Les dégâts de la narine - L'Infirmière Magazine n° 311 du 15/11/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 311 du 15/11/2012

 

À L’HÔPITAL

DOSSIER

MATHIEU HAUTEMULLE  

Le soigné et le soignant souffrent des odeurs nauséabondes. Le premier endure, de surcroît, le dégoût qu’elles suscitent.

Les odeurs, nous faisons bien plus que les sentir : nous les ressentons. Dans le soin, elles semblent souvent désagréables. Surtout en début de carrière. « Dans la grande majorité des cas, ces nouvelles odeurs sont presque une agression », écrit Céline Kovaes (1) à propos de ses premières expériences. Elles provoquent haut-le-cœur et nausées, voire des maux de tête pour certains produits. À l’hôpital, ces « nuisances » « souvent puissantes » « surprennent les visiteurs »(2). Eventuellement de façon très intense. D’abord parce que ce qu’on ressent est décuplé par ce qu’on voit. « En ORL, il fallait vider tous les bocaux de crachats. Même si c’était notre quotidien, c’était plus dur à vivre certains matins… », se rappelle Sylvie Palmier, IDE référente en plaies et cicatrisations. « Ce qui gêne le plus, globalement, ce ne sont pas les odeurs d’urine ou de selles, mais celles de crachats et de vomissements. Cette gêne est due à leur aspect plus qu’à leur odeur », corrobore Cathy Larhantec, cadre de santé en Ehpad (3).

Les odeurs répugnent particulièrement quand elles émanent du corps, donnant l’impression angoissante de venir de ses tréfonds. Comme un signe du mal, voire un présage funeste. Hélène Dolange, dans son mémoire, tente une hypothèse : « Les odeurs humaines provoquant dégoût ou gêne sont intimement liées à l’inhibition sexuelle, surtout lorsqu’elles sont relatives aux odeurs d’excrétion : l’urine ne dégoûte pas parce que c’est un liquide composé d’eau, d’urée, de potassium, de sodium…, mais parce qu’elle est le résultat d’un “filtrage humain”. » Même des odeurs habituellement appréciées rebutent. Le papier d’Arménie, « efficace et peu cher », selon Cathy Larhantec, éveille chez certains soignants le souvenir d’une veillée mortuaire. De même, telle infirmière « ne supporte plus l’odeur de la lavande car elle était utilisée dans son établissement pour masquer certaines odeurs, en particulier la puanteur des escarres », relève l’anthropologue Joël Candau.

« Barbecue » au bloc

C’est que l’odorat est subjectif, personnel, intime, lié à la mémoire et aux émotions. Une même odeur, telle que la sueur d’un corps, peut procurer des émois différents suivant le contexte. Juliette, infirmière, dit ne percevoir les odeurs de l’hôpital et de ses antiseptiques que quand elle s’y rend en visiteuse. Laurent Thierry, Ibode, livre un récit similaire : « Dès que l’on retourne au bloc après une pause, on perçoit l’odeur du sang, dont on ne s’était pas rendu compte au moment de l’opération. » Tel soignant supporte le vomi, mais pas les selles, à l’inverse de tel autre. Et certains ne trouvent pas que la médecine sente si mauvais… « La première odeur dont je me souviens, c’est celle du docteur. C’est l’odeur des mains de ma mère au retour du cabinet, un puissant effluve d’alcool à 70 degrés qui embaumait ma chambre lorsqu’elle venait m’embrasser en rentrant du travail. (…) C’est, pour moi, le parfum de la sécurité et de l’amour maternels », écrit Scarabée.

Et cette externe de confier sa « surprise » : « Je pensais (…) que l’odeur de la chair humaine était différente de celle de la viande ; je lui attribuais une espèce de statut magique. » Or, brûlée, elle sent le « barbecue ». Laurent Thierry confirme ce fumet de « cochon grillé » au bloc. Et l’odeur dégagée lors d’une tentative de réanimation, à l’aide de palettes de déchoquage, d’un patient victime d’un arrêt cardiaque, inspire ce souvenir à l’IDE William Réjault (4) : « L’odeur des côtes de porc au barbecue, du renard qu’on rapporte de la chasse et qu’on fait pendre dans le garage pendant que les chasseurs grillent une allumette pour lui brûler les poils des moustaches. » L’odorat n’est pas un phénomène purement physiologique ou chimique : il s’inscrit aussi dans un cadre social, culturel, historique. Il découle de l’histoire de l’individu et de la société, du rapport à l’hygiène.

