L'infirmière Magazine n° 311 du 15/11/2012

 

AU QUOTIDIEN

DOSSIER

MATHIEU HAUTEMULLE  

Il n’est pas toujours facile de parler des odeurs dans l’exercice infirmier,ni agréable de les sentir. En revanche, il peut être utile de s’en servir !

Le sang a une odeur qui se sent. Anne Pach, infirmière clinicienne en hématologie, la repère quand elle soigne un patient qui saigne. Mais comment la décrire ? Les mots manquent. Dans un couloir de son service, Anne sonde alors trois de ses collègues. L’odeur du sang leur rappelle celle du fer, ou encore celle du métal. Du moins quand il est frais… Car le sang digéré, le méléna, titille autrement les narines. Quant au « pyo », le bacille pyocyanique, il dégage une odeur de « pourriture », voire de « mort », « prenante », « écœurante », « répulsive ».

« Écœurante » : l’odeur est souvent décrite par l’effet qu’elle suscite. Ou assimilée à sa source - telle « une odeur de vomi ». Le lexique est moins développé que pour d’autres sens. « L’odorat suscite à la fois méfiance et fascination, note le professeur de neurosciences André Holley. C’est qu’il s’exerce dans les fonctions que les êtres humains partagent le plus avec les animaux, comme la prise de nourriture et la reproduction »(1). La société se débarrasse d’odeurs et en invente d’autres. On encourage peu les enfants à user de leur nez, les adultes peinent à partager leurs expériences olfactives, l’intérêt scientifique porté au sujet n’a crû qu’assez récemment. Autre difficulté : Les odeurs ne sont pas toujours faciles à distinguer les unes des autres. D’autant que « l’odeur d’un mélange n’est pas simplement la somme des odeurs de chacun des composants : le mélange se comporte comme une nouvelle odeur », observe le chercheur Didier Trotier(2).

Un indice parmi d’autres

À l’Ifsi, « avant même le premier stage, l’enseignement sur la pudeur, l’intimité et le respect aborde indirectement et concrètement les odeurs », indique une cadre formatrice à Reims, mais aucun cours ne leur est spécifiquement dédié. C’est l'accès à l’intimité des patients qui marque les étudiantes sur le terrain, plus que les odeurs, auxquelles peu d’études sont consacrées dans le domaine infirmier. Avec l’essor des techniques d’analyse, la sémiologie olfactive - pratiquée depuis Hippocrate- a été délaissée. « Caractériser une odeur, c’est prendre le risque de se tromper », avance même Isabelle Fromantin, IDE à l’Institut Curie, qui prône la prudence (lire aussi l’encadré p. 16). Une odeur dépend du type de plaie et de sa localisation, par exemple. Une plaie digestive sent davantage les premiers jours ; la mauvaise odeur d’une escarre peut être transitoire et s’amenuiser au terme de la détersion ; nombre de plaies tumorales sentent mauvais sans être infectées… Dans un autre registre, comment décrire le gaz d’anesthésie à un patient sur le point d’être endormi ? Comme une odeur de pomme, de champignon, de sous-bois, de terre mouillée, selon les infirmières… « C’est un jeu de demander au patient ce que lui a senti. Mais, souvent, au réveil, il n’en a plus aucun souvenir », remarque Laurent Thierry, Ibode. L’imprécision de notre rapport aux odeurs est dommageable dans le soin, où elles sont légion. « Depuis le début de ma formation, ce sens semble s’être réveillé », témoigne l’IDE Céline Kovaes dans son travail de fin d’études. Une odeur peut constituer un élément diagnostic parmi d’autres, un indice qu’il peut être légitime de porter au dossier ou de signaler au médecin. Ainsi, une intensification d’odeur pour une plaie peut être le signe d’une infection. L’haleine d’un diabétique en coma acido-cétosique sent la pomme de reinette. Une odeur de crottin de cheval émane des selles en cas de Clostridium difficile (3). Hélène Dolange, dans son mémoire de l’école des cadres, avance d’autres comparaisons : « Le malade atteint de fièvre jaune sent l’étal de boucher ; le scorbut, la variole font penser à l’odeur de pourriture ; la fièvre typhoïde rappelle l’odeur de pain frais »« Les odeurs corporelles peuvent (…) renseigner sur l’état émotionnel et des états psychopathologiques », rapporte le chercheur Benoist Schaal. Elles peuvent indiquer des difficultés sociales ou une situation de handicap. Ainsi ce patient trisomique de 21 ans qui n’avait, avant son hospitalisation, « jamais eu d’examen bucco-dentaire. On a découvert une flore bactérienne tellement développée qu’il dégageait une odeur nauséabonde à plusieurs mètres (4). Des traitements, également, ont une influence, telles les chimiothérapies, qui entraînent un changement d’odeur des urines. Dans le monde infirmier, des émanations s’avérent pestilentielles. Cet adjectif fait écho à l’ancienne croyance selon laquelle la peste se transmettait par les odeurs. « Le rejet contemporain des mauvaises odeurs relaie sans doute la lutte pour une meilleure hygiène publique », analyse André Holley. Des mauvaises odeurs, l’IDE, elle, acquiert une expertise. « Il y a un conditionnement de l’odorat : l’urine doit sentir l’urine, les selles doivent sentir les selles… « Même une mauvaise odeur ne doit pas sortir de ses caractéristiques de mauvaise odeur », lit-on dans le mémoire de Céline Kovaes. Pour autant, cette compétence infirmière rivalisera-t-elle avec les nez artificiels envisagés pour détecter des maladies ? C’est le cas du Nanoscale Artifical Nose : en identifiant des odeurs dans le souffle alvéolaire, il distingue, entre autres, des personnes en bonne santé de patients souffrant de cancers de la tête et du cou ou des poumons (5).

