L'infirmière Magazine n° 313 du 15/12/2012

 

SOINS PALLIATIFS

RÉFLEXION

Pour le psychanalyste et enseignant Robert William Higgins, la culture des soins palliatifs, étroitement liée au « care », devrait s’étendre à d’autres services de soins. Et proposer à tous les soignants des espaces de parole pour interroger leurs pratiques.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Selon vous, quelles sont les particularités des soins palliatifs ?

ROBERT W. HIGGINS : Les soins palliatifs mettent au centre la relation avec le malade. Il ne s’agit pas d’apporter un simple supplément d’âme à la prise en charge traditionnelle. Un véritable approfondissement, une dimension essentielle de la relation à l’autre sont mis en œuvre. Pour autant, il ne faut pas tomber dans l’écueil qui consiste à ne voir dans les soins palliatifs que la relation à l’autre. Dans ces services, les soignants sont souvent dans un rejet de la médecine technicienne ; je le remarque aussi chez les étudiants de DU et DIU dans lesquels j’enseigne. Ils favorisent la relation aux malades et ont l’impression qu’ils vont pouvoir les « sauver » de la dictature technicienne. Or, les soins palliatifs, c’est du relationnel mais aussi du soin technique : hydratation de la peau, prise en charge des escarres… La pratique des soins palliatifs articule au quotidien les deux modèles du soin, médical et « parental » (ou relationnel), tels qu’a pu les définir le philosophe Frédéric Worms. Elle renouvelle l’opposition qu’on a crue très tranchée entre médecine, technique et humanité, attention à l’autre.

L’I. M. : Comment fonctionnent les groupes d’analyses des pratiques ?

R. W. H. : Je me rends en moyenne une fois par mois dans des unités de soins palliatifs (USP). Nous évoquons des situations cliniques précises et essayons d’apporter une réponse collective. Nous interrogeons le vécu, l’histoire et l’environnement du patient. Nous pouvons conseiller, par exemple, de ne pas utiliser la contention sur un ancien déporté. Tout le monde se retrouve autour de la table et donne son avis. Ces séances révèlent parfois des problèmes de fonctionnement de l’hôpital. Les difficultés peuvent aussi provenir de l’inclination personnelle de certains soignants. Dans ce cas, à la fin de la séance, je leur propose de se pencher sur ce point, voire de faire un travail sur eux-mêmes. Le groupe d’analyse des pratiques peut conduire des personnes à démissionner. Pourquoi pas ? Parfois, des prises de conscience salutaires se déclenchent. Ces séances donnent des rappels, amènent les équipes à redécouvrir ou construire les limites « relationnelles » qui font parfois défaut ou ont été mal construites dans certains services.

L’I. M. : Est-il douloureux de travailler dans un service où la mort est très présente ?

R. W. H. : La souffrance des soignants n’est pas liée à la mort, à son omniprésence. Elle provient plutôt du côté de l’absence de limites. Comme je l’ai dit, les soignants de ces services veulent mettre le relationnel au premier plan, mais parfois de manière excessive, en entrant dans des relations projectives, fusionnelles. Cela ne peut pas fonctionner. Exemple : un patient ne veut avoir affaire qu’à une certaine infirmière ou aide-soignante. Mais lorsque celle-ci part en vacances ou tombe malade, qu’en est-il ? Le plus difficile, c’est quand le patient ne meurt pas. Je me souviens d’une femme qui était dans un service depuis plus d’un an… J’ai remarqué que les infirmières ayant de fortes croyances religieuses ont davantage le sens des limites que les personnes récemment « converties » aux soins palliatifs. Dans leur doctrine, chaque malade est le corps du Christ. Elles ont plus de facilité à trouver la « bonne distance », même si je n’aime guère cette expression.

L’I. M. : Quelle place réserve-t-on aux familles ?

R. W. H. : Il arrive que les familles soient perçues comme encombrantes… Mais la plupart du temps, les services de soins palliatifs sont très soucieux de faire venir les proches, de les accueillir, de les soutenir. Il arrive que cela aille même un peu trop loin. Un exemple : l’équipe croit bien faire en contactant le fils d’un patient qu’il n’avait pas vu depuis vingt-cinq ans. Or, les rancœurs sont toujours là et les retrouvailles tournent mal. Il aurait fallu être moins volontariste. Il y a une idéologie palliative : la place de la famille, les retrouvailles et l’apaisement des conflits au chevet du patient, la « bonne mort ». C’est un point de vue intéressant. Mais attention à ne pas en faire un dogme, une recette. Je pense qu’il faut des principes pour guider l’action et le soin : c’est la construction culturelle du soin. Pour autant, ces principes ne doivent pas être appliqués de manière rigide. Chaque patient est particulier, a son histoire. Dans leurs pratiques, les soignants font montre d’une adaptation au sujet, à la personne qui est face à eux.