Le sens le plus prégnant

Si l’on peut se fermer les yeux et se boucher les oreilles, il est plus difficile de se prémunir contre une odeur. D’où la sensation de violence et le caractère « épidermique » de notre réaction. L’odeur abolit la distance entre soignants et soignés. C’est une gageure de donner à manger, de façon proche, à une patiente très âgée dont l’haleine reste fétide malgré les soins de bouche. Pour une majorité de soignants, l’odorat est le sens le plus sollicité au moment de ce face-à-face intime que représente une toilette, relate l’infirmière Marie Rajablat (5). De surcroît, certains relents sont tenaces. Une étude montre qu’une odeur nauséabonde poursuit des soignants d’un service de réanimation hépato-digestive après leur travail, entraînant de fréquents dégoûts alimentaires (6). Plusieurs infirmières font état de la sensation, voire de la réalité, de « trimballer » chez elles les odeurs du soin. L’une d’elles rapporte ce propos de son fils : « Tu sens l’hôpital ! » L’odeur imprègne, confirme Scarabée : « Mes voisins de bibliothèque ne sentent rien, mais moi, je la porte comme un tatouage olfactif. » Voilà sans doute pourquoi Catherine Mercadier, sociologue et cadre supérieure de santé, qualifie l’odorat de « sens le plus prégnant dans le travail infirmier »(7).

Dans certains cas, la relation au patient en pâtit. Le risque, pour l’infirmière, est d’abréger la communication et son temps de présence auprès du malade, d’être déconcentrée par l’odeur, de bâcler un soin (en particulier d’hygiène), sans même passer la main à une collègue. Sylvie Palmier se souvient d’un patient souffrant d’un lymphome cutané, avec des nodules sur tout le corps. « Le matin, c’était presque un tirage au sort pour savoir quel soignant allait entrer en premier dans sa chambre pour aérer. » Mais s’éloigner du malade n’est pas une tentation pour les seuls soignants. Ainsi, « ce patient est mort seul : sa famille ne venait plus le voir ». Le risque de ne plus pouvoir sentir une personne (comme l’on dit) confine à la stigmatisation. Elle guette les aînés. Dans l’imaginaire collectif, ceux-ci sentiraient plus mauvais, en raison de l’incontinence. « C’est de plus en plus faux », proteste Cathy Larhantec, évoquant les progrès de leur prise en charge (voir pages suivantes).

Dégoût et culpabilité

Faut-il le préciser ? C’est le patient qui vit avec les odeurs et qui en souffre le plus, en tout cas du dégoût qu’elles suscitent. Il observe souvent la gêne et la perçoit clairement, même dans les cas fréquents où elle se passe de mots et s’exprime par une grimace fugace ou un bref regard. Hélène Dolange débute son travail de recherche par une anecdote : une patiente, hospitalisée pour une tumeur et porteuse d’une stomie, l’avait remerciée pour ne pas s’être tordu le nez en entrant dans sa chambre, à la différence des autres soignants. Une autre attitude consiste à plaisanter de l’odeur. « Ces remarques ou attitudes de recul (…) sont insupportables pour celui qui subit non seulement le désagrément de se voir réduit à “puer” mais aussi les réactions de dégoût des soignants. Le dégoût est probablement l’aspect le plus refoulé de la relation de soins et celui qui provoque en nous le plus de culpabilité », écrit l’infirmière Anne Perraut Soliveres (8). Quand il est frappé par une odeur, le patient peut culpabiliser ou avoir honte. Il en vient à redouter l’odeur même si elle est, en réalité, imperceptible. Notamment à table, ou lorsque sa famille est susceptible de lui rendre visite. « C’est quand le résidant incontinent se trouve en société » qu’il craint, à cause d’une odeur, « de ne pas être montré dans ses plus beaux atours, développe Cathy Larhantec. L’incontinence est vécue comme une dégradation, une perte de dignité. » Cette angoisse, ressentie par les résidants qui conservent leurs capacités cognitives, varie en fonction de leur statut social et augmente s’ils sont « coquets ». L’odeur intervient au même titre que la sueur ou une perte de cheveux consécutive à un traitement : c’est de l’image du corps dont il est question. Dans le regard d’autrui, ou, plus précisément, dans son odorat, le malade aimerait sentir de la tolérance.

1 - Voir encadré Sources en fin de dossier.

2 - D’après l’Institut universitaire de santé au travail de Rennes : bit.ly/WVLhDV

3 - Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).

4 - Quel beau métier vous faites !, William Réjault, Privé, 2008.

5 - « La toilette : un savoir-être et un savoir-faire », sur le site du Serpsy : bit.ly/RihO6l

6 - « Stress et soins », L’Infirmière Magazine, 219, septembre 2006.

7 - « Corps à corps », L’Infirmière Magazine, 237, avril 2008.

8 - Infirmières, le savoir de la nuit, Puf, 2001.