L'infirmière Magazine n° 312 du 01/12/2012

 

PROFESSION INFIRMIÈRE

RÉFLEXION

Aggravation de la pénurie, ou effectifs au plus haut historiquement, avec une croissance plus rapide que celle de la population ? Pour se prononcer dans ce débat, il manque… des données incontestables.

L’évolution du nombre de professionnelles infirmières en exercice relève d’un classique bilan « entrées/sorties  » : nombre de nouvelles diplômées et de reprises d’activité d’un côté, de départs en retraite de l’autre. Entre ces deux types d’événements figurent tous les autres motifs d’interruptions : arrêts provisoires (mises en disponibilité, congés longue maladie ou parentaux, cessations temporaires d’activité, départs à l’étranger…) ou abandons définitifs du métier. La question démographique se lit aussi à un niveau infranational. Par exemple, l’Île-de-France forme nombre de professionnels, mais en retient ensuite trop peu en regard de ses besoins.

Sources sérieuses mais incomplètes

Chaque année, la Direction de la recherche, des études, évaluations et statistiques (Drees) produit pour le ministère de la Santé un état des lieux des professions de santé. Au 1er janvier 2012, en incluant toutes les spécialisations et tous les modes d’exercice, elle comptabilise plus de 553 000 infirmières diplômées d’Etat (IDE) en exercice en France. Ces chiffres font évidemment autorité et ils sont repris dans toute publication qui traite de ce sujet.

Ainsi, on note que la progression du nombre de professionnelles en exercice est régulière depuis 2009, présentant un solde annuel positif de 19 000 en moyenne, soit une croissance de plus de 3 % chaque année. Selon les mêmes sources, le nombre de nouvelles diplômées, qui dépend du quota d’entrées et du taux de réussite à l’épreuve du diplôme d’état, est en légère diminution : il s’élève à environ 21 500 chaque année.

Une première interrogation concerne le nombre d’IDE qui n’exercent pas ou plus. La différence de 2 500 entre le nombre de diplômées entrant dans la profession (21 500 en moyenne chaque année) et celui des infirmières en exercice supplémentaires (19 000) correspondrait au nombre total d’infirmières n’exerçant plus, toutes causes d’arrêt confondues. Pourtant, cette statistique issue des données de la Drees doit être inférieure au nombre réel d’arrêts d’exercice. Tout d’abord, les infirmières nouvellement diplômées n’entrent pas toutes sur le marché du travail. S’y ajoutent les départs en retraite de la fonction publique hospitalière, qui doivent, à eux seuls, dépasser largement les 2 500. Dans le calcul, il faut aussi intégrer l’ensemble des nouvelles retraitées du privé, des deux autres fonctions publiques ainsi que chez les libérales, sans oublier les expatriations, mises en disponibilité, congés longue durée, décès, cessations d’activité pour invalidité ou par décision personnelle… Bref, aucune source fiable ne permet aujourd’hui de connaître le nombre de professionnelles en âge d’exercer et qui ne le font pas. Pas plus qu’on ne connaît la nature de leurs motifs.

Marges d’incertitude

Ainsi, la profession a pendant longtemps entendu parler de 50 000 infirmières qui n’exercent plus, mais l’origine de ce nombre est inconnue… Quant à l’affirmation d’une durée moyenne de carrière hospitalière de huit ans, souvent mise en exergue, on ne peut pas savoir précisément de quoi il retourne. Et le nombre d’années de cotisation comptabilisées par les caisses de retraite semble le démentir.

D’autres données témoignent de ces très grandes marges d’incertitude. En 2008, la Drees avait déjà procédé à une opération qualité (selon ses termes) et retiré de ses statistiques 23 000 professionnelles, soit environ 5 % des effectifs globaux. Au 1er janvier 2012, elle compte pour le seul département de Paris 31 410 IDE, toutes spécialités confondues. à la même date, le conseil départemental de l’Ordre des infirmiers de Paris, sur la base des listes nominatives communiquées par les employeurs et les libérales, en dénombre 18 541, soit une différence de quasiment 13 000 personnes… De son côté, Olivier Drigny, vice-président du Conseil national de l’Ordre national infirmier, écrit, en septembre 2012 : « Notre impression actuelle est que le nombre réel d’infirmiers se situe plutôt autour de 400 000 que de 500 ou 550 000 comme annoncé par la Drees »(1).