Des nez artificiels

Médicaments, produits de nettoyage, plats cuisinés, fleurs (et jadis éther) : les odeurs que rencontrent les infirmières peuvent également être de nature artificielle. Leurs épithéliums olfactifs sont « très mobilisés par l’odeur du désinfectant passé à la serpillière, par la petite fraîcheur, le matin, du savon plongé dans la cuvette d’eau chaude, du sent-bon qu’on se passe après sur les mains et qui se dissout ensuite dans l’effluve douceâtre du corps alité »(6). Pas facile de dépeindre précisément l’odeur de l’hôpital. « Ça ne sent pas non plus le propre, dépeint, sous le pseudonyme de Scarabée, une étudiante en médecine. Ça sent la bouffe réchauffée sous cellophane, la pisse, le vieux, le rance, le linoléum usé par les détergents, les dessous-de-bras, la vie, la mort. C’est un mélange très compliqué, mais immédiatement reconnaissable (…). L’autre jour, je passais devant Saint-Louis (…), quand je me suis mise à l’arrêt, comme les chiens de chasse : même dehors, ça sentait l’hôpital. » Un bloc opératoire ne sent pas grand-chose, nuance Laurent Thierry. Dans ce lieu de grande taille, régulièrement nettoyé et ventilé, les soignants portent des masques, et les patients arrivent propres.

Toutes les maladies en cause

Il n’y a pas que le patient qui émet des odeurs, il y a aussi l’infirmière, qui se parfume, qui transpire… Et il n’y a pas que l’infirmière qui perçoit les odeurs, il y a aussi le patient. Dans certaines situations, de façon biaisée. Et pas uniquement en cas de troubles de l’odorat (7). « Pratiquement toutes les maladies influent sur l’odorat, pas seulement les simples rhumes, mais aussi des pathologies graves telles que la schizophrénie ou l’épilepsie », explique le chercheur Jean-Pierre Royet (8). L’altération d’odorat est un symptôme des pathologies de Parkinson et d’Alzheimer. Elle peut survenir avec l’âge. Le vieillissement olfactif est un « grand pourvoyeur de perceptions aberrantes, le plus souvent désagréables », écrit le médecin Michel Cavey sur son site Internet. Il peut y avoir « une explication naturelle », telle la sinusite chronique, « cause fréquente de mauvaises odeurs ». Il s’agit, en fait, de « se demander si le malade sent désagréablement une odeur qui existe mais qui est peu intense ou peu désagréable (c’est la cacosmie du vieillard, qui perçoit indûment des odeurs désagréables), ou s’il sent une odeur là où il n’y a absolument rien (c’est une hallucination vraie). » Une chimiothérapie peut aussi exacerber la sensibilité olfactive. « Lors d’un précédent traitement, les odeurs de “propre”, d’antiseptique et autres, me donnaient envie de vomir dès que j’arrivais dans le service. Il est fort possible que mon esprit ait assimilé l’odeur au traitement, donc à la réaction par vomissement : je savais ce qui m’attendait, relate Antoine, soigné en hématologie. De plus, on nous sert des repas en sauce, malgré nos nausées. Tu soulèves la cloche, ça fait un nuage de fumée, et toutes les odeurs te rentrent dans le nez. Renversant. » Une altération, voire une privation d’odorat peut faire souffrir. Perdre le goût des choses, c’est un peu perdre celui de la vie.

1 - Références bibliographiques dans l’encadré Sources en fin de dossier..

2 - « Comment perçoit-on les odeurs », sur le site du CNRS : bit.ly/OW2b5F

3 - « Qu’est-ce qui est si difficile… avec le C. difficile ? », Perspective infirmière, janvier-février 2005.

4 - « Mesures incisives pour les handicapés », L’Infirmière Magazine, 230, septembre 2007.

5 - « Diagnosis of head-and-neck cancer from exhaled breath », British Journal of Cancer, mai 2011.

6 - Les infirmières, ni nonnes, ni bonnes, Jacques Saliba, Brigitte Bon-Saliba, Brigitte Ouvry-Vial, Syros, 1993.

7 - Sur ce sujet, lire la Revue médicale suisse n° 127 (3 octobre 2007) : bit.ly/Rira27

8 - « Des chercheurs qui ont du nez », Journal du CNRS, 197, juin 2006.

RECHERCHE

Les plaies tumorales

→ Quelle odeur émane des bactéries de plaies tumorales ? Voilà une question que pose Isabelle Fromantin, IDE à l’Institut Curie, dans sa thèse, financée dans le cadre du programme hospitalier de recherche infirmière. Par chromatographie en phase gazeuse, la praticienne a tenté de caractériser les composés volatils émis par ces bactéries, et de déterminer objectivement ce qui sent mauvais. De façon plus subjective, lors d’une enquête de perception sensorielle, elle a proposé à des professionnels de santé d’évaluer des échantillons issus de cultures de bactéries : dégagent-ils l’odeur typique d’une plaie tumorale ? À quel groupe de mots y associent-ils les odeurs ? Quelle est leur intensité ? La distinction entre composés volatils s’avère difficile. Une infectiologue interrogée a, certes, identifié une bactérie dont l’odeur rappelle le saucisson. Mais, « aujourd’hui, j’ai des doutes sur la capacité à diagnostiquer une bactérie à partir d’odeurs », résume Isabelle Fromantin. De plus, les termes varient d’une personne à l’autre. « D’autres enquêtes permettraient de définir des mots simples », ajoute l’infirmière.