du Sud de disposer de soins de qualité. Marie-Pierre Allié, présidente de l’ONG, revient sur quinze ans d’engagement.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment la campagne d’accès aux médicaments essentiels est-elle née ?

MARIE-PIERRE ALLIÉ : C’est à partir des besoins identifiés sur le terrain que la Came (ou Access Campaign) est née. MSF travaille auprès de populations qui traversent des conflits, et qui sont également confrontées à des crises sanitaires. Nous sommes souvent démunis face aux pathologies que nous rencontrons, par manque de médicaments, voire d’outils diagnostiques. Or, c’est très dur pour un soignant de recevoir – à grande échelle – des patients en très mauvaise santé et de n’avoir aucune réponse à apporter. Au milieu des années 1990, nous avons cherché à comprendre pourquoi il n’y avait pas de médicaments pour certaines maladies. Trois grandes raisons ont été identifiées. Dans certains cas, comme le paludisme, des traitements existaient, mais ils avaient perdu de leur efficacité. Dans d’autres cas, comme le VIH, ce n’étaient pas les molécules qui manquaient, mais elles étaient trop chères pour les pays en voie de développement. Troisième raison, comme pour la maladie du sommeil ou la leishmaniose : aucune molécule n’était accessible parce que les populations concernées ne représentaient pas un marché solvable pour les industriels du médicament. Il fallait faire quelque chose. Nous avons négocié avec des industriels pour éviter que la production d’un médicament non rentable soit abandonnée. Puis, nous avons décidé de nous organiser pour peser davantage sur cette situation, et avons lancé la campagne en 1999. Notre premier objectif a été de soutenir les pays du Sud dans les négociations des accords ADPIC (aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce) à l’OMC et de faire baisser les prix des antirétroviraux.

L’I. M. : Comment cela fonctionne-t-il ?

M.-P. A. : La campagne fonctionne comme une « structure » qui réunit des compétences mobilisées à partir des difficultés que font remonter les équipes de terrain et le siège. Elle comprend des médecins, des chercheurs, des pharmaciens, qui sont en lien avec les services opérationnels de l’ONG. Nous avons également des juristes qui travaillent sur les législations relatives à la propriété intellectuelle, et des communicants qui façonnent les messages et imaginent des stratégies. Bien sûr, la campagne a ses moyens propres, mais les 19 sections de MSF tiennent aussi un même discours fort sur ses enjeux. Enfin, aucune avancée n’est possible si nous fonctionnons seuls. Selon les sujets, l’association avec des organisations de patients, d’autres ONG, des experts… est indispensable. De toute façon, pour changer les choses, il faut définir un objectif clair, comprendre comment l’atteindre, et se mettre en lien avec différents acteurs. La campagne, c’est à la fois une action de sensibilisation du grand public, une pression sur les décideurs (OMS, États, bailleurs de fonds…) pour faire évoluer des protocoles existants ; une action sur l’industrie pharmaceutique via des interpellations publiques ou des négociations, un appui aux pays du Sud pour qu’ils se saisissent des outils juridiques leur permettant de produire des médicaments ou de les acheter à moindre coût…

L’I. M. : La campagne a-t-elle porté ses fruits ?

M.-P. A. : Contre le VIH, le traitement antirétroviral est passé de 10 000 dollars annuels à 100 dollars actuellement. Cela a été un énorme succès dû à un partenariat important avec les associations de patients en Thaïlande et en Afrique du Sud, avec les génériqueurs d’Inde ou les laboratoires pharmaceutiques publics du Brésil. Il a fallu se battre contre les multinationales qui voulaient préserver leurs profits. Par exemple, en 2001, il y a eu la déclaration de Doha relative aux ADPIC, annonçant que les États membres de l’OMC peuvent prendre les mesures nécessaires à la protection de la santé publique via des licences obligatoires ou les importations parallèles (ndlr : des dispositifs légaux permettant d’obtenir des traitements à moindre coût). MSF a beaucoup travaillé auprès des représentants des pays du Sud pour construire un argumentaire avec eux et suivre les débats qui ont permis l’adoption de cette déclaration… La même année, a eu lieu, aussi, le procès de Pretoria, durant lequel la mobilisation des associations de patients et des ONG a abouti au retrait de la plainte que 39 laboratoires pharmaceutiques avaient déposée contre le gouvernement sud-africain pour son recours aux importations parallèles, aux licences obligatoires et à la substitution par génériques. Nous avons également soutenu les génériqueurs dans la conception de combinaisons à doses fixes (des formules galéniques regroupant plusieurs molécules) pour faciliter la prise des traitements. Bien sûr, un rôle important a été joué par les bailleurs tels que le Pepfar ou le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qui représentaient une garantie d’un volume de commande et de paiement pour les laboratoires pharmaceutiques. Nous avons aussi rencontré un beau succès dans le domaine de la malnutrition. Pendant longtemps, nous avons manqué d’outils permettant de répondre à l’ensemble des besoins. Il fallait quelque chose de simple, de rapide, des thérapeutiques prêtes à l’emploi. Les équipes de MSF ont travaillé avec des chercheurs sur des pâtes d’arachide enrichies. Nous devions montrer sur le terrain que cela marchait. Nous avons donc commencé à les utiliser et à étudier leurs effets. Cela a transformé la prise en charge. Mais ces produits coûtaient cher. C’est là que la campagne est intervenue pour qu’ils soient intégrés dans les protocoles de soins nationaux. Nous avons dû convaincre producteurs, acheteurs, bailleurs et régulateurs que ces produits devaient devenir la norme. Nous avons cherché à en faire un sujet politique de premier plan, via les assemblées mondiales de la santé, les réunions des G8, des G20…, en montrant que nous avions une solution efficace mais qu’il fallait intervenir sur le coût…

