INFIRMIÈRES EUROPÉENNES
SUR LE TERRAIN
ENQUÊTE
Faute de candidates, de plus en plus d’établissements recrutent des infirmières un peu partout en Europe. Moins médiatisée que la vague des « infirmières espagnoles », la démarche demeure, même si elle reste timide et, parfois, semée d’embûches.
Le chiffre n’est pas « consolidé », comme on le dit dans le jargon des comptables, couramment partagé par les experts. Il manquerait ainsi quelque 35 000 infirmières en France. Sans compter qu’elles devraient être nombreuses à partir à la retraite d’ici à deux ans. Un phénomène qui accroîtra encore la pénurie qui n’a cessé de se chroniciser au cours des dernières années. Une pénurie qui n’est d’ailleurs pas géographiquement homogène. Ainsi, tandis que le Grand Sud et le Grand Ouest font, à quelques exceptions près, presque le plein, le Nord, le Centre et la région parisienne sont aux abois. Dans certains grands hôpitaux parisiens, plusieurs centaines de postes étaient vacants avant l’été. Et l’on observe également, dans une même région, des disparités d’un département à l’autre, voire d’une ville à l’autre. « Par exemple, le CHU Avicenne, en Seine-Saint-Denis, n’a aucun problème de recrutement », confie Roseline Vasseur, directrice centrale des soins de l’AP-HP. Bref, on est loin de l’époque, il y a une vingtaine d’années, où l’on incitait les infirmières à raccrocher la blouse, bien avant l’âge légal de la retraite, sous prétexte qu’elles étaient trop nombreuses. Et de celle, dans la même veine mais quelques années plus tard, où les effectifs des Ifsi étaient sévèrement revus à la baisse par peur que les infirmières ne se bousculent aux portillons des hôpitaux… Résultat, aujourd’hui, devant une demande de soins toujours croissante et une mobilité professionnelle qui va bon train, les établissements hospitaliers du public comme ceux du privé recherchent, et parfois désespérément, des infirmières. Dans ce contexte, le vivier de l’Hexagone ne suffisant pas, et ce d’autant que les conditions d’emploi ne sont pas toujours très attractives, certains employeurs vont « pêcher » les poissons devenus trop rares sous nos contrées dans les eaux des pays voisins et, de préférence, au sein de l’Union européenne. Malgré quelques restrictions (toutes les formations initiales ne sont pas reconnues), en effet, l’équivalence du diplôme infirmier y est acquise.
Il y a dix ans, l’Espagne faisait figure de réservoir, et les infirmières espagnoles qui avaient passé les Pyrénées, les beaux jours des hôpitaux et… des médias. Sans bruit, beaucoup sont reparties depuis. Et si l’Espagne demeure un pays de choix pour recruter des professionnelles, d’autres ont également la cote auprès des établissements français, tels l’Italie, le Portugal et, plus récemment, la Roumanie. Ancienne directrice d’une polyclinique dans le Sud-Ouest, Pierrette Voizard a opté pour cette filière de recrutement en 2011. « Nous avons fait le choix de passer par l’intermédiaire d’une société spécialisée car nous ne parvenions pas à recruter en France », explique-t-elle. Avec des profils de poste cadrés, la société missionnée a défriché le terrain pour le compte de l’établissement. Quelques semaines plus tard, Pierrette Voizard s’est rendue en Roumanie, où elle a rencontré… 150 infirmières candidates au départ ! Finalement, elle proposera douze contrats de travail en CDI à des infirmières chevronnées. À l’origine, elle souhaitait en embaucher six. Et elle n’en a pas eu le double pour le même prix… Toutes ont été recrutées, en effet, sur la base de salaires français pratiqués par l’établissement, et leur ancienneté dans la profession a également été reprise. Des conditions salariales qui ne sont pas toujours au rendez-vous. Certains hôpitaux profitent, en effet, de la situation pour embaucher au rabais et s’offrir les services d’infirmières expérimentées au tarif de jeunes diplômées. « Parmi elles, poursuit Pierrette Vazard, certaines parlaient très bien français, d’autres un peu moins, même si elles avaient le niveau requis. À leur arrivée, nous avons néanmoins mis en place des cours de langue de français courant dispensés par un professeur et des cours de français médical. Elles ont également revu les calculs de doses. »
