SUR LE TERRAIN
RENCONTRE AVEC
Assistante de réadaptation à Handicap International, à Port-au-Prince, et forte d’un sens clinique acquis grâce à sa formation d’infirmière, Katia Éloi aide les victimes d’amputation à regagner leur autonomie.
Dans la grande salle d’exercice du centre de réadaptation, Katia Éloi observe attentivement un patient hésitant, qui s’exerce à la marche avec la nouvelle prothèse qui vient de lui être posée. « Ça ne fait pas mal, vous êtes sûr ? », interroge-t-elle. Elle indique un petit escalier de bois de conception artisanale, équipé d’un garde-corps, posé au milieu de l’espace. « Venez ici, essayez de monter les marches… », encourage-t-elle. Cette infirmière fait partie de l’équipe de six assistants en réadaptation recrutés et formés par Handicap International à Port-au-Prince. Le centre où elle exerce a été créé après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Cinquante six pour cent des patients qui y sont pris en charge aujourd’hui ont été blessés lors de la catastrophe, et 20 % sont des victimes d’accidents de la route. Katia accompagne les personnes amputées ayant besoin d’une prothèse, leur explique comment prendre soin de leur moignon, comment s’adapter dans les tâches de la vie quotidienne… « Je suis arrivée ici avec l’idée de devenir bénévole, il y a deux ans, et je n’avais pas l’intention de rester longtemps, se rappelle-t-elle. Mais c’est très satisfaisant, car on voit les personnes progresser. Tous les jours, on sent l’importance de notre travail. » Et Katia sait combien le chemin à parcourir peut être délicat, puisqu’elle-même a perdu son avant-bras droit lors du tremblement de terre.
Katia est infirmière depuis une dizaine d’années. Comme nombre de ses consœurs haïtiennes, qui trouvent là une rémunération plus régulière qu’à l’hôpital public, elle a exercé auprès d’ONG diverses. Elle y a même occupé des fonctions d’encadrement. « Mais, comme ces organisations finissent toujours par partir et que je recherchais une certaine stabilité dans ma vie professionnelle, au moment du tremblement de terre, je n’étais plus du tout dans une activité de soins. Je travaillais pour une compagnie d’assurances santé. Il s’agissait de vérifier les dossiers des assurés, d’approuver les paiements. C’était un peu frustrant comme mission pour une infirmière, mais j’avais un réel confort de travail, un environnement moins stressant que dans un service hospitalier et beaucoup d’autonomie », commente-t-elle. Le 12 janvier 2010, elle s’extrait des décombres de son domicile, elle souffre d’une fracture ouverte mais ne parvient pas à obtenir les soins nécessaires avant plusieurs jours. « L’aide médicale est arrivée trop tardivement, précise-t-elle, sans rancœur. La blessure était infectée et, apparemment, il n’y avait rien d’autre à faire que pratiquer une amputation. »
Prise en charge par Médecins sans frontières, pour qui elle avait déjà travaillé, Katia se remet très bien de l’intervention. « Au bout de quelques semaines, la psychologue a observé que mon moral était vraiment très bon, raconte-t-elle. Comme elle savait que j’étais infirmière, elle m’a proposé de l’assister auprès des patients traumatisés. Je n’y croyais pas, je pensais qu’elle plaisantait, mais j’ai été engagée. » La jeune femme reprend donc du service dans l’humanitaire, un mois seulement après son amputation. Elle exerce en santé mentale, puis prend la direction des soins en clinique de jour, jusqu’à ce que le service ferme, en septembre 2010. Son ancien employeur souhaite la reprendre à son service mais Katia hésite. Le lieu de travail est éloigné de son domicile. Elle appréhende de se faire bousculer dans les transports collectifs… Alors qu’elle se renseigne sur la possibilité d’être équipée d’une prothèse, elle rencontre l’équipe de Handicap International, qui lui propose rapidement d’intégrer ses rangs. « Je me suis dit pourquoi pas, voyons si je peux être utile ici », continue-t-elle. La mission qui lui est confiée débute dès le premier rendez-vous avec le patient, dans le cadre d’une évaluation pluridisciplinaire – en présence d’un travailleur psychosocial, d’un kinésithérapeute, voire d’un technicien, mais sans la supervision d’un médecin. « Moi, j’examine le moignon, je cherche si des douleurs persistent ou s’il y a encore des plaies, résume la jeune femme. Si nécessaire, je les panse, et je leur montre comment bien se protéger, car il faut absolument éviter que les muscles s’affaiblissent ou que des contractures douloureuses apparaissent. » Suivent toutes les étapes qui mènent à la conception de la prothèse, puis Katia revoie les patients lorsqu’ils sont prêts à essayer le nouveau membre fabriqué pour eux.
