L'infirmière Magazine n° 314 du 01/01/2013

 

SUR LE TERRAIN

RENCONTRE AVEC

Reconnue comme l’un des plus grands écrivains de la Caraïbe, Gisèle Pineau a deux vies, où se mêlent fiction et réalité. Depuis plus de trente ans, l’auteure prolixe est aussi infirmière en psychiatrie.

Lorsque j’écris, je suis dans un monde rêvé, avec des personnages d’encre et de papier. Lorsque j’exerce mon métier d’infirmière, je suis proche de la souffrance, auprès de personnes de chair et de sang. » Gisèle Pineau est double. Elle navigue entre imaginaire et réalité brute, trouve là son équilibre. L’auteure de Cent vies et des poussières, son dernier roman, oscille entre distance et présence, surprend par sa générosité, sa loquacité. Elle aime les images et les silences, les manie avec élégance. Héritière d’un autre temps, celui de l’esclavage, porte-parole des femmes qui ont marqué son histoire familiale, des laissés-pour-compte, de la société qui l’entoure, elle porte en elle la différence, les déchirures, l’exil. Et un amour inconditionnel de la vie. Infirmière en psychiatrie et écrivain, cette fille de Guadeloupéens, née à Paris, n’a pas cessé de traverser l’Atlantique, tant sur un plan géographique que littéraire, dans une quête inlassable. Si elle est devenue écrivain, c’est pour évacuer ses peurs, se consoler, survivre, pour témoigner aussi, et dénoncer. « Qu’est-ce qu’un écrivain, après tout ? Celui qui observe, se pose des questions, essaie de vivre avec ses blessures et son espoir en des lendemains meilleurs. », affirme-t-elle.

Fille d’un militaire de carrière, elle grandit au Kremlin-Bicêtre, puis aux Antilles, et commence à écrire à l’âge de 10 ans : « J’écrivais des histoires, je cousais les pages ensemble et mes frères allaient les vendre dans la rue, entre 3 et 30 centimes… » L’écriture lui a permis de se libérer : « Je crois qu’avec chacun de mes romans, j’ai réglé un tourment. » Déterminée et passionnée, à 56 ans, elle en paraît 40. C’est à son retour en métropole, dans les années 70, qu’un événement inattendu change le cours de sa vie. Son bac littéraire en poche, elle est inscrite en Lettres modernes à l’université de Nanterre, jongle entre cours à la faculté et petits boulots. Un de ses amis, aide-soignant, lui demande un jour de l’accompagner à son oral d’admission à l’école d’infirmiers en psychiatrie. En échange, il lui offrira une glace. Dans le hall, un membre du jury s’approche d’elle, lui propose de se présenter. « Dans les années 70, il y avait déjà de gros besoins en recrutement », commente-t-elle. Sans pouvoir se l’expliquer vraiment, elle se jette à l’eau. « J’ai fait appel à mes souvenirs, à mon expérience. J’ai pensé à ma grand-mère Julia, qui avait tant souffert d’avoir dû quitter la Guadeloupe et dont je m’étais occupée. Et puis, j’avais été dame de compagnie auprès d’une vieille femme, Lila, devenue mon héroïne dans L’âme prêtée aux oiseaux, une vieille dame extravagante et pathétique à la fois… », raconte l’infirmière. Le jury sent la capacité d’empathie et d’écoute de la jeune femme. « Mon enfance m’a permis de développer cela. J’ai souffert des préjugés, du regard des autres », explique-t-elle.

Dans la cour des grands

Formée à l’Ifsi de l’hôpital Paul-Guiraud, à Villejuif, elle est diplômée à l’âge de 23 ans, devient infirmière en psychiatrie, et continue d’écrire. Elle se marie, part vivre en Guadeloupe, où elle exerce pendant vingt ans au centre hospitalier psychiatrique Saint-Claude. « J’étais une déracinée, c’est en Guadeloupe que je me suis réconciliée avec mon histoire », analyse-t-elle. Son premier roman, Un papillon dans la cité, étudié aujourd’hui dans les écoles, paraît en 1992, elle a 34 ans, et deux enfants. Un an plus tard paraît La grande drive des esprits. Elle entre dans la cour des grands auteurs antillais. « Il faut croire en soi, ne pas lâcher ses rêves. Je me suis toujours répété : il faut retravailler ma fille ! », affirme-t-elle. De retour en région parisienne en 2000, elle exerce à l’hôpital Esquirol, à Saint Maurice (94). Neuf années qui l’inspirent pour écrire Folie, aller simple. Pourquoi ce titre ? « Un voyage aller simple pour moi, qui suis entrée dans ce métier pour la vie », explique l’écrivain. Elle y raconte une journée dans le service de psychiatrie où elle travaille. Cela commence par un coup de fil, et l’annonce du suicide d’une de ses patientes : « Ce jour-là, toute ma carrière défile, ce que je fais dans ce métier, la souffrance et la douleur que je côtoie chaque jour, ma capacité d’absorber, mais aussi ce que j’apporte aux patients », raconte l’infirmière. Un récit sobre et intense, dans lequel elle fait partager son quotidien à l’hôpital, un apprentissage permanent et difficile auprès des malades.

