ALZHEIMER
SUR LE TERRAIN
ENQUÊTE
La maladie d’Alzheimer frappe des personnes jeunes, « dans la force de l’âge », qui ont un travail, un conjoint, des enfants, des parents, une bonne santé physique. Elles doivent réorganiser leur vie, en tenant compte du manque d’aides et de lieux d’accueil.
Ils ont moins de 60 ans, parfois beaucoup moins, et le diagnostic tombe : Alzheimer, ou une maladie apparentée, une dégénérescence fronto-temporale par exemple, ou une maladie à corps de Léwy
L’expression de ces pathologies revêt chez les jeunes des formes particulières. « On observe plus de dégénérescences fronto-temporales (environ 50 % des malades jeunes), note la professeur Florence Pasquier, neurologue, responsable du Centre mémoire de ressources et de recherche (CMRR) du CHRU de Lille et coordonnatrice médicale du Centre national de référence pour les malades Alzheimer jeunes (CNR-MAJ). La moitié des malades jeunes atteints de la maladie d’Alzheimer présente en outre une forme “instrumentale” de la maladie, avec des troubles de l’exécution, du comportement, du langage et visio-spatiaux. » Certains n’arrivent pas à saisir un objet sur une table ou à s’habiller, alors qu’ils tiennent une conversation. D’autres sortent d’un magasin sans payer, ne retrouvent pas leur voiture sur un parking ou s’emportent sans raison. « C’est très déroutant », reconnaît la neurologue. Les formes héréditaires sont aussi plus fréquentes chez les malades jeunes.
Ces facteurs s’ajoutent au fait qu’on ne pense pas à ces maladies chez des patients jeunes, ou qu’on les confond avec la dépression. Le diagnostic intervient un an et demi à deux ans plus tard que pour les personnes âgées (soit cinq ans après les premiers signes), souligne la docteur Florence Lebert, gérontopsychiatre au CMRR de Lille-Bailleul et responsable de l’Unité cognitivo-comportementale (UCC) du Centre médical des monts de Flandre (CMMF), à Bailleul. Ce retard repousse l’accès à des traitements et à des thérapeutiques ralentissant l’évolution de la maladie. Parfois, le diagnostic intervient « trop tard ». Certains ont perdu leur travail à cause d’un comportement inacceptable. L’indifférence affective ou les troubles du contrôle de soi ont aussi pu abîmer ou rompre les relations avec leurs proches.
L’annonce du diagnostic sidère, révolte ou soulage. Elle bouleverse tous les malades. Elle leur permet aussi d’organiser leur existence. D’autant que leur espérance de vie n’est pas inférieure à celles de leurs aînés. Les malades jeunes sont généralement suivis dans un centre mémoire, qui offre une expertise adaptée et la possibilité de participer à des protocoles de recherche. Dans leur très grande majorité, ils vivent à domicile. Ils en sont longtemps capables, seuls ou avec l’aide de leur conjoint. Ils sont aussi plus conscients, en général, de leurs troubles.
Josiane, 55 ans, a été diagnostiquée en 2009. Auxiliaire de vie, « elle soignait des personnes âgées qui avaient la maladie d’Alzheimer, raconte son mari. Elle se disait “c’est bizarre, cette dame fait comme moi”. » Mais « je pensais que c’étaient des bêtises », ajoute Josiane. Elle a dû quitter son travail. « Ça a été difficile. » Elle perçoit une pension d’invalidité de 500 € et reste à la maison pendant que son mari travaille. Le soir et le week-end, il se charge du ménage, de la préparation des repas, de la lessive, du repassage… L’étude France Alzheimer-Humanis souligne le sentiment de perte d’autonomie et d’impasse des malades jeunes, mais aussi le bouleversement des relations affectives avec le conjoint ou les enfants. Et un fort impact général sur l’image de soi. Comme l’exprime Blandine Prévost, fondatrice de l’association Ama Diem, certains craignent de devenir un fardeau pour leurs proches. Beaucoup regrettent que l’accent soit toujours mis sur les pertes de capacités plutôt que sur les capacités qu’ils ont encore – ou se découvrent. Pour Fabienne Piel, diagnostiquée à 40 ans et fondatrice de l’association Vivre sans oubli (lire aussi en encadré), « il faut laisser les gens le plus possible dans leur milieu de vie ». Ce temps varie selon les personnes, leurs difficultés et la capacité de leurs proches à faire face. On conseille souvent aux conjoints de continuer à travailler et de recourir à des aides en journée car, une fois les personnes en institution, les familles n’ont plus droit à aucun soutien financier avant 60 ans.
