« Le but n’est pas de valoriser le métier » - L'Infirmière Magazine n° 310 du 01/11/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 310 du 01/11/2012

 

RECHERCHE INFIRMIÈRE

RÉFLEXION

L’infirmier-philosophe explicite les enjeux de la recherche infirmière, dont la nature même soulève des questions d’éthique, et dont les deux grandes orientations scientifiques restent à harmoniser.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quelle est la spécificité de la recherche infirmière ?

PHILIPPE SVANDRA : Ce qui distingue la recherche en soins, c’est qu’elle se trouve au croisement de plusieurs domaines : les sciences humaines, les sciences biomédicales et la pratique infirmière. Le champ d’étude des soins infirmiers n’est pas encore stabilisé, ni entièrement défini. Cela peut, par moments, poser des problèmes de légitimité, mais c’est également une bonne chose. Nous empruntons tantôt à la médecine, tantôt à la psychologie, tantôt à l’anthropologie ou à la sociologie. Cela serait dommage qu’il n’existe qu’un seul type de recherche en soins infirmiers. J’estime que les deux grands pôles du biomédical et des sciences humaines doivent rester les axes principaux de cette recherche. Nous les retrouvons, d’ailleurs, dans la formation infirmière actuelle.

L’I. M. : Comment définir ces deux approches ?

P. S. : Nous avons, d’un côté, une démarche quantitative, que nous pouvons qualifier d’« evidence based nursing », fondée sur des preuves scientifiques. Elle a largement été influencée par l’« evidence based medicine », ou médecine basée sur les preuves. Il s’agit de la recherche biomédicale. Cette recherche dite « dure » a pour objectif d’expliquer les phénomènes. Elle se fonde sur des études comparatives et fait appel aux statistiques. Le second type de recherche, qualitative, fait appel aux sciences humaines et s’appuie sur des entretiens, des observations. Cette démarche vise à comprendre. Elle peut davantage s’intéresser au particulier, ce qui est important quand on songe qu’il n’y a pas deux patients qui se ressemblent.

L’I. M. : Le programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale semble favoriser l’approche fondée sur les sciences « dures »…

P. S. : En effet, la majorité des projets déposés dans le cadre du PHRI s’apparentent à la recherche bio-médicale. Il peut s’agir d’une question de reconnaissance et de financement. Ce type de recherche demande une organisation et des moyens importants. Il ne peut être entrepris par une infirmière seule. Il faut s’appuyer sur un laboratoire, des statisticiens, des épidémio-logistes. Je suis cependant optimiste en ce qui concerne le développement de la démarche dite qualitative. Les recherches orientées vers les sciences humaines voient peser sur elles moins de contraintes, elles demandent moins de moyens techniques et financiers. On peut comprendre des phénomènes à partir d’une dizaine de cas. À côté des gros PHRIP, qui restent nécessaires, il y a de la place pour une recherche plus locale, utilisant les outils des sciences humaines. Cela existe déjà, si l’on considère certains mémoires d’écoles des cadres ou de DU de soins palliatifs, d’éthique par exemple. De beaux travaux ont été réalisés, qui pourraient déboucher sur des projets de recherche.

L’I. M. : N’existe-t-il pas un angle qui permettrait de rassembler ces différentes approches ?

P. S. : Je crois que l’on pourrait, pour cela, s’appuyer sur le rôle propre infirmier, avec la notion de « care », même si celle-ci n’est pas encore reconnue par tout le monde. La théoricienne Joan Tronto(1) distingue quatre moments du « care » : celui du « caring about », se soucier de ; celui du « taking care of », se charger de ; celui du « care giving », donner des soins ; et, enfin, celui du « care receiving », recevoir les soins. Cela nous conduirait à quatre domaines spécifiques d’investigation dans le champ infirmier. Le premier, qui relèverait du « se soucier de », permettrait de détecter les besoins. Pour le second aspect, « se charger de », il s’agirait de traiter de la question de qui assume la responsabilité de la prise en charge. En troisième lieu, le « donner des soins » concernerait l’ensemble de la pratique. Enfin, le « recevoir les soins » intégrerait toutes les recherches prenant en compte le point de vue du patient.

L’I. M. : Quels obstacles spécifiques peut rencontrer la recherche infirmière ?

P. S. : Il y a une tension entre le soin et la recherche. D’ailleurs, c’est peut-être pour cette raison que les infirmières ont mis autant de temps à en faire. La recherche correspond à un mode particulier d’acquisition de connaissances utilisant des moyens structurés et systématiques, autrement dit des méthodes, pour recueillir des données en vue de mieux expliquer ou comprendre un phénomène. Les connaissances obtenues à partir de la recherche sont destinées à une application générale dépassant les besoins du groupe qui s’y est impliqué. La recherche vise à l’universalité, alors que le soin, c’est une attention particulière à un individu. D’où les problèmes éthiques qui en découlent.