La maîtrise de la langue est l’un des enjeux majeurs de l’intégration des nouvelles recrues. Désormais, outre qu’il contrôle la validité des diplômes, l’Ordre des infirmiers exige aussi que les postulantes possèdent un certificat de langue obligatoire de niveau B2, délivré après un examen écrit et oral (à ne pas confondre avec le B2 du casier judiciaire…). Sans ce document, l’Ordre refuse toute inscription au tableau ordinal, et la plupart des établissements réclament également une inscription au fichier Adeli délivrée par les Agences régionales de santé (ARS). « Chaque jour, ou presque, des infirmières se présentent au conseil national de l’Ordre. Si elles ont le B2, cela ne pose pas de problème, mais c’est loin d’être toujours le cas. Nous leur conseillons alors de prendre des cours et de revenir plus tard. Ce qu’elles font deux ou trois mois après. Leurs progrès sont alors spectaculaires », explique Kine Veyer, conseillère nationale de l’Ordre, chargée de ces questions, et présidente du conseil régional de l’Ordre d’Ile-de-France. « Nous avons mis en place un groupe de travail qui, d’ici peu, devrait produire des recommandations officielles pour mieux encadrer l’intégration des infirmières étrangères qui viennent pratiquer en France. Il faut souligner que nous recevons aussi des plaintes de patients mécontents d’avoir été pris en charge par des infirmières qui, selon eux, ne maîtrisaient pas le français », indique Kine Veyer. Pour faciliter la mobilité des infirmières européennes et favoriser l’apprentissage des langues, Pierrette Voizard estime que les étudiants en dernière année devraient avoir la possibilité, comme dans le programme universitaire Erasmus, de partir durant un an afin d’achever leur cursus dans un pays européen. Assurément, l’idée est à creuser. « Avec le LMD, il y a sans doute des choses à construire », confirme Roseline Vasseur. Reste qu’embaucher des infirmières roumaines n’est pas toujours chose aisée. Et si les candidates sont nombreuses, le pays étant en phase d’intégration dans l’Union européenne (EU), il leur est nécessaire d’obtenir également une autorisation de travail visée par la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi du lieu d’installation (Direcct). Si le projet est insuffisamment piloté par l’établissement d’accueil, la procédure peut prendre des mois… En revanche, pour les pays membres à part entière de l’EU, un projet d’embauche « bien ficelé » peut être mené en deux mois, indique un recruteur professionnel.
De son côté, l’AP-HP, dont 800 postes infirmiers n’étaient pas pourvus en juillet dernier faute de candidates, ne dédaigne pas les recrutements en Europe. « Cette démarche fait partie de nos pistes. Elle s’intègre dans le programme d’attractivité et de fidélisation que nous avons mis en place en 2011, chaque établissement pouvant recruter de son côté. Certains choisissent le recrutement direct, d’autres confient leur recherche à des officines privées afin qu’elles leur fournissent des infirmières “clés en main”, explique Roseline Vasseur. « Cependant, poursuit-elle, fondamentalement, il n’y a pas, à nos yeux, de différences de traitement entre les infirmières françaises et les étrangères. Toutes bénéficient d’un accueil, d’une période d’intégration, d’un tutorat et du compagnonnage. Ainsi, l’on s’assure, d’une part, qu’elles s’insèrent le mieux possible et qu’elles développent les compétences requises, et, d’autre part, que le transfert des savoirs a bien lieu. » Actuellement, l’AP-HP emploierait une petite centaine d’infirmières diplômées à l’étranger. Le pourcentage serait donc infime puisque l’institution compte 18 000 infirmières. Au niveau national, aucune donnée n’est disponible. « Cela dit, précise la directrice centrale des soins, il y a quelques spécificités au niveau de la formation initiale qu’ils nous faut prendre en compte. En Europe, peu de pays, par exemple, autorisent les infirmières à effectuer des transfusions sanguines. Les soignantes espagnoles ne sont d’ailleurs pas formées à cette pratique. C’est un aspect que nous allons régler en mettant en place une formation adéquate. » Cadre dans un établissement privé de la région parisienne « à but non lucratif », tient-elle à préciser, Anne-Marie anime une unité de soins en gériatrie. Son équipe compte désormais trois infirmières portugaises. « Côté pratique, il n’y a rien à dire, aussi bien au niveau technique que relationnel, et leur niveau de français est aussi très bon. Pour toute l’équipe, cela a donc été un soulagement de les voir prendre leur poste, il y a près d’un an. J’espère qu’elles vont rester. Je suis assez confiante, car il y a sur la ville une communauté portugaise implantée de longue date. L’environnement est favorable. L’une d’elles m’a d’ailleurs confié qu’elle souhaite tenter la formation de cadre. La greffe a pris », constate Anne-Marie.
