L'infirmière Magazine n° 309 du 15/10/2012

 

ROMS

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

Depuis quelques années, des Roms venus d’Europe de l’Est ont investi les terrains délaissés des villes. Leur santé, affectée par leurs conditions de vie, n’est pas leur priorité. À Lille, des associations de professionnels leur viennent en aide.

Trois hommes émergent d’un nuage de fumée. Ils poussent tant bien que mal un caddie de supermarché rempli de ferraille en direction d’une rangée de caravanes rapiécées, patchwork de vieilles portes d’armoires et de panneaux publicitaires. L’auto-radio d’une voiture sans âge distille sa musique. Le terrain(1) qu’occupent ces Roms s’étend entre un immeuble d’habitation, une école d’architecture et un centre de rééducation. Des groupes d’abris plus ou moins branlants sont reliés par des chemins défoncés, aux ornières blanchies par la neige. « Grâce » au froid, la boue, une plaie pour ceux qui vivent ici, a gelé.

À l’entrée du terrain, un grand bus blanc se gare lentement en marche arrière : depuis dix-huit mois, il amène jusqu’aux campements de Roms de la métropole lilloise une infirmière, un généraliste, un médecin de Pédiatres du monde et une assistante sociale. Les portes en accordéon de cet ancien car scolaire donnent sur trois cabinets de consultation indépendants. Habituellement, les patients attendent dehors mais, ce jour-là, au plus fort de l’hiver, la température atteint les -10 °C et le bureau de l’assistante sociale, absente, sert de salle d’attente. Maïta Dubois, infirmière et présidente-fondatrice de Médecins solidarité Lille (MSL), les accueille dans cet espace réduit. Les enfants, surtout, et les femmes constituent la majeure partie de la file active du bus que l’association, faute de moyens, ne peut qu’évaluer, en gros, à 600 personnes. « Ce sont des enfants qui sont aimés, les parents prennent bien soin d’eux », souligne l’infirmière. Les gamins se pressent pour passer leurs mains devant le souffle chaud d’une bouche d’aération. Les joues rouges de froid, d’autres entrent pour se réchauffer un moment. « Malgré la température, ils sont tous dehors », remarque Maïta Dubois, qui régente la bousculade. Un homme entre en tenant sa main. Coup d’œil de l’infirmière : c’est une grosse brûlure. Elle sort le matériel et commence le nettoyage de la plaie, puis le pansement, en expliquant plusieurs fois les soins qu’il faudra apporter par la suite. Elle montre bien les gestes : comment utiliser les dosettes, appliquer la crème, employer les compresses… « Si c’est rouge ou si vous avez de la fièvre, il faut venir à MSL, à Lille, porte de Valenciennes. » Des mots clés que beaucoup connaissent. L’homme répond « oui, oui » et « merci beaucoup madame », mais comment être sûr qu’il a compris ?

Difficultés pour se comprendre

La principale difficulté rencontrée par les soignants est linguistique : la majorité des Roms, qu’ils soient roumains, bulgares ou kosovars, ne parlent pas français. De chaque côté, on grappille quelques mots usuels : « carte Vitale » et « malade » côté patients, les jours de la semaine, les moments de la journée ou les mots de la douleur côté soignants, souligne Lucie, élève infirmière en stage à MSL. « C’est très difficile de comprendre de quoi ils souffrent, mais aussi d’expliquer les soins et les thérapeutiques », observe Marie-Laure Frys, médecin généraliste salariée de MSL. Quand un patient ou un accompagnant se propose comme interprète, il ne connaît généralement pas le vocabulaire nécessaire, même le plus basique… « On n’est jamais sûr de la traduction », poursuit le médecin. Parfois, ce sont les enfants qui parlent le mieux, mais comment, alors, aborder les questions de santé, parfois intimes ? « C’est très compliqué, confirme le médecin. Il y a des sujets que l’on ne peut pas aborder et, en même temps, on se dit qu’il faut avancer sur le plan médical. C’est frustrant. On devient humble… J’ai souvent l’impression de travailler sur l’urgence du quotidien. En matière de prévention, c’est très mince. » Une médiatrice sanitaire roumanophone de l’association partenaire Areas (lire encadré p. 28) apporte quelquefois son aide linguistique et culturelle, très précieuse… auprès des Roms roumains. Pour ceux qui parlent d’autres langues, le problème reste entier.