L’I. M. : Quelles sont les problématiques éthiques que touche la recherche infirmière ?

P. S. : Puisqu’elle porte sur des individus, il y a forcément une dimension éthico-morale dans la recherche en soins. Mais il est important de différencier l’éthique de la déontologie. Paul Ricœur propose une distinction entre l’éthique, qui relève des buts, ou de la visée, et la déontologie, qui relève des normes. Dans ce domaine, l’éthique implique la question « À quoi sert ma recherche ? ». Et la déontologie correspond à celle du « comment ». Il s’agit de s’assurer que l’on emploie des normes méthodologiques rigoureuses et que l’on respecte la dignité des personnes se prêtant à la recherche. Cela revient à se demander : « Qu’ai-je le droit de faire ? »

L’I. M. : Que peut-on dire au sujet de l’éthique dans la recherche infirmière ?

P. S. : Il faut s’interroger sur la finalité de la recherche. En soins infirmiers, elle devrait aller de soi. Comme nous nous situons dans des champs pratiques, il s’agit d’améliorer les prises en charge. Mais il faut toujours, à un moment donné, se poser la question de la réelle plus-value. Si la recherche existe, c’est pour améliorer le savoir et la pratique de la collectivité, pour répondre à une demande sociale. Elle n’est pas faite pour faire plaisir à notre profession ou pour la valoriser. Il faut toujours se demander quels impacts auront les résultats de la recherche que l’on projette de faire. On peut mettre en avant l’amélioration de la qualité de vie des malades, mais cela reste très large, et, parfois, il faut s’interroger de manière plus précise : en quoi cela va-t-il aider les patients ?

L’I. M. : Et quelles sont les problématiques déontologiques ?

P. S. : Il s’agit, dans un premier temps, d’observer une méthodologie rigoureuse. D’autre part, il faut respecter les personnes se prêtant au processus. Les recherches en médecine doivent passer devant les comités de protection des personnes(2), qui en garantissent l’aspect déontologique. Dans le cadre infirmier, les recherches biomédicales ou portant sur la psychologie doivent répondre aux mêmes exigences. Cela représente un véritable enjeu pour le PHRIP. Les CPP impliquent un parcours long et coûteux. Faut-il passer devant ces comités, quitte à alourdir les recherches et à les rendre encore moins accessibles ? Faut-il chercher à les éviter, quitte à semer le doute sur l’importance de la recherche projetée ? Il faudra trancher.

L’I. M. : Y a-t-il une qualité particulière à développer pour faire de la recherche infirmière ?

P. S. : Peut-être une capacité à transgresser, dans une époque où l’on est très normatif, où, dès que l’on réalise un soin, on doit suivre des protocoles. Avec la recherche, il s’agit quand même, à un moment donné, d’oser ne pas suivre le protocole. Aujourd’hui, s’extraire d’un protocole, cela n’est pas facile. Il faut avoir conscience que ce qui tuerait la recherche, ce serait l’impossibilité d’oser faire différemment. Mais, et c’est un vrai problème, celui qui fait différemment s’expose à un risque. C’est d’ailleurs pour cela que la rigueur dans ce domaine est essentielle.

1– Dans Un monde vulnérable : pour une politique du care, 2009, Éditions La Découverte.

2– Créés par la loi du 9 août 2004 portant sur la recherche biomédicale chez l’homme, les CPP se sont substitués aux comités consultatifs de protection des personnes dans la recherche biomédicale (CCPPRB) mis en place aux mêmes fins par la loi dite « Huriet-Sérusclat » de 1988.

PHILIPPE SVANDRA

FORMATEUR CONSULTANT AU CH SAINTE-ANNE, RESPONSABLE PÉDAGOGIQUE DU D.U. ÉTHIQUE SOIGNANTE ET HOSPITALIÈRE

> Diplôme infirmier en 1981. Travaille en cancérologie.

> Devient cadre de santé en 1990, travaille dans des services d’infectiologie-sida.

> Thèse en philosophie pratique sur l’éthique du soin à l’université de Marne-la-Vallée, en 2007.

> Maître de conférence associé à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée, en 2009, dans le cadre du laboratoire Espaces éthiques et politiques.

À LIRE

(De P. Svandra)

Éloge du soin, une éthique au cœur de la vie, éditions Séli Arslan, 2009.

Le soignant et la démarche éthique, éditions Estem De Boeck, 2009.