Les infirmières sont rares dans les centres de réadaptation, qui recrutent généralement des personnels moins qualifiés, puis les forment en interne grâce à la présence de spécialistes expatriés. Mais, à Port-au-Prince, elles sont deux : la collègue de Katia, Eslyne Philogène, a travaillé dans une équipe mobile se déplaçant au domicile des patients. Toutes deux ont été opérationnelles très rapidement. « Je n’ai pas eu besoin de session de qualification, mais, pendant six mois, j’ai bénéficié d’une journée de formation chaque semaine sur l’anatomie, la physiologie, le renforcement musculaire, la prise en charge de la douleur, les spécificités de l’infirmité motrice cérébrale…, résume l’infirmière. Les rappels étaient nécessaires. » Ses compétences semblent appréciées dans l’équipe, notamment sa grande autonomie, son sens de l’éthique, sa confiance en elle et son professionnalisme. « Grâce à ma formation initiale, je pense que j’envisage davantage la personne dans son ensemble, note Katia. Je peux prodiguer des conseils sanitaires globaux, aider les patients à protéger leurs membres sains, les amener à adopter une bonne hygiène de vie. » Le second volet de son action consiste à évaluer les difficultés fonctionnelles. « Il s’agit de voir si la personne peut faire ce qu’elle faisait avant, et, sinon, quels sont les problèmes qu’elle rencontre et quelles solutions nous pouvons lui apporter », précise l’infirmière. Ces difficultés sont souvent liées à la gestion des tâches ménagères telles que la cuisine, la lessive ou bien la toilette quotidienne, et pourront ensuite être résolues dans le cadre de l’atelier vie quotidienne créé à l’intention des victimes amputées d’un membre supérieur. « Nous faisons la cuisine ensemble, épluchons les légumes, avec des outils tout simples que notre ergothérapeute a créés ou adaptés (et que les patients peuvent emporter chez eux) ; je leur montre comment bien s’installer pour laver leur linge, par exemple, résume Katia. Et puis, nous mangeons ensemble, nous échangeons de manière informelle sur les difficultés et les solutions que chacun peut s’inventer. »
Le soutien moral et l’écoute que la jeune femme peut offrir est capital. Katia estime, ainsi, qu’une grande partie de ce qu’elle apporte au patient est liée à la confiance qu’elle parvient à instaurer. « Les patients me disent des choses qu’ils n’ont pas confiées avant, à l’hôpital, et je sens qu’ils sont parfois plus à l’aise avec moi qu’avec d’autres professionnels. Mon handicap y est peut-être pour quelque chose… », analyse-t-elle. Bien dans sa peau, sociable, Katia symbolise, en effet, une forme d’espoir. Son expérience de femme active, malgré la perte de son bras, apparaît comme un plus : « Quand les patients me voient, ils se disent qu’eux aussi pourront retravailler, alors que, souvent, quand ils arrivent au centre, ils pensent ne jamais pouvoir le faire », explique-t-elle. Et ce n’est sans doute pas un hasard si certaines jeunes femmes bénéficiaires de ses services disent vouloir à leur tour devenir infirmières…
Katia, elle aussi, réfléchit toujours à son avenir. Handicap International a déjà beaucoup réduit sa présence sur le terrain, le contexte d’urgence étant désormais dépassé. « Je sais que je ne pourrai pas travailler dans ce centre de réadaptation éternellement. Même si j’y ai beaucoup appris et que j’ai déjà étendu le champ de mes compétences », analyse-t-elle. Alors, elle songe à s’investir davantage dans la santé communautaire et à acquérir une spécialisation complémentaire. « C’est un rêve que je chéris depuis la fin de mon service social
1- À l’issue de leurs trois années de formation à l’école d’infirmières, les soignantes haïtiennes doivent passer leur première année d’exercice dans une région rurale, sur affectation du ministère de la Santé.
2002 Diplôme de l’école nationale d’infirmières de Port-au-Prince.
2003 à 2009 Travaille pour différentes ONG.
12 janvier 2010 Un violent séisme secoue Port-au-Prince et provoque plusieurs centaines de milliers de décès.
Février 2010 Amputée de l’avant-bras droit, Katia reprend du service auprès de MSF.
Octobre 2010 Intègre l’équipe de réhabilitation de Handicap International présente à Port-au-Prince dès le lendemain du séisme.