L'infirmière Magazine n° 312 du 01/12/2012

 

MAYOTTE

REPORTAGE

À Mayotte, l’offre de santé n’est pas pléthorique et, comme beaucoup de services publics, la Sécurité sociale est encore balbutiante. Pour les habitants en situation précaire et les nombreux clandestins, l’accès aux soins n’a rien d’un long fleuve tranquille.

Mayotte. Un caillou de quelques centaines de kilomètres carrés dans l’Océan Indien, un petit bout d’Afrique au large de Madagascar, une île d’outre-mer où prédomine la religion musulmane. Mayotte, où vivent environ 200 000 personnes, est devenue en 2011 le 101e département français. Routes en plus ou moins bon état, embouteillages monstres matin et soir : ici, pour les déplacements, mieux vaut parler en temps qu’en distance. à une heure de Mamoudzou, la préfecture mahoraise, se situe Kahani. Ce grand village posé en plein centre de Mayotte abrite l’un des quatre « centres de référence » du territoire. Une appellation donnée à ces petits hôpitaux de campagne qui contribuent au maillage sanitaire de l’île.

Une matinée ordinaire. Dans le grand hall de l’établissement, c’est déjà l’affluence. Peut-être cinquante personnes, beaucoup de femmes et d’enfants qui chahutent. Derrière les vitres du bureau d’accueil, deux secrétaires médicales enregistrent les patients et les invitent à patienter. Le docteur Borrhis Lehideux, l’un des trois médecins présents ce jour-là, vient de commencer ses consultations. Il reçoit les patients, jette un œil sur leur carnet de santé. Aucun médecin ou infirmière métropolitains ne maîtrisent le shimaoré ou le shibushi, les deux langues locales. Et peu de patients parlent français. C’est donc à une agente de service hospitalier (ASH) que revient le délicat rôle d’interprète.

Crâne fendu au coupe-coupe

Au centre de référence, les infirmières ne sont pas assignées à un seul secteur, comme l’explique Tameeme, une infirmière mahoraise formée à l’école d’infirmières de Mayotte. « Dans le cas où nous sommes affectées aux “pansements”, nous commençons par préparer les salles et nous recevons les patients de 7 h 30 à 16 h 30. » Il s’agit alors de s’occuper aussi des vaccins ou encore des injections. Puis de la pharmacie de 17 à 19 heures. « Dans l’autre secteur, nous effectuons les prélèvements. En général, entre 7 et 9 heures, nous recevons les diabétiques pour les dextros et les injections d’insuline, puis les prélèvements veineux. » Pour ces deux services, aucun médecin n’exerce en permanence. Les infirmières se doivent donc de juger par elle-même le besoin ou non de faire appel à lui.

Au milieu d’une consultation, une infirmière entre dans le cabinet, et informe le docteur qu’un blessé est arrivé aux urgences. Le médecin termine sa consultation en cours, rédige l’ordonnance du patient et se presse jusqu’aux urgences. « Il n’y a pas de médecin en permanence, reconnaît Tameeme. Dès que cela est nécessaire, nous prévenons l’un des docteurs qui doit donc suspendre ses consultations, le temps de l’intervention. » Dans la chambre des urgences, deux lits séparés par un rideau sont occupés. L’un par un vieil homme, l’autre par un gamin d’une douzaine d’années. Du sang macule son tee-shirt et son pantalon. Il a une plaie conséquente sur le crâne. Une infirmière : « L’adulte qui l’a déposé avant de repartir nous a expliqué l’avoir trouvé ainsi, errant, le crâne fendu au coupe-coupe. » Pas plus de détail. Le docteur Lehideux et une infirmière fraîchement arrivée de métropole examinent la blessure. Les premiers soins sont prodigués au garçon qui est mis sous perfusion, et sa tête bandée. Il faut l’évacuer vers le Centre hospitalier de Mayotte (CHM), à Mamoudzou, car sa blessure est trop importante et il lui faut passer un scanner. Au chapitre des urgences figurent surtout malaises, coupures et accidents domestiques. Les brûlures d’enfants, nombreuses, constituent même un problème de santé publique, relevé par l’Agence régionale de santé. « Dans les bangas, les maisons mahoraises, le feu est souvent installé au milieu de la pièce, avec sur le grill l’huile qui chauffe ou les mabawas, les ailes de poulet », remarque Tameeme. Certains blessés ne voient pas forcément l’utilité de rendre immédiatement visite au médecin, ne venant qu’en cas d’abcès.