Une des principales explications de ce flou tient à la faible fiabilité de la source principale de renseignement : le fichier Adeli est très imparfaitement mis à jour, en premier lieu du fait des professionnelles. à l’exception des libérales, pour lesquelles l’enregistrement à ce répertoire est difficilement contournable, conventionnement oblige, le non-respect du devoir de déclarer un changement d’employeur et/ou un mouvement géographique est massif. Ainsi, la Drees constate qu’il faut cinq ans pour que l’ensemble d’une promotion annuelle de diplômées soit effectivement enregistré…

Elle est bien consciente de cette difficulté puisque, pour sa dernière grande étude sur la démographie de la profession infirmière(2), elle a recoupé pas moins de quatre sources différentes : le fichier Adeli, les données issues du recensement, celles de l’enquête emploi et enfin celles du Sniir-Am, le Système d’information de l’assurance-maladie, qui permet le recensement précis des libérales. La faiblesse structurelle du fichier Adeli est connue depuis longtemps : il est appelé à être remplacé en 2013 par le Registre partagé des professions de santé (RPPS), lequel est déjà effectif pour les pharmaciens, médecins, sages-femmes et chirurgiens-dentistes.

La dynamique d’enregistrement menacée

Pour la profession infirmière, plusieurs écueils non négligeables se présentent néanmoins aujourd’hui. D’abord, la tenue du RPPS doit statutairement être géré par les ordres, or celui de la profession infirmière est toujours contesté par un grand nombre de professionnelles. Il n’y a que 113 000 infirmières inscrites à ce jour. L’Ordre national infirmier n’a été conforté ni dans sa légitimité ni dans sa pérennité par la nouvelle ministre de la Santé, Marisol Touraine. En juin, elle a rédigé en ces termes sa réponse à l’intersyndicale qui en conteste l’existence : « Je souhaite engager rapidement des modifications législatives sur l’obligation d’adhérer aux ordres professionnels. »

Enfin, la mise à jour du RPPS s’appuie sur l’enregistrement, à l’aide d’un identifiant unique et à vie pour chaque diplômé, des cartes de professionnel de santé délivrées dans le cadre de l’installation du Dossier médical partagé (DMP). Or, la publication en septembre 2012 d’un rapport de la Cour des comptes extrêmement critique à l’égard des modalités – et du coût – de la mise en œuvre du DMP par l’Agence des systèmes d’information partagés de santé laisse entrevoir un énième ralentissement de ce dossier. Ce qui, de fait, impacterait la dynamique d’enregistrement des cartes de professionnels de santé.

Quoiqu’il en soit, au vu des tensions que le système de santé connaît déjà en raison de la distorsion entre l’offre et la demande (23 500 postes d’IDE à pourvoir selon Pôle emploi) et dans le contexte d’un nombre très significatif de départs en retraite dans la décennie à venir (au 1er janvier 2012, environ 100 000 professionnelles ont plus de 55 ans, selon la Drees), il semble prioritaire de sortir de ce grand flou démographique. Quels que soient l’opérateur et la méthode retenus.

Compte tenu du vieillissement de la population et de la réorganisation du système de santé, il est fondamental de savoir combien d’infirmières travaillent aujourd’hui, de mieux comprendre les trajectoires professionnelles des diplômées et ainsi de planifier les effectifs à venir pour assurer les missions de soins qui leur sont légalement dévolues, sans oublier celles qui se profileraient dans le futur : coordination des parcours de santé, développement de l’éducation thérapeutique, réalisation d’actes médicaux par délégation…

À l’inverse, l’absence de chiffres fiables risque fort de laisser perdurer tous les problèmes liés au déséquilibre actuel entre l’offre et la demande : difficultés de recrutement, postes vacants et sous-effectifs, recours impératif et coûteux à l’intérim, instabilité des équipes, nomadisme, désertification de certains territoires… Ces éléments mettent en difficulté le système de santé et contribuent à dégrader la qualité des soins.

1– Citation extraite de « DPC et profession infirmière », interview disponible sur le site de la Haute Autorité de santé : bit.ly/VMRBQ4

2– « La profession infirmière : situation démographique et trajectoires professionnelles », par Muriel Barlet et Marie Cavillon, « études et résultats » n° 759, mai 2011 : bit.ly/Tg99jm

VINCENT KAUFMANN INFIRMIER

→ 1993-1996. En réanimation neuro-chirurgicale à l’hôpital Lariboisière.

→ 1996. Deux missions à Médecins sans frontières (MSF).

→ 1996-2001. Au service d’accueil des urgences de l’hôpital Lariboisière.

→ 2001-2006. Chargé de ressources humaines et de recrutement à MSF.

→ 2006-2011. Responsable d’un Service de soins infirmiers à domicile.

→ 2009-2010, master « Gestion et politiques de santé ».

→ Depuis fin 2011, chargé de mission et de développement à la Fondation hospitalière Sainte-Marie.