L'infirmière Libérale Magazine n° 311 du 01/02/2015

 

Loi de santé

Le débat

CAROLINE COQ-CHODORGE  

De la loi HPST à l’actuel projet de loi de santé, la crainte d’une “étatisation” du système de santé persiste chez les professionnels libéraux. Les médecins notamment redoutent une limitation de leur liberté d’exercice et de prescription.

Jean-Paul Ortiz Néphrologue, président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF)

Ce projet de loi de santé est-il une nouvelle étape dans l’étatisation du système de santé ?

Cela me semble très clair : le service territorial de santé au public prévu dans le projet de loi est une mainmise des Agences régionales de santé (ARS), donc de l’État, sur l’organisation du système de santé de proximité. Ce service territorial de santé sera en plus hospitalo-centré, puisque les établissements de santé y sont obligatoirement présents. Sans oublier la redéfinition du service public hospitalier qui exclut largement les cliniques privées. Même les conventions passent sous la coupe du ministère de la Santé, qui imposera un règlement arbitral en l’absence d’accord entre l’Assurance maladie et les syndicats de médecins ou d’infirmiers libéraux. Est-ce que le tiers payant généralisé n’est pas lui aussi une forme d’étatisation, puisqu’il met fin au paiement direct du patient au médecin ?

Face à l’absence d’organisation du premier recours et à la désertification médicale, une régulation plus forte de l’État n’est-elle pas nécessaire ?

Il y a des zones géographiques en difficulté en matière d’accessibilité aux soins. Mais les mécanismes incitatifs sont la meilleure réponse à apporter. Ils donnent d’ailleurs de premiers résultats. Les maisons de santé pluriprofessionnelles sont aussi une forme d’organisation qui peut attirer les jeunes professionnels, mais ce n’est pas la seule. Sur le terrain, des collaborations se nouent entre les médecins, les infirmières et les pharmaciens pour prendre en charge au mieux la population à l’échelle des territoires. Ils font beaucoup de choses et sont peu soutenus. Nous voulons que les ARS s’intéressent à ces expériences et les aident financièrement, dans un mouvement ascendant, et non descendant. Nous proposons des contrats territoriaux d’initiative libérale : les professionnels de santé passeraient des contrats avec les ARS et seraient rémunérés. Mais cela suppose que les ARS aient des moyens supplémentaires.

Les médecins libéraux doivent-ils repenser leur rapport à l’État ?

Nous, médecins libéraux, sommes attachés à notre liberté d’entreprendre, de nous organiser, de prescrire. Nous sommes conscients de notre responsabilité médico-économique vis-à-vis de l’Assurance maladie. Mais la médecine libérale reste la plus performante, la plus efficiente, et nous voulons la préserver au bénéfice de la population.

Didier Tabuteau Responsable de la chaire santé à Sciences po, ancien directeur du cabinet du ministre de la Santé (2001-2002)

Ce projet de loi de santé est-il une nouvelle étape dans l’étatisation du système de santé ?

Il y a une continuité dans la volonté de contrôle du système de santé par l’État. Je retiens trois grandes dates : la création du service public hospitalier à partir de 1958, le développement de la maîtrise des dépenses de santé à partir des années 1980, et la montée des questions de sécurité sanitaire depuis l’affaire du sang contaminé. Les professionnels de santé libéraux sont de plus en plus soumis à des contrôles de l’Assurance maladie, en particulier de leurs prescriptions. Est-ce cela, l’étatisation dénoncée par les médecins libéraux ? En réalité, c’est l’Assurance maladie qui exerce le plus son pouvoir sur les médecins. L’actuel projet de loi de santé renforce un peu le pouvoir de l’État, mais de manière très modeste.

Face à l’absence d’organisation du premier recours et à la désertification médicale, une régulation plus forte de l’État n’est-elle pas nécessaire ?

À titre personnel, je souhaite une unification du pilotage de l’État et de l’Assurance maladie, pour accélérer le transfert d’une partie des prises en charge de l’hôpital vers des professionnels de santé de ville bien organisés. Sur ce point, le projet de loi de santé fait quelques décimètres sur un chemin de plusieurs mètres… Le service public territorial de santé remplit quelques manques. Mais l’instrument essentiel d’organisation des soins de ville reste la convention médicale, à laquelle le projet de loi de santé ne touche pas, et je le regrette.

Les médecins libéraux doivent-ils repenser leur rapport à l’État ?

Depuis le XIXe siècle, leur identité collective s’est construite contre l’ingérence de l’État. Leurs syndicats, puissants et habiles politiquement, ont défendu leur indépendance professionnelle, au détriment des professions paramédicales, qui ont eu beaucoup de mal à émerger. Ce n’est qu’au début du XXe siècle, avec Léonie Chaptal, que la profession infirmière s’est affirmée, avec des dizaines d’années de retard par rapport au monde anglo-saxon. Ce retard persiste. Les infirmières françaises n’ont acquis des compétences propres que dans les années 1980. Aujourd’hui, les pratiques avancées infirmières sont à l’état embryonnaire ; les coopérations en maisons de santé pluridisciplinaires restent difficiles, parce que les infirmières craignent de devenir des subordonnées des médecins. La médecine libérale doit être mieux intégrée dans le système de santé, qu’elle devienne un partenaire.