« Nous avons deux brancards d’urgence et quatre lits d’observation », détaille Fabienne Ripoche, cadre infirmière en charge du lieu. Les patients des urgences ne restent jamais longtemps ici. Quelques heures au plus. Pour les cas les plus graves, le médecin appelle la régulation pour formuler les besoins du patient, puis le service mobile d’urgence et de réanimation, basé à Mamoudzou, se déplace afin de procéder à l’évacuation vers le CHM. « Comme dans tous les centres de référence de Mayotte, nos urgences sont opérationnelles 24 heures sur 24. La nuit, un médecin ainsi qu’une infirmière et une aide-soignante restent sur place, ajoute la cadre. Mais nous sommes principalement un établissement de jour. Notre mission est d’accueillir une population qui ne peut pas se rendre au CHM (faute de moyen de transport) mais surtout de pallier le manque de médecins libéraux sur l’île. » Avec seulement 88 médecins généralistes, 89 spécialistes et 125 infirmiers libéraux dans tout Mayotte(1), les quatre centres de référence ainsi que la quinzaine de dispensaires disséminés sur l’île travaillent à flux tendu.

Soins par les plantes

Ici, 90 % des patients en consultation viennent pour des motifs bénins, comme des maux de ventre, une toux, des maladies de peau… La visite ne dure que quelques minutes. Ce jour-là, le docteur Serge Garnier est en charge des « aiguës », où se pressent toutes sortes de pathologies. « Je vois entre trente-cinq et soixante patients dans la matinée. Nous pourrions penser que ces demandes sont inutiles. Mais nous prenons en charge une population qui ne peut pas s’acheter du paracétamol ou du sérum phy pour nettoyer le nez du gamin. Alors ils viennent ici. Prêts à attendre quatre heures pour une consultation et une poignée de médicaments. »

Serge Garnier pointe la fréquente inadaptation du système de santé à la situation des populations accueillies. « Nous voulons imposer notre façon très cartésienne, très européenne, à des patients qui ne prennent pas forcément leurs médicaments et recourent en parallèle à la médecine traditionnelle. Il faudrait pouvoir prendre le temps de parler. Je regrette que nous n’ayons pas de contacts avec les médecins traditionnels, les founzis, dont l’approche pourrait être complémentaire. Ils soignent avec les plantes et savent beaucoup de choses, sur le diabète par exemple, une maladie très présente, favorisée par une alimentation trop riche en sucres. » Le constat est sans appel : « L’état de santé des Mahorais n’est pas bon. » Et d’avancer quelques raisons : hygiène de vie insuffisante, promiscuité, mauvaises habitudes alimentaires.

Les soignants tentent de repérer tout patient qui revient souvent en présentant les mêmes symptômes, afin d’approfondir l’examen. « S’il a besoin d’une radio, d’une IRM ou d’un spécialiste, nous, médecins, nous chargeons de prendre le rendez-vous pour lui. » « Nous ne jouons pas assez notre mission d’éducation à la santé », déplore Fabienne Ripoche. Mais le contexte est difficile. « Les patients ne s’adressent pas à nous seulement dans les cas où leur état le justifierait, mais aussi parce qu’ils savent qu’ils bénéficient ici de médicaments et de pansements sans sortir d’argent. Cela nuit à notre fonctionnement et à l’exercice de nos missions. Nous devons travailler à ce que les Mahorais comprennent qu’on ne vient pas ici pour du paracétamol. Tout en gardant à l’esprit les difficultés économiques que connaissent nombre d’entre eux, vivant dans des maisons rudimentaires, sans eau ni électricité… »

À Mayotte, un habitant sur cinq gagne moins de 100 € par mois. Pas d’assurance-chômage, un revenu de solidarité active très insuffisant (119 € pour une personne seule). Les difficultés économiques se doublent parfois de freins administratifs à l’accès aux soins. Le régime de la Sécurité sociale, mis en place en 2004, permet à ses affiliés de ne rien débourser pour les soins et les médicaments. Mais, comme l’état civil n’existait pas avant l’an 2000, nombre de Mahorais ne possèdent pas de nom patronymique et ne parviennent donc pas à constituer leur dossier. Soit ils règlent la somme de 10 € pour la consultation, soit ils essaient d’obtenir un bon pour affection grave et durable, qui permet la gratuité des soins.

Il faut ajouter une particularité mahoraise : l’immigration clandestine, d’origine majoritairement comorienne. Près d’un tiers des habitants de Mayotte est sans-papiers. Tout un pan de la population vit en dehors de tout système social, dans une grande précarité. Si l’accès à la santé n’est pas la raison principale de leur venue sur ce territoire, il y contribue indirectement. Et les Comoriens fréquentent les établissements publics.