Mais tout ne se passe pas toujours aussi bien… « L’an dernier, nous étions douze à arriver dans le même établissement. Nous ne sommes plus que deux. Au fil des mois, les autres sont parties sur ailleurs, un peu partout en France », explique Virginia dans un français tout à fait correct. Seul son accent fait supposer qu’elle est née en Roumanie. « Au début, l’ambiance n’était pas géniale, mais nous étions sans doute trop nombreuses d’un coup, témoigne-t-elle. Les collègues françaises se posaient des questions. N’allait-t-on pas leur prendre leur travail ? Dans la même situation, j’aurais sans doute réagi de la même façon. Puis, au fil des semaines, elles nous ont considérées d’égale à égale. « En fait, la situation s’est dégradée lorsqu’une nouvelle direction a pris la tête de l’établissement et qu’elle voulait réduire les effectifs, continue-t-elle. Là, on a commencé à nous faire des ennuis. Moi, on a essayé de me coller une faute professionnelle. Je ne me suis pas laissé faire. Après tout, j’ai des papiers en règle, je peux travailler n’importe où en France. » Forte d’une expérience de plus de vingt ans, Virginia n’a pas été déboussolée par la pratique française. « J’ai travaillé longtemps au bloc de chirurgie pédiatrique d’un hôpital universitaire, je connaissais 70 % du matériel. Les 30 autres sont spécifiques aux pathologies adultes, alors, comme mes collègues, j’ai appris. Par contre, en Roumanie, les infirmières ne font pas de soins de nursing, et c’est l’infirmière-chef qui se charge des relations avec la famille. À part ça, il n’y a pas de différence telle qu’elle nous empêcherait de nous adapter », estime-t-elle.
Lucia, infirmière de 35 ans formée à Madrid, est arrivée en Seine-et-Marne il y a huit ans. « Je ne garde pas un bon souvenir du début », se remémore-t-elle. « C’était très difficile. J’étais perdue dedans et dehors. Même si l’on se serrait les coudes avec les infirmières espagnoles et que les collègues françaises étaient chaleureuses et aidantes. J’ai quand même eu du mal à me faire à l’organisation des soins, très différente de celle que je connaissais en Espagne, commente-t-elle. « Et la vie quotidienne en banlieue, assez loin de Paris, n’est pas toujours très attrayante. Bref, j’avais beaucoup de raisons pour repartir, mais aussi une très bonne pour rester, puisque c’est ici que j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari ! », s’amuse-t-elle. Depuis, Lucia a « fait son trou », et « deux enfants ». Et si c’était à refaire ? « Je serais plus regardante sur les conditions d’accueil car, pendant plusieurs mois, j’ai “galéré” pour un logement, avoue-t-elle. Je serais aussi plus vigilante concernant le développement de carrière. En France, quand on veut rester dans le soin, il n’y a pas beaucoup de postes ou de filières pour se spécialiser. C’est dommage. Et puis, les conditions de travail se sont nettement dégradées ces dernières années. Dans mon unité, il manque trois collègues au moins. Mais, en Espagne c’est pire encore. Alors… » Alors, pourquoi ne pas profiter des opportunités, en effet !
Spécialisée dans le recrutement de personnels de santé en Europe, la société Laborare & Conseil travaille pour des établissements implantés partout en France. Témoignage de Yael Brugos, sa dirigeante.
Au cours des dix dernières années, notre société s’est chargée de recruter quelque 500 professionnels de santé, venant de différents pays européens, pour des établissements privés et publics. Parmi eux, 50 % environ étaient des infirmières. Actuellement, les demandes du secteur privé semblent stables, alors que celles du public augmentent, c’est notable en région parisienne. Notre société assure le recrutement d’infirmières pour des postes en CDI, mais nous sommes aussi en mesure de pourvoir des remplacements de longue durée. D’expérience, je peux dire qu’un recrutement réussi est un recrutement bien préparé et bien géré en amont. Bref, il faut que l’employeur s’implique réellement. Et que cette implication perdure lors de la phase d’intégration. c’est essentiel de ne pas « lâcher » seule une infirmière fraîchement débarquée. Même si elle est opérationnelle, le temps d’adaptation sera plus long que pour une infirmière française. Nous travaillons au forfait. Ce dernier est calculé en fonction des demandes spécifiques de l’employeur. De notre côté, nous garantissons que si la personne quitte son poste dans les six mois qui suivent son embauche, elle sera remplacée rapidement et gratuitement. Cette clause nous oblige donc à effectuer des sélections de qualité. Les conditions de recrutement ont aussi évolué au cours des années. Aujourd’hui, un bon niveau de langue est exigé, et ce n’est pas plus mal. Par ailleurs, l’employeur ne fournit pas toujours le logement. Dans ce cas, on se charge de trouver un pied-à-terre, le plus important étant la prise de poste. Actuellement, les profils les plus recherchés sont des infirmières de bloc opératoire. Dans ce domaine, les infirmières espagnoles sont assez prisées, car le travail en bloc fait partie de leur formation initiale. Les candidates doivent venir avec l’idée de rester entre dix-huit mois et deux ans. Il y a dix ans, partir en France, c’était un grand projet. Aujourd’hui, c’est presque normal. »