Des aides humaines, financières et matérielles peuvent alléger le quotidien. « Elles sont peu connues et nécessitent beaucoup de démarches, souligne Florence Lebert. Mais les enveloppes sont parfois supérieures à celles des personnes âgées. » Avant 60 ans, il s’agit principalement de la Prestation de compensation du handicap (PCH)
Mais les malades acceptent plus ou moins bien les aides. L’étude France Alzheimer-Humanis montre que les malades jeunes n’apprécient pas forcément de se retrouver en accueil avec des personnes beaucoup plus âgées. Bertille Foulon, responsable de l’association Flandre Alzheimer, constate que ces lieux « ne sont souvent pas adaptés aux malades jeunes, qui ont des goûts différents ». Une journée par semaine en accueil de jour nécessiterait aussi de mobiliser beaucoup de moyens pour très peu de malades jeunes.
En cas de crise, les UCC créées par le dernier plan Alzheimer
Un séjour de plusieurs semaines permet de faire le point sur le traitement, la santé somatique, l’autonomie. Il permet aussi aux aidants de souffler, observe Martine Sagot, infirmière à l’UCC de Bailleul depuis dix-sept ans. L’équipe comprend en permanence (même la nuit) une à trois infirmières, formées à l’accueil des malades âgés et jeunes. « On observe beaucoup, explique Martine Sagot. Le toucher et le regard sont aussi importants avec les patients qui ne parlent pas. On sait quand ils ont mal ou qu’ils se sentent bien. » Le fonctionnement de la structure vise à être le plus proche possible des habitudes des personnes pour favoriser le retour à domicile : une patiente peut manger des frites aux repas, comme chez elle. Quand la situation le permet, les malades passent la journée avec leur conjoint dans le « home » des aidants, avant un week-end à la maison ou un retour au domicile.
Quand les troubles ne peuvent plus être pris en charge à domicile, rechercher un établissement d’accueil, essentiellement un Ehpad, constitue une nouvelle épreuve, qu’il faut anticiper. 80 % des Ehpad s’estiment peu adaptés à l’accueil des malades jeunes, et rares sont ceux acceptant de les prendre en charge. « En 2011, ils étaient 56. En 2012, ils ne sont plus que 33 », indique Martine Sagot, détachée cette année sur l’enquête du CNR-MAJ sur l’hébergement des malades jeunes (mesure 18 du plan Alzheimer). Les listes d’attente sont donc longues. Surtout, les dérogations pour accéder aux Ehpad avant 60 ans sont très inégalement accordées selon les départements, regrette Florence Pasquier.
Certes, les équipes d’Ehpad ont globalement mieux formées à la déficience cognitive et à la dépendance. Mais pas forcément à leurs manifestations chez les malades jeunes. Martine Sagot rencontre encore des personnels qui croient qu’une résidante les regardant dans les yeux en faisant une bêtise le fait exprès. « Quand on ne sait pas, on ne peut pas gérer, dit l’infirmière. Les soignants se retrouvent parfois à demander au médecin de donner un médicament au patient parce que eux-mêmes ne le supportent plus. C’est le monde à l’envers ! » L’effet miroir joue par ailleurs sur les soignants. Mais « ce qui les perturbe le plus, souligne l’infirmière, ce sont les cris et les rapports physiques ». À 50-60 ans, on a plus de force qu’à 90 ans. Et à cet âge, « on a besoin d’un accès internet, envie de sortir, besoin de faire du sport, de passer des moments avec ses proches et de manger plus copieusement », souligne Florence Pasquier. Dernière difficulté : les moins de 60 ans n’entrent pas en compte dans le calcul des Groupes iso-ressources intervenant dans le financement des Ehpad.