Recours tardif aux soins

Dans la salle d’attente, Maïta Dubois s’adresse à un petit garçon volubile, tout sourire : il fréquente régulièrement l’école. « Il faut venir avec papa ou maman pour voir le docteur, et apporter le carnet de santé », explique-t-elle. Deux petites filles se sauvent et reviennent illico, avec leur mère et les documents. Comme neufs, ils sont soigneusement conservés. Une toute jeune maman – 16 ans – monte avec son bébé d’à peine une semaine, emmailloté dans une couverture. Le médecin lui épargne l’attente et la fait rapidement entrer dans le cabinet. Les autres attendront un peu plus longtemps. Parfois, la tension monte, quand l’afflux dépasse les capacités de consultation, et Maïta Dubois doit se montrer ferme. Parents et enfants présentent à peu près les mêmes pathologies qu’en cabinet de médecine générale, note l’infirmière, mais avec un recours plus tardif aux soins. Des soucis ORL et pas mal de parasitoses (poux, gale, vers intestinaux) dues aux mauvaises conditions d’hygiène, observe Marie-Laure Frys. Pas facile de se laver, ne serait-ce que les mains, quand on n’a pas l’eau courante. Les associations leur donnent parfois savon et shampoing mais, sans eau… Enfants et adultes ne sont pas à l’abri des autres soucis de santé. Les plus jeunes ont subi une épidémie de rougeole, et la tuberculose, comme dans la plupart des populations précaires, a fait son apparition. Concernant le suivi des enfants, l’ONG Pédiatres du monde s’est associée à MSL pour les consultations et les vaccinations. Mais les professionnels de santé se heurtent à la difficulté de vérifier que les jeunes ont bien été vaccinés. « Normalement, ceux qui sont nés en Roumanie l’ont été, mais on n’a aucune trace », regrette le médecin.

Pas de suivi au long cours

Lorsque les problèmes de santé sont plus graves, tout se complique encore un peu plus. À la difficulté de communiquer s’ajoute un rapport au temps qui rend très difficile le suivi au long cours. D’où des ruptures de soins et des complications fréquentes. « À partir de 35 ans, on voit des hypertensions artérielles, des cardiopathies » difficiles à suivre, remarque la généraliste. C’est la même chose avec les maladies chroniques relativement bien stabilisées parmi la population générale, comme le diabète. Ne serait-ce que pour des raisons pratiques : comment conserve-t-on l’insuline si l’on n’a pas de frigo ni d’électricité ? « Tant que les soins ne sont pas manifestement nécessaires, si un diabète est très déséquilibré mais qu’ils ne le sentent pas, par exemple, ils ne vont pas consulter », illustre Marie-Laure Frys.

Les Roms qui vivent sur ces terrains ont aussi un rythme de vie et une notion du temps différents. « Ce n’est pas facile de de leur faire comprendre qu’ils ont rendez-vous le 15 mai à 14 heures, souligne le médecin. Et s’ils l’ont retenu mais que ce jour-là, il faut aller faire la manche, ils ne viendront pas. » Alors, si le rendez-vous n’est pas au bus ou dans les locaux de MSL, tout se complique encore un peu plus… Les prises en charge peuvent ainsi traîner en longueur, comme celle de la plaie qu’un petit garçon s’était faite à la main en tombant – les blessures sur du verre ou du métal sont fréquentes. « La plaie était infectée quand on a vu le gamin, raconte la généraliste. Le pédiatre l’a envoyé à l’hôpital pour faire nettoyer la lésion sous anesthésie. La famille n’y est pas allée. Quand nous avons revu l’enfant quinze jours après, le médecin l’a emmené à l’hôpital et lui a demandé de revenir le lendemain, mais il ne l’a pas fait… On arrive à traiter, mais c’est long et fastidieux… » Il lui arrive aussi, comme à l’infirmière de l’Areas, de conduire elle-même des patients roms, quand elle est sûre qu’ils n’iront pas eux-mêmes, vers l’une des consultations de spécialistes du CHRU de Lille, de l’hôpital de Tourcoing ou de l’hôpital Saint-Vincent (privé non lucratif), à Lille. Ces établissements ont, en effet, établi des conventions avec les associations. Mais les adultes rechignent à se faire hospitaliser, ce qui signifie pour eux laisser leurs enfants et tout ce qu’ils possèdent sans surveillance. Les évacuations forcées ont laissé des traces.

