Le soigné et le soignant souffrent des odeurs nauséabondes. Le premier endure, de surcroît, le dégoût qu’elles suscitent.
Les odeurs, nous faisons bien plus que les sentir : nous les ressentons. Dans le soin, elles semblent souvent désagréables. Surtout en début de carrière. « Dans la grande majorité des cas, ces nouvelles odeurs sont presque une agression », écrit Céline Kovaes
Les odeurs répugnent particulièrement quand elles émanent du corps, donnant l’impression angoissante de venir de ses tréfonds. Comme un signe du mal, voire un présage funeste. Hélène Dolange, dans son mémoire, tente une hypothèse : « Les odeurs humaines provoquant dégoût ou gêne sont intimement liées à l’inhibition sexuelle, surtout lorsqu’elles sont relatives aux odeurs d’excrétion : l’urine ne dégoûte pas parce que c’est un liquide composé d’eau, d’urée, de potassium, de sodium…, mais parce qu’elle est le résultat d’un “filtrage humain”. » Même des odeurs habituellement appréciées rebutent. Le papier d’Arménie, « efficace et peu cher », selon Cathy Larhantec, éveille chez certains soignants le souvenir d’une veillée mortuaire. De même, telle infirmière « ne supporte plus l’odeur de la lavande car elle était utilisée dans son établissement pour masquer certaines odeurs, en particulier la puanteur des escarres », relève l’anthropologue Joël Candau.
C’est que l’odorat est subjectif, personnel, intime, lié à la mémoire et aux émotions. Une même odeur, telle que la sueur d’un corps, peut procurer des émois différents suivant le contexte. Juliette, infirmière, dit ne percevoir les odeurs de l’hôpital et de ses antiseptiques que quand elle s’y rend en visiteuse. Laurent Thierry, Ibode, livre un récit similaire : « Dès que l’on retourne au bloc après une pause, on perçoit l’odeur du sang, dont on ne s’était pas rendu compte au moment de l’opération. » Tel soignant supporte le vomi, mais pas les selles, à l’inverse de tel autre. Et certains ne trouvent pas que la médecine sente si mauvais… « La première odeur dont je me souviens, c’est celle du docteur. C’est l’odeur des mains de ma mère au retour du cabinet, un puissant effluve d’alcool à 70 degrés qui embaumait ma chambre lorsqu’elle venait m’embrasser en rentrant du travail. (…) C’est, pour moi, le parfum de la sécurité et de l’amour maternels », écrit Scarabée.
Et cette externe de confier sa « surprise » : « Je pensais (…) que l’odeur de la chair humaine était différente de celle de la viande ; je lui attribuais une espèce de statut magique. » Or, brûlée, elle sent le « barbecue ». Laurent Thierry confirme ce fumet de « cochon grillé » au bloc. Et l’odeur dégagée lors d’une tentative de réanimation, à l’aide de palettes de déchoquage, d’un patient victime d’un arrêt cardiaque, inspire ce souvenir à l’IDE William Réjault
Si l’on peut se fermer les yeux et se boucher les oreilles, il est plus difficile de se prémunir contre une odeur. D’où la sensation de violence et le caractère « épidermique » de notre réaction. L’odeur abolit la distance entre soignants et soignés. C’est une gageure de donner à manger, de façon proche, à une patiente très âgée dont l’haleine reste fétide malgré les soins de bouche. Pour une majorité de soignants, l’odorat est le sens le plus sollicité au moment de ce face-à-face intime que représente une toilette, relate l’infirmière Marie Rajablat
Dans certains cas, la relation au patient en pâtit. Le risque, pour l’infirmière, est d’abréger la communication et son temps de présence auprès du malade, d’être déconcentrée par l’odeur, de bâcler un soin (en particulier d’hygiène), sans même passer la main à une collègue. Sylvie Palmier se souvient d’un patient souffrant d’un lymphome cutané, avec des nodules sur tout le corps. « Le matin, c’était presque un tirage au sort pour savoir quel soignant allait entrer en premier dans sa chambre pour aérer. » Mais s’éloigner du malade n’est pas une tentation pour les seuls soignants. Ainsi, « ce patient est mort seul : sa famille ne venait plus le voir ». Le risque de ne plus pouvoir sentir une personne (comme l’on dit) confine à la stigmatisation. Elle guette les aînés. Dans l’imaginaire collectif, ceux-ci sentiraient plus mauvais, en raison de l’incontinence. « C’est de plus en plus faux », proteste Cathy Larhantec, évoquant les progrès de leur prise en charge (voir pages suivantes).
Faut-il le préciser ? C’est le patient qui vit avec les odeurs et qui en souffre le plus, en tout cas du dégoût qu’elles suscitent. Il observe souvent la gêne et la perçoit clairement, même dans les cas fréquents où elle se passe de mots et s’exprime par une grimace fugace ou un bref regard. Hélène Dolange débute son travail de recherche par une anecdote : une patiente, hospitalisée pour une tumeur et porteuse d’une stomie, l’avait remerciée pour ne pas s’être tordu le nez en entrant dans sa chambre, à la différence des autres soignants. Une autre attitude consiste à plaisanter de l’odeur. « Ces remarques ou attitudes de recul (…) sont insupportables pour celui qui subit non seulement le désagrément de se voir réduit à “puer” mais aussi les réactions de dégoût des soignants. Le dégoût est probablement l’aspect le plus refoulé de la relation de soins et celui qui provoque en nous le plus de culpabilité », écrit l’infirmière Anne Perraut Soliveres
1 - Voir encadré Sources en fin de dossier.
2 - D’après l’Institut universitaire de santé au travail de Rennes : bit.ly/WVLhDV
3 - Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
4 - Quel beau métier vous faites !, William Réjault, Privé, 2008.
5 - « La toilette : un savoir-être et un savoir-faire », sur le site du Serpsy : bit.ly/RihO6l
6 - « Stress et soins », L’Infirmière Magazine, 219, septembre 2006.
7 - « Corps à corps », L’Infirmière Magazine, 237, avril 2008.
8 - Infirmières, le savoir de la nuit, Puf, 2001.