ENQUÊTE IADE
RÉFLEXION
Le Snia a mené une vaste enquête sur la qualité de vie au travail des infirmiers anesthésistes. Membre associé du syndicat, Élisabeth Balagny, qui a coordonné l’enquête, en détaille les principaux résultats.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment, et pourquoi le Syndicat national des infirmiers anesthésistes (Snia) s’est-il lancé dans ce travail d’enquête ?
ÉLISABETH BALAGNY : Le Snia procède régulièrement à des enquêtes concernant les Iade – la dernière, datée de 2001, était centrée sur la démographie des infirmiers anesthésistes et les pratiques déclarées. Cette fois-ci, le syndicat a voulu identifier les situations dans lesquelles se développe la souffrance au travail, d’où cette enquête sur la qualité de vie au travail des Iade qui, jusqu’alors, n’avait jamais été étudiée. Cette thématique s’est, en quelque sorte imposée, d’elle-même, comme un écho à nos constatations de terrain : les contacts avec les adhérents du Snia, faisant régulièrement état de vécus professionnels difficiles, voire conflictuels ; les grèves de 2010, qui avaient fait émerger la problématique de la pénibilité au travail ; et le manque de reconnaissance professionnelle, pointé par des collègues de plus en plus nombreux. Pour réaliser cette étude, le Snia a élaboré un questionnaire, envoyé par mail à tous les Iade de France dont nous avions l’adresse – soit 6 225 professionnels sur un total de 8 526 Iade recensés par la Drees, le service statistique du ministère de la Santé. Nous avons reçu 1 916 réponses, dont 1 801 exploitables, ce qui veut dire que plus de 21 % des Iade nous ont répondu. Un échantillon suffisant pour être significatif.
L’I. M. : Quels sont les principaux enseignements de cette enquête ?
E. B. : Interrogés, via différents items, sur leur qualité de vie au travail, les infirmiers anesthésistes qui nous ont répondu se répartissent en trois groupes distincts. Le premier groupe, la grande majorité (plus de 55 %), a globalement une vision optimiste et valorisante de la profession, et y trouve satisfaction et responsabilité. Si l’individualisme est fortement ressenti, la bonne solidarité d’équipe est générale. L’ambiance au travail est généralement sécurisante, chaleureuse ; et si elle est parfois empreinte d’agressivité, elle ne génère pas pour autant des signes francs de souffrance. Les humiliations sont rares, et le sentiment d’insécurité, très faible, semble davantage lié aux exigences de sécurité en anesthésie qu’à un vécu.
À l’inverse, un second groupe (environ 15 %) exerce dans un contexte de dégradation importante des conditions de travail et exprime une réelle souffrance au travail. C’est en croisant les réponses à certains items que nous avons découvert ces milieux de travail où l’ambiance est dégradée, délétère, agressive, parfois violente, et où les Iade sont victimes de harcèlement, d’humiliations, sans que leurs auteurs soient clairement identifiés. L’absence de recours à la solidarité, du fait d’un individualisme très important, jumelée à la faible reconnaissance de la part des médecins anesthésistes et des cadres, contribue à la peur de faire des erreurs, au sentiment d’insécurité, voire d’appréhension de se rendre au travail. À noter que ce sont surtout les femmes qui se retrouvent en majorité dans ce groupe.
Il y a, enfin, un troisième groupe, représentant entre 20 et 30 % des Iade, que l’on pourrait qualifier d’intermédiaire : des professionnels qui travaillent sur des sites où la tension est perceptible, dans une atmosphère qui, si elle n’engendre pas de souffrance constante, est souvent facteur de mal-être. Les professionnels de ce groupe trouvent, certes, des satisfactions dans leur métier, mais ils sont aussi souvent confrontés à des situations d’agressivité, et subissent plus que la moyenne des humiliations ponctuelles, même si, apparemment, cela revient rapidement à la normale. Ils se sentent en insécurité et, parfois, appréhendent d’aller travailler.
L’I. M. : L’analyse des résultats vous a-t-elle surprise ?
E. B. : Nous avons effectivement été surpris, et ce, par la proportion de professionnels en grande souffrance. Nous savions qu’il existait des situations difficiles, mais nous n’avions pas imaginé que 15 % des professionnels interrogés exprimeraient une aussi grande détresse, faisant état d’environnements de travail aussi dégradés. Et que 20 à 30 % évoqueraient, si ce n’est une souffrance constante, du moins un mal-être. Certes, il ne faut surtout pas noircir le tableau. Car cette enquête montre, qu’au-delà des vécus des uns et des autres, 83 % des infirmiers anesthésistes sont satisfaits de leur profession et acceptent les contraintes inhérentes au métier. Quelque 97 % d’entre eux trouvent d’ailleurs le métier d’Iade « tout à fait » ou « plutôt » intéressant, 91 % le trouvent enrichissant et 94 % responsabilisant. Reste que la proportion de soignants exerçant dans des milieux professionnels où l’atmosphère s’est nettement dégradée a de quoi nous inquiéter.