Parler grossesse et contraception

Et puis, pour eux, « la santé passe après le plus important : trouver à manger, de quoi gagner de l’argent. Leurs urgences du quotidien ne comprennent pas les soins », explique Marie-Laure Frys. Les jeunes femmes lui paraissent plus motivées que les plus âgées ou les hommes… Mais elles n’ont pas pour autant l’habitude de faire suivre leur grossesse : « Certaines viennent pour un enfant malade, et l’on s’aperçoit qu’elles sont enceintes de six/sept mois, poursuit le médecin. Avant six mois, on les oriente vers la PMI – mais, en général, elles n’y vont pas. Après six mois, il y a une consultation spéciale ouverte à l’hôpital Saint-Vincent. Elles y vont, ou pas… » En matière de contraception, il y aurait aussi beaucoup à faire, ajoute-t-elle. La gynécologue qui consulte à MSL essaie de ne jamais rater une occasion d’en parler lorsque des femmes évoquent le sujet. Au cas par cas, elle oriente vers les services ad hoc ou, malgré les petits moyens de l’association, pose parfois un stérilet elle-même. Femmes, hommes, enfants, tous ont en commun, en tout cas, des problèmes dentaires « épouvantables », selon le médecin, qui peuvent être pris en charge par le dentiste de l’association.

C’est le CHRU de Lille qui paie les salaires des professionnels de santé de MSL, et l’ARS finance le budget de fonctionnement (le local, le bus, le matériel). Des subventions autrefois prévues sur trois ans, puis sur un an, et, à présent, pour trois mois… Les médicaments sont fournis par la Pharmacie humanitaire internationale, basée à Nîmes. Quand il n’y a pas de bénévole pour conduire le bus (il faut un permis poids lourd) ou que le véhicule ne démarre pas, les professionnels de santé de MSL, de Pédiatres du monde, ou l’infirmière de l’Areas se rendent aussi, parfois, au chevet des patients dans leurs abris de fortune. Des cabanes plus qu’insalubres, chauffées au pétrole dans le meilleur des cas. Par moments, une odeur de plastique brûlé flotte dans l’air. Parmi les cabanes, une vision surréaliste : près de l’enclos d’un mouton et au milieu des poules, un congélateur hors service déborde de pains glacés.

1– Ce reportage a été réalisé en février 2012. Début août, le campement a été « évacué », les familles roms ont été conduites à une vingtaine de kilomètres. Certaines sont revenues dans la métropole lilloise, où d’autres terrains sont occupés. Le bus de MSL continue de leur apporter les soins sur les lieux où elles sont installées.

PRÉCARITÉ

Accès aux soins difficile

L’Observatoire régional de santé d’Ile-de-France a publié, en janvier, un rapport sur l’état de santé des Roms migrants en France. Il pointe la grande difficulté pour ces personnes de stabiliser leur situation au regard de la réglementation française, très restrictive sur leurs droits de séjour. Et, par conséquent, sur leur accès à une couverture sociale. Les Roms immigrés, même s’ils se portent mieux que ceux restés au pays, ont un état de santé qui se dégrade du fait de leurs conditions de vie très dures et de leur difficultés à accéder aux soins. Cet accès est un peu moins compliqué pour les enfants.

L’ORS constate, chez les Roms en Ile-de-France, une santé mentale fragilisée par le stress, l’humiliation et le rejet, une forte prévalence des maladies infectieuses, des maladies chroniques liées et aggravées par les conditions de vie. Aussi, les femmes ont peu recours à la planification familiale et les grossesses sont fréquentes, précoces et peu suivies.

Le rapport sur le site de l’ORS IDF : http://petitlien.fr/5v9u

SOUTIEN

Associations partenaires

→ MSL (Médecins solidarité Lille) offre des soins gratuits aux personnes privées de couverture sociale. Ses professionnels de santé (infirmière, généraliste, gynécologue, dentiste, salariés et bénévoles) et son assistante sociale interviennent dans ses locaux lillois et dans le bus sur les terrains de Roms.

http://medsolidarite lille.over-blog.com

→ L’Areas (Association régionale d’étude et d’action sociale) auprès des gens du voyage et des Roms migrants apporte une aide sociale, éducative, scolaire, administrative et sanitaire aux familles. Le service dédié aux Roms regroupe des éducateurs, un animateur social, une médiatrice sanitaire et une infirmière.

→ Pédiatres du monde a ouvert une mission à Lille en 2010, tournée essentiellement vers les Roms.