Direction la maternité du CHM, à Mamoudzou. C’est ici, dans cette unité de 22 lits (30 au maximum), que se passe la moitié des 8 000 accouchements annuels à Mayotte(2). Nombre de parturientes sont arrivées à bord d’un kwassa-kwassa, un bateau utilisé par les passeurs pour transporter les clandestins des Comores à Mayotte. Elles accouchent souvent dès leur arrivée sur l’île, à l’issue d’un voyage mouvementé, réalisé avec la peur de voir l’embarcation sombrer. La prise en charge des sans-papiers est quotidienne, comme en témoigne Christelle Lecomte, infirmière et chef de service. « Si elles veulent sortir, on leur délivre un petit document attestant qu’elles se trouvent auprès de leur enfant hospitalisé. » Mais il est déjà arrivé que l’une d’elles passe une nuit en centre de rétention, avant d’être relâchée le lendemain.

À Mayotte, nombre de femmes continuent de travailler jusqu’à la fin de leur grossesse. « Il y a beaucoup de prématurés, observe Marie-Laure Pignol, médecin. Les conditions de vie difficiles, les grossesses successives (avec cinq ou six enfants) favorisent forcément la naissance de prématurés. » Un quart d’entre eux a moins de trente-trois semaines : pour l’allaitement, leurs mères doivent vivre auprès d’eux. Elles peuvent compter sur l’équipe de professionnels de santé : quatre médecins et des remplaçants, vingt-quatre infirmières et neuf puéricultrices. « Seules six infirmières sont mahoraises, comptabilise Christelle Lecomte. Il y a pas mal de turn-over car beaucoup, dans le personnel, viennent de métropole. » En revanche, les aides-soignantes sont toutes des autochtones.

Dans une salle, un groupe de femmes est réuni autour d’une infirmière et d’une ASH chargée de la traduction. « Les Mahoraises posent très peu de questions au médecin. Elles ont tendance à croire qu’il sait tout, note Christelle Lecomte. Nous avons donc instauré un groupe de paroles, le mercredi. Cela permet d’ouvrir des discussions. Nous informons, nous parlons allaitement, éducation à la santé des bébés. Mais aussi contraception, car les femmes ont beaucoup d’enfants. L’une d’elles est venue pour son 17e bébé ! » Les Mahoraises, pour des raisons religieuses, recourent peu à l’interruption médicale de grossesse. « Certaines refusent l’amniocentèse, ou décident de toute façon de garder l’enfant, analyse Marie-Laure Pignol. D’où un nombre conséquent de malformations cardiaques, digestives, ou de trisomies 21. »

Une évolution des mentalités (des soignés comme des soignants), une adaptation des modes de fonctionnement et un développement de la mission d’éducation à la santé devraient faire évoluer le système sanitaire de l’île. Plusieurs années seront nécessaires…

1– Au 1er janvier 2012. Cf. le site de la Drees : bit.ly/SiRqGa

2– L’accompagnement des 4 000 autres naissances est assuré par de petites unités rattachées aux centres de référence, qui ne disposent pas d’obstétricien.

SANS-PAPIERS

Quel accès à la santé ?

→ Les sans-papiers, dépourvus de Sécurité sociale, doivent régler 10 € pour une consultation, 300 € pour le suivi d’une femme enceinte, plus les frais pour se rendre à l’hôpital, qu’ils ne peuvent pas toujours payer. Mais il y a aussi la peur de se faire interpeller par la police et d’être envoyés au centre de rétention administratif avant d’être expulsés vers les Comores. Médecins du monde, qui a ouvert à Mayotte un cabinet de soins gratuits pour les mineurs, dénonce cette difficulté d’accès aux soins. « Nous avons des consultations sociales car nous nous sommes aperçus que les affiliations sont parfois refusées de façon abusive, avec des demandes de documents non obligatoires. Un tiers des enfants souffre d’un retard à l’accès aux soins, ce qui signifie que, selon notre médecin, l’enfant aurait dû voir un docteur plus tôt. » La malnutrition est également répandue. Le Centre hospitalier de Mayotte a mis en place « les bons roses », qui permettent aux mineurs de se faire soigner. « Mais nous avons remarqué que c’est aux agents d’accueil du dispensaire ou de l’hôpital de décider de la gratuité ou non ! » Sous le couvert de l’anonymat, certains d’entre eux précisent que c’est sous la pression de leurs supérieurs qu’ils utilisent parcimonieusement ces bons.