Bien sûr, nous pouvons en faire, pour partie, une lecture « sociétale », qui n’est pas spécifique au métier d’Iade : montée de l’individualisme, baisse de la valeur travail, ou encore, et ce n’est pas nouveau, mesures vexatoires et propos humiliants adressés plus souvent aux femmes qu’aux hommes… Mais l’on peut aussi y lire les difficultés actuelles de notre système de santé : l’augmentation, notée par tous, et notamment par les plus âgés, de la pression au travail, ou les difficultés liées au manque de personnel, même si celui-ci est peu mis en avant par les soignants interrogés. On y lit, en outre, un manque flagrant de reconnaissance professionnelle.
L’I. M. : Quelles sont, à cet égard, les principales améliorations souhaitées par les interviewés ?
E. B. : « Une meilleure reconnaissance », est, et de très loin, le souhait prioritaire des Iade consultés. Une demande qui rejoint le fait que si la plus grande partie des professionnels interrogés trouvent leur métier valorisant, un quart d’entre eux ne sont pas de cet avis… Ces derniers se retrouvant surtout parmi ceux qui souffrent du manque de reconnaissance par les médecins (47 %), par les cadres (50 %) et, majoritairement, par les directions hospitalières (86 %). Et ce dernier point ne concerne pas seulement les professionnels les plus en souffrance. En effet, si, globalement, 87 % des Iade se sentent reconnus au sein de leur équipe, 75 % par les médecins anesthésistes, et 70 % par leurs cadres, ils sont 71 % à se dire « plutôt pas » ou « pas du tout » reconnus par la direction de leur établissement. Un chiffre qui s’explique par le fait que les directions sont perçues comme les représentants du ministère, et qu’elles se voient souvent adresser les revendications, notamment salariales, non satisfaites. Et qui dit aussi combien il est difficile de négocier localement, et de faire reconnaître la spécificité du métier d’infirmier anesthésiste au sein même des établissements.
L’I. M. : Quelles suites aimeriez-vous donner à cette enquête ?
E. B. : Pour le moment, il est un peu tôt pour formuler des recommandations. D’autant que si cette enquête nous a permis de mettre en évidence le fait que nombre de professionnels exerçent dans des structures où l’atmosphère s’est dégradée, nous n’avons pas nommément identifié les lieux où les difficultés sont les plus prégnantes. Ce n’était d’ailleurs pas notre objectif : nous voulions mener une enquête générale, respectant l’anonymat des soignants interrogés. Ce qu’il faudrait, désormais, c’est que les organismes de terrain – médecins du travail, CHSCT… – puissent se pencher sur la question.
De notre côté, au Snia, nous allons continuer à enquêter. Nous souhaitons mener une étude centrée sur la démographie des Iade et les pratiques déclarées, car les dernières données de la Drees mettent en évidence un manque de personnel criant dans certaines régions, notamment en Ile-de-France et en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Nous comptons également travailler sur les thématiques de formation professionnelle et de pénibilité au travail. En outre, nous restons mobilisés sur la question d’actualité des coopérations entre soignants. Le Snia a d’ailleurs adressé, début juin, un courrier à la ministre de la Santé, Marisol Touraine, lui demandant de revenir sur l’article 51 de la loi HPST instaurant ces coopérations entre professionnels de santé, qui menacent, selon le syndicat, l’exclusivité d’exercice dont bénéficient les Iade.
S’il le faut, le syndicat envisage même de poser une question prioritaire de constitutionnalité sur ce sujet. Ce combat n’est pas sans lien avec notre enquête, car défendre l’exclusivité d’exercice des Iade, c’est lutter pour la reconnaissance professionnelle, première préoccupation des soignants interrogés, on l’a vu, et c’est, aussi, garantir la sécurité du patient anesthésié, ce qui est le cœur de notre métier.
MEMBRE ASSOCIÉ DU SNIA
→ Ancienne cadre supérieure infirmière anesthésiste, elle a ensuite dirigé l’école d’Iade de la Pitié-Salpêtrière (Paris).
→ Elle a créé, en 1979, les Journées d’enseignement post-universitaire (JEPU), réunions de perfectionnement des infirmiers anesthésistes.
→ Aujourd’hui à la retraite, elle est en charge des éditions du Snia. Elle a coordonné l’enquête du syndicat relative à la qualité de vie au travail des infirmiers anesthésistes.
→ « Enquête sur la qualité de vie au travail des infirmiers anesthésistes », oct./nov. 2011, http://petitlien.fr/61t1
→ « Enquête démographique et pratiques déclarées des Iade », (2001), http://petitlien.fr/61t2
→ Bulletin de février 2011, incluant une étude d’Édouard Podyma, Iade, sur la pénibilité au travail, http://petitlien.fr/61t5