L’I. M. : Quels sont les combats actuels ?

M.-P. A. : Ils sont nombreux. Il faut, notamment, accélérer le développement de deux nouvelles familles de médicaments contre la tuberculose. Je parle ici de la tuberculose multirésistante, dont le taux de guérison n’est, actuellement, que de 50 %. Ces nouveaux médicaments n’ont pas encore franchi toutes les étapes pour être mis sur le marché. Mais ils sont en usage compassionnel pour quelques dizaines de patients en France. Si nous n’agissons pas, les pays du Sud risquent d’attendre quinze ans pour y avoir accès. Comment faire pour accélérer le processus ? Par exemple, la mise en place d’essais sur les populations avec qui nous sommes en lien et la démonstration de leur efficacité peuvent permettre de s’inscrire dans un nouveau protocole. Autre combat : l’accès aux antirétroviraux, dont le problème actuel est le financement. Depuis deux ans, les fonds internationaux alloués aux programmes de traitement dans les pays du Sud stagnent. Or, on est loin de couvrir tous les patients… Et, pour ceux qui le sont déjà, il faut désormais mettre en œuvre les traitements de seconde ligne, en réponse aux résistances aux traitements de première ligne. Cependant, comme ces traitements sont relativement récents, ils sont encore sous brevet, ce qui les rend très chers. Il est de plus en plus difficile de produire de nouveaux génériques depuis les ADPIC. Les difficultés liées aux droits de propriété intellectuelle sont loin d’être réglées.

L’I. M. : Le procès Novartis en est-il l’illustration ?

M.-P. A. : Oui. Il y a plus de six ans que cette multi-nationale cherche à empêcher les génériqueurs indiens de produire un anticancéreux, le Glivec® (Imatinib). C’est une vraie saga judiciaire. Le laboratoire a d’abord tenté de contester le fait que son produit n’était pas brevetable en Inde ; ensuite, il a attaqué la loi indienne sur les brevets. Et, à présent, il cherche à démontrer devant la Cour suprême que c’est l’interprétation de cette loi qui est erronée… Ce médicament n’est pas essentiel dans l’action de MSF sur le terrain. Mais l’enjeu de ce procès est la définition de l’innovation thérapeutique. Si Novartis venait à gagner, cela générerait une définition de l’innovation qui pourrait entraver la production de nombreux génériques utiles aux pays du Sud. Des audiences sont prévues en juillet, et le verdict attendu pour septembre prochain…

MARIE-PIERRE ALLIÉ

PRÉSIDENTE DE MSF

→ Marie-Pierre Allié intègre MSF en 1990, et accomplit diverses missions de terrain en Afrique du Sud, puis part comme chef de mission au Cambodge et en Iran.

→ Retour au siège parisien en 1996 comme responsable des programmes du Burundi, de la République démocratique du Congo, du Soudan, du Mali, du Niger, du Cambodge…

→ En 1999, lancement de la campagne d’accès aux médicaments essentiels.

→ Elle devient médecin de santé publique en 2001 (Ddass de l’Hérault), et membre de l’antenne MSF Languedoc-Roussillon.

→ Elle intègre le conseil d’administration de MSF en 2001.

→ Elle devient présidente de MSF en 2007.