DRAMES > Les 7 et 9 janvier, la France était victime d’attentats terroristes visant le journal Charlie Hebdo, des policiers et des personnes de confession juive. Si les Français se sont mobilisés massivement, comment les soignants ont-ils vécu ces événements effroyables ?
Pendant trois jours, la France a vécu au rythme de la traque des frères Kouachi, auteurs des attentats contre Charlie Hebdo, qui avaient pour ex-mentor Farid Benyettou, présenté comme l’ancien “chef” du réseau djihadiste des Buttes-Chaumont et aujourd’hui étudiant en soins infirmiers (lire p. 8), et d’Amedy Coulibaly, responsable des attaques aux portes de Vincennes et de Montrouge, à Paris. Une “unité nationale” face à l’incompréhension s’est mise en marche* et près de 4 millions de personnes ont défilé dans toute la France les 10 et 11 janvier en mémoire des 17 personnes tuées pendant les attentats.
Cette levée en masse des Français s’est déroulée dans un climat d’angoisse. Les ventes d’anxiolytiques et de somnifères ont d’ailleurs augmenté de 18,2 % depuis les attaques, à en croire les données de Celtipharm dans un panel de 4 800 pharmacies (Le Figaro du 14 janvier) – en se basant sur les dossiers pharmaceutiques, l’Ordre des pharmaciens a quant à lui indiqué qu’il n’y avait « pas de rebond de dispensations [d’anxiolytiques] entre début janvier 2014 et 2015 ». Une telle hausse – qui s’expliquerait peut-être aussi par les lendemains de fêtes, la grève des généralistes ou encore la baisse de la luminosité… – ne serait, en tout cas, pas surprenante, selon Hélène Romano, docteur en psychopathologie, psychothérapeute référente de la consultation spécialisée de psychotraumatisme du CHU Henri-Mondor à Créteil (AP-HP) : « C’est un réflexe français de se tourner vers les médicaments. Nous n’avons en revanche pas eu d’augmentation des consultations alors que parler, mettre des mots, est une solution. Il ne faut pas toujours tout attendre du médicament. »
Les attentats ont été un événement traumatique majeur, la mort ayant été vue en direct, mais il « ne faut pas pour autant psychiatriser les réactions qui sont adaptées à la situation », ajoute-t-elle. Néanmoins, pour les personnes déjà malades, dans un contexte de fragilisation psychologique, la situation peut « majorer leurs angoisses de mort, de séparation ». « Il faut réadapter les patients, voir ce qui les rassure, ce qui peut les aider et revaloriser leurs capacités à supporter la peur », explique-t-elle en précisant que la notion d’état de stress post-traumatique est constatée uniquement à distance d’un mois de l’événement et lorsqu’il dure plus d’un mois.
Après les attentats, les témoignages se sont multipliés. Parmi eux, celui du médecin urgentiste et chroniqueur à Charlie Hebdo, Patrick Pelloux, premier à être arrivé sur les lieux de l’attentat, pour secourir les victimes, ses amis. « C’était horrible, a-t-il témoigné le lendemain du drame, les yeux remplis de larmes. Il y en a beaucoup qui étaient déjà partis. Ils les ont abattus comme dans une exécution, mais on a réussi à sauver les autres. » Puis de répéter, le regard vide : « Je n’ai pas réussi à les sauver, j’ai perdu les miens. » Les autorités ont également rapidement réagi.
La maire de Paris a remis la médaille Vermeil, plus haute distinction de la ville de Paris, à l’AP-HP et au SAMU de Paris, pour leur action en faveur des victimes des attentats. On retiendra aussi le communiqué de Marisol Touraine, ministre de la Santé, qui a remercié les professionnels de santé : « Je tiens à saluer toutes celles et tous ceux, personnels des Samu, personnels médicaux soignants et administratifs des établissements de santé, qui se sont mobilisés jour et nuit pour l’accueil des victimes et des familles. Je veux vous dire mon admiration et ma fierté de ce que vous avez accompli. »
* Le Sniil notamment a appelé à participer à la marche.
Anne, infirmière libérale dans le Finistère
« Plus vigilant pendant cette période »
« J’ai pris le parti de ne pas engager la conversation sur le sujet et de laisser mes patients commencer à en parler car c’est un sujet dramatique et délicat. Je prends en charge des patients de confession musulmane et je ne voulais pas amener le sujet pour ne pas qu’ils se sentent dans le jugement. Je prends aussi en charge des personnes fragiles psychologiquement et les laisser s’exprimer permet de savoir où elles en sont et le niveau d’angoisse qu’elles ont vécu. Toutes les chaînes de télévision ont parlé des attentats et cela a pu générer des bouffées d’angoisse. Je l’ai ressenti chez certains, notamment chez ceux qui sont suivis en psychiatrie ou chez les patients isolés, âgés. C’est très agressif pour eux. On est donc plus vigilant, notamment avec des personnes sensibles chez qui cela peut provoquer des décompensations. Personnellement, j’ai fait la minute de silence, cela me paraissait important. »
Sahra, infirmière libérale dans les Hauts-de-Seine
« Il n’y avait plus de soignant-soigné »
« J’ai fait une minute de silence, seule dans ma voiture garée sur le côté en warning, avec le ciel qui pleurait sur Rueil-Malmaison. J’ai d’ailleurs ralenti la tournée pour pouvoir vivre avec moi-même ce moment si intense et bouleversant. Je n’avais pas envie de me retrouver entre deux portes. Concernant les patients, tout tournait autour de l’attentat. Ils en parlaient tous. Je me suis même arrêtée parfois quelques minutes en plus chez certains, abasourdie par les images, en partageant un café avec eux. Il n’y avait plus de “soignant/soigné”, on vivait tous quelque chose de terrible. J’ai fait très attention avec les patients atteints de troubles psychiatriques en leur demandant s’ils en avaient entendu parler, comment ils se sentaient. Ce sont des personnes encore plus fragiles. J’ai affiché à l’arrière de ma voiture “Je suis Charlie” à côté du macaron infirmière libérale. Et il y est toujours. »
Hélène, infirmière libérale dans l’Aisne
« Se préserver et se protéger »
« Pour les patients, ici, c’est un peu compliqué. Il y a ceux qui se montrent très perturbés par les événements et qui ont peur d’une guerre, ceux qui écoutent les informations toute la journée, d’autres encore qui éteignent la télévision pour se couper de l’excès d’informations, et puis ceux qui trouvent que les victimes “l’ont bien cherché”… Nous avons également une clientèle qui peut tenir des propos racistes. Dans les maisons où je me méfie de la pensée, j’ai préféré éviter d’aborder le sujet. Globalement, cela a perturbé énormément de gens. On sent qu’ils sont tristes, et même plus mous au quotidien. C’est un coup de massue. Cela a été d’une violence extrême et le retentissement a été comme un raz-de-marée, engendrant un mal-être et une peur. Cela m’a vraiment bouleversée. Il faut savoir se couper de cela, se préserver et se protéger. »
→ Aide mémoire de l’urgence médico-psychologique, Hélène Romano, Dunod, 2013.
→ Sauveteurs et événements traumatiques, Hélène Romano et Élodie Verdenal, Masson-Elsevier, 2011.