Les malades peuvent donc être placés loin de chez eux. Sur 26 résidants, l’Ehpad privée indépendante d’Aisey-sur-Seine (Côte-d’Or) en accueille sept de moins de 60 ans et cinq entre 60 et 65 ans, de Bourgogne, d’Île-de-France, de Normandie, de Rhône-Alpes… Jean Abord, son directeur, se targue de disposer d’un personnel nombreux et bien formé à la prise en charge des troubles du comportement. « Nous proposons beaucoup d’occupations qui donnent aux résidants un sentiment d’utilité : éplucher les légumes, alimenter les cheminées en bois, s’occuper des chiens. » Une connexion internet leur permet de communiquer avec leur famille. Des promenades en forêt, avec les chiens, sont proposées et le jardin, clos, est accessible « à peu près tout le temps ». Un système de bracelet et de bornes limite les déplacements des plus « fugueurs ».
Au final, en France, quelque 250 malades jeunes sont hébergés en institution, la majorité en Ehpad
1– À ce sujet, consulter le guide « Vivre avec un malade jeune » de l’association France Alzheimer, 2007, http://petitlien.fr/65ft
2– « Étude exploratoire auprès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie âgées de moins de 65 ans », 2012, à télécharger sur http://petitlien.fr/65jq
3– S’informer sur www.service-public.fr : http://petitlien.fr/65j5
4– Le plan Alzheimer 2008-2012 : www.plan-alzheimer.gouv.fr
5– Lire la lettre de septembre 2011 de la Fondation Médéric-Alzheimer, à télécharger sur http://petitlien.fr/6685
FABIENNE PIEL AUTEUR DE « J’AI PEUR D’OUBLIER » (MICHEL LAFON, 2009)
« Après le diagnostic (à 40 ans, NDLR), je me suis dit qu’il fallait essayer de vivre avec. J’ai mis des post-it partout, des alertes sur mon téléphone… J’ai essayé d’aménager mon activité professionnelle dans l’élevage, puis j’ai arrêté. Il faudrait davantage d’aide psychologique : si on n’a pas le moral, la maladie prend le dessus. à la retraite anticipée, j’essaie de profiter de ces moments. Je me suis inscrite à un cours de peinture, je m’occupe de mes ânes, je me balade avec d’autres malades. Je vais beaucoup au Maroc. Cela me permet de souffler avec une seule personne qui m’aide toute la journée. J’ai obtenu une aide de trente heures par mois via la prestation de compensation du handicap, mais cela fait intervenir plusieurs personnes à des horaires différents. En créant l’association La vie sans oubli (www.laviesansoubli.org), mon but est de donner la parole aux malades, par exemple sur l’image catastrophique de la maladie. D’autres pathologies sont aussi dégradantes à la fin, et n’ont pas une image aussi négative. Les associations précédentes ont été créées par des aidants pour parler de leurs problématiques. Notre association a donc permis de sensibiliser le public aux malades jeunes. Nous voulons leur donner de l’espoir : on peut continuer à faire des choses, il faut continuer à vivre. »
Répartis sur le territoire, les Centres mémoire de ressources et de recherche (CM2R) regroupent neurologues, neuropsychologues, orthophonistes, infirmières et, selon les cas, personnels médico-sociaux, assistantes sociales, ergothérapeutes, etc. Ils peuvent être consultés en cas de doute, pour réaliser un diagnostic ou pour un suivi.
En voici la liste : http://petitlien.fr/65ji
Parce qu’elle sait qu’elle ne pourra pas toujours rester chez elle, Blandine Prévost, malade jeune, a imaginé une autre maison où famille et amis viendraient la retrouver, et pas seulement « la voir ». Un projet qu’elle porte avec son mari au sein de l’association Ama Diem (www.amadiem.fr), et qui s’inspire d’un lieu de vie, Carpe Diem, créé par Nicole Poirier au Québec. Ce « chez-nous » pour une trentaine de malades jeunes doit ouvrir en 2015 dans la région de Grenoble dans le cadre de la mesure 18 du plan Alzheimer. Une maison avant tout, explique Thierry Leleu, administrateur de l’association, avec chambres de maison (et non d’hôpital), chambres d’amis, salles de bains communes, cuisine ouverte, salons… Les professionnels n’y porteront pas de blouse, prépareront les repas et mangeront avec les habitants. Entrées et sorties seraient observées depuis la cuisine, par exemple. Il n’y aura ni porte fermée, ni caméra, ni bracelet électronique.