L’I. M. : Vous êtes sensible à l’émergence du toucher dans les soins palliatifs depuis quelques années…

R. W. H. : Les soins palliatifs ont permis de redécouvrir le toucher, longtemps parent pauvre de la philosophie occidentale. Il est redevenu intéressant pour les philosophes après la Seconde Guerre mondiale. Le toucher, c’est, au sens le plus humble, tenir quelqu’un dans ses bras, tout simplement, sans rien dire, rien faire. Je songe à une très belle image du film Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman. Je suis tout à fait favorable à cette émergence du toucher. Il y a tout un ensemble de disciplines annexes, le yoga, la sophrologie, qui vont dans le sens d’une restauration du toucher et du corps, pas seulement du « corps-plaisir » ou du « corps-machine », lesquels ont été par trop célébrés en Occident ces dernières décennies.

L’I. M. : N’y a-t-il pas un problème de moyens, de nombre insuffisant de lits en soins palliatifs ?

R. W. H. : Il y a une question de moyens, mais pas seulement. En effectifs et dotations, les soins palliatifs sont privilégiés par rapport à d’autres services. 85 % des patients accueillis sont des cancéreux. Nous ne pouvons pas proposer des soins palliatifs à toutes les personnes qui vont mourir, sous peine de faire exploser les comptes publics. Ces services ne sont pas conçus pour être généralisés. Mais cet îlot de soins ne devrait pas se limiter à quinze jours avant la mort. Il faudrait que cette manière de soigner et cette approche se développent dans d’autres services hospitaliers, mais aussi, plus largement, dans la société, dans les relations entre les personnes. C’est aussi une question de politique, de sens que l’on donne aux soins et à la prise en charge des mourants et, plus largement, des plus vulnérables.

L’I. M. : Vous pensez à une extension plus large de la culture palliative ?

R. W. H. : Pas seulement. Les soins palliatifs tournent depuis quelques années autour du concept de « culture palliative », mais sans vraiment se relier au care, une notion qui vient d’Amérique du Nord, et reconnue en France depuis sept ou huit ans. C’est une réflexion autour du soin étendu à toute la vie sociale, qui inclut la préoccupation pour le handicap, la dépendance, les personnes vulnérables… Il met en question le dogme de l’individu souverain et la célébration de l’autonomie. Pour perdurer, à mon sens, les soins palliatifs ont besoin d’un socle. Ils pourraient se présenter comme la « pointe avancée » du care, qui serait un cadre, un horizon de référence dont ils pourraient se nourrir. Exemplaires, ces soins peuvent contribuer à l’élaboration d’une politique de la sollicitude et d’une solidarité nouvelle autour de la vulnérabilité, offrant une référence et un modèle possibles, vivables. Mais pour l’heure, les soignants et les experts de ce type de soins préfèrent se rattacher à la seule culture palliative. Les esprits ne sont pas encore mûrs en France pour revendiquer le care. Souvenez-vous de la tribune de Martine Aubry dans Le Monde, en 2010, mettant en avant le care, qui avait suscité la polémique… Les soins palliatifs ont de l’avenir à condition que des espaces de parole et d’analyse des pratiques soient disponibles pour les soignants. La circulaire Laroque prévoyait qu’il y en ait dans tous les services. Hélas, ce n’est pas le cas.

ROBERT WILLIAM HIGGINS

PSYCHANALYSTE ET ENSEIGNANT

→ A enseigné dans différentes facultés de médecine en DU ou DIU de soins palliatifs.

→ Animateur de groupes d’analyses des pratiques professionnelles en milieux hospitaliers parisiens et groupes d’hospitalisation à domicile depuis 1986.

→ Depuis 1987, il co-anime un groupe de recherche « Fonction soignante et accompagnement » à L’Hôtel-Dieu à Paris, avec le Dr Isabelle Marin.

→ Formateur en soins palliatifs dans plusieurs Ifsi* de la région parisienne.

→ Plusieurs articles publiés dans la revue Esprit et dans celle de la Fédération Jalmalv.

*Institut de formation en soins infirmiers.

À LIRE

→ Le Mourant (Éditions M-Éditer), 2006, Robert William Higgins, avec Patrick Baudry et Jacques Ricot.