« J’avais besoin de calme et de sérénité pour écrire. Ici, c’est la Guadeloupe d’il y a trente ans, paisible », avoue Gisèle Pineau. Pour elle, Marie-Galante est une île très inspirante, propice à l’écriture. En 2009, elle prend une disponibilité à l’hôpital Esquirol et commence par travailler au CHU de Pointe-à-Pitre, puis à l’hôpital de jour de Morne-à-l’Eau, « en suppliant que l’on m’envoie à Marie-Galante ». Son vœu est exaucé. Depuis deux ans, elle exerce au CMP de Grand-Bourg, où elle reçoit les personnes, jeunes et adultes de l’île, en souffrance psychique, avec deux autres infirmiers. La structure, ouverte il y a douze ans, est un relais pour la psychiatrie, l’hôpital de Marie-Galante ne comptant aucun lit dans cette spécialité. Un psychologue, une fois par semaine, et des psychiatres, deux fois par semaine, viennent de Guadeloupe par le bateau qui relie les deux îles. Ils arrivent à 9 heures et repartent à 16 heures. Avec une file active de plus de 300 patients, les pathologies rencontrées sont diverses : psychose, schizophrénie, démence, dépression, addiction – notamment l’alcoolisme (l’île compte trois distilleries) et la drogue (crack, cannabis). Ex-détenus, Métropolitains venus s’installer aux Antilles pour fuir leurs problèmes, personnes isolées, sans activité, se rendent également au CMP. « Les objectifs sont le soin et la perspective d’une réinsertion sociale. Avec peu de moyens, peu d’outils, peu de personnel… », explique l’infirmière. Sur cette île de 158 km2, elle continue à exercer son métier avec passion. « J’ai également le désir de transmettre ce que j’ai appris aux jeunes infirmiers, qui n’ont pas bénéficié de la formation spécialisée en vigueur de mon temps… », commente-t-elle.

Désacralisation

Au CMP, les patients viennent aussi bien pour un dépistage que pour un soin, une consultation, ou pour suivre une activité telle qu’une sortie en Guadeloupe, du sport, de l’aqua gym, ou pour participer à l’atelier d’écriture qu’anime l’écrivain : « J’essaie de désacraliser l’acte d’écrire, en recentrant le participant sur son être, son histoire familiale, intime, sur l’histoire de son peuple, de sa région, de son pays, sur sa personne, ses traits de caractère, ses émotions. Par des exercices d’écriture de plus en plus complexes, avec une consigne, je tente de les libérer de leurs appréhensions, de leurs blocages face à l’écrit. Bien sûr, il y a un temps de réflexion, puis un temps d’écriture personnelle, et, enfin, un temps de lecture à haute voix offerte au groupe. Pas de jugement, pas de notes, pas de classement… Il s’agit réellement d’un atelier où nous travaillons sur les mots comme sur un matériau noble. » Les participants déclarent qu’ils se découvrent grâce à ces ateliers. Certains rient, d’autres versent des larmes, saisis par l’intensité de leurs propres textes… Gisèle Pineau espère poursuivre ces ateliers, autant pour les soignants que pour les patients. Un espace où la réalité émotionnelle et créatrice jette un pont entre deux rives. Quand elle quitte le CMP, les mots, eux, ne la lâchent pas. Mais ce sont ses mots à elle, qu’elle tisse avec discipline, en fonction de son rythme de service, qui lui préserve des plages d’écriture. « Pour mon dernier roman, je me réveillais à 5 heures, j’écrivais jusqu’à 8 h 15. De 8 h 30 à 15 h 30, j’étais au CMP. Puis, de 16 heures à 22 heures, je me remettais à écrire. L’histoire se déployait devant moi, j’étais émerveillée », conclut-elle.

MOMENTS CLÉS

1975 S’inscrit en lettres modernes à l’université de Nanterre.

1979 Diplôme d’infirmière en psychiatrie.

1992 Parution de son premier roman, Un papillon dans la cité.

De 1979 à 2000 Travaille au Centre hospitalier psychiatrique de Saint-Claude, en Guadeloupe.

2000-2009 Exerce à l’hôpital Esquirol, à Saint-Maurice (94).

2009 Exerce au CHU de Pointe-à-Pitre, puis à l’hôpital de jour de Morne-à-l’Eau, en Guadeloupe.

2010 S’installe à Marie-Galante, où elle exerce toujours au CMP de Grand-Bourg.

À LIRE

Les ouvrages de Gisèle Pineau :

Cent vies et des poussières, Mercure de France, 2012.

Folie, aller simple – Journée ordinaire d’une infirmière, Philippe Rey, 2010.

La grande drive des esprits, Le serpent à plumes, 1993.

Un papillon dans la cité, Sepia, 1992.

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