L'infirmière Magazine n° 314 du 01/01/2013

 

PROFESSIONNELS DE SANTÉ

RÉFLEXION

Les problématiques relatives à la démographie des professions de santé, analysées, en France, sous le prisme des déserts médicaux et des difficultés de recrutement, doivent aujourd’hui être étudiées sous un angle international.

La santé est un besoin universel, traité dans un contexte le plus souvent national : chaque État développe son système de prise en charge, en définit les priorités et en détermine le financement et les moyens ; il forme alors les professionnels dont il estime avoir besoin. Pour un grand nombre de personnels de santé, leur pratique se vit en décalage, voire en opposition, à une logique de marché : « La santé n’est pas un produit comme un autre » est une formule fédératrice. Mais si la santé n’est effectivement pas un produit comme un autre, son organisation s’inscrit bien dans un système économique d’offre et de demande.

Concernant la demande, les besoins vont croissant, liés à l’augmentation de la population mondiale, à celle du nombre de malades chroniques et au vieillissement. Les ressources humaines disponibles conditionnent une partie de l’offre : en 2006, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à environ 4,5 millions le déficit mondial en personnels de santé, très majoritairement en médecins, infirmières et sages-femmes. Les inégalités entre les pays sont telles que leur mise en concurrence pour la captation d’une ­ressource humaine rare, le professionnel de santé, est inéquitable.

De fait, les énormes écarts de moyens alloués contribuent à toutes les formes de mobilité : à l’intérieur d’un pays, du milieu rural vers les villes, ou bien du public vers le privé ; et, plus largement, à des mouvements à l’échelle d’un continent ou de la planète. De l’ampleur de ces phénomènes migratoires découle un risque majeur de déstabilisation des systèmes de santé des pays moins avancés.

Des pays développés attractifs

En France, certains territoires (zones péri-urbaines, milieu rural isolé) et certains services présentant des contraintes importantes (les urgences, la réanimation ou la chirurgie pour les médecins, la gériatrie et la psychiatrie pour les infirmières…) sont confrontés à une pénurie de professionnels. De fait, les établissements publics de santé ne pourraient assurer une permanence des soins de qualité sans recourir aux 17 000 professionnels exerçant avec le titre de PADHUE (Praticien à diplôme hors Union européenne). Et les difficultés de recrutement dans la profession infirmière sont telles que le recrutement international s’amplifie. Certains cabinets s’y sont d’ailleurs spécialisés et vont chercher en Roumanie ou au Portugal les professionnels qui font désormais défaut. Dans l’autre sens, la Suisse attire par ses conditions d’exercice et ses rémunérations nombre d’infirmières françaises résidant dans la zone frontalière. À l’instar des « magnet hospitals », ces établissements attractifs en termes de conditions d’exercice qui drainent des professionnels d’un territoire, verrait-on aujourd’hui se constituer des « magnet countries », pays attractifs qui déroulent un tapis rouge aux personnels dont ils ont besoin ?

Par un triste effet d’aubaine, la crise économique qui affecte l’Europe, et, plus lourdement, certains pays (Grèce, Espagne, Italie…) contribuera, en y dégradant les conditions de travail et de rémunération, à augmenter le nombre de candidats au départ. Pour illustrer cette projection, l’on peut constater, par exemple, que 5 000 médecins roumains environ sur les 42 000 que compte le pays se sont expatriés depuis 2007, ce qui a impacté la qualité des soins. D’autres chiffres témoignent de l’une des façons dont certaines nations ont compensé leur déficit : en l’an 2000, plus de 25 % des infirmières exerçant en Australie sont nées à l’étranger ; aux États-Unis, ils sont plus de 200 000 médecins et 280 000 infirmières à se trouver dans ce cas ; au Royaume-Uni, cette situation est celle de 50 000 médecins ; et en Allemagne, celle de 75 000 infirmières…

Déficit de formation en Afrique

Le coût de la formation d’un personnel de santé est important et limite le nombre de professionnels. Et il est illogique d’imaginer un pays pauvre assumer cet investissement pour voir ensuite partir ses diplômés vers des systèmes de santé plus performants. L’Afrique regroupe 11 % de la population mondiale, représente 24 % de la mortalité mondiale, et compte 3 % des agents de santé de la planète. Le phénomène migratoire y joue bien un rôle, mais c’est le déficit de formation, d’une part, et de financement des systèmes de santé, d’autre part, qui en sont les causes principales : situation paradoxale où l’on trouve parfois des personnels soignants en nombre insuffisant dans les hôpitaux et, dans le même temps, d’autres au chômage, par défaut de création de postes, c’est-à-dire pour des raisons budgétaires. Si l’on considère les motifs d’émigration, la recherche d’une rémunération plus élevée peut évidemment en être un ressort, il n’y a là aucune surprise : l’objectif d’ascension sociale est une puissante motivation humaine. Mais il ne faut pas faire l’impasse sur cet autre moteur qu’est la recherche d’un cadre d’exercice permettant de se sentir efficace dans son métier : accueillir, dans un hôpital dépourvu de matériel et de médicaments, des patients pour lesquels on ne pourra rien faire, ou pas assez, est un non-sens pour un soignant qui a choisi son métier pour être acteur de santé et pas témoin impuissant.

Un cercle vicieux

L’impact de cette faiblesse de l’offre dans le contexte mondial a amené l’OMS à publier, en 2010, un « Code de pratique mondiale (…) pour le recrutement international des personnels de santé ». Ce texte, parfaitement juste dans sa description du risque d’effondrement de certains systèmes de santé, n’a, en regard de ses louables intentions, aucun poids dans le jeu politique international, d’autant plus que les structures de santé privées ne sont pas forcément engagées dans cette démarche… Non contraignant, il ne peut qu’avancer des recommandations telles que « les États membres devraient s’efforcer, dans la mesure du possible (…), de répondre (…) à leurs besoins en personnels de santé au moyen de leurs propres ressources humaines ». Finalement, plus les professionnels de santé des pays moins avancés émigrent, plus leurs systèmes de santé se détériorent, entretenant ainsi la fuite des professionnels de santé qui restent…

Des raisons d’espérer ?

Déficit de formation, manque de moyens, rémunération trop faibles : au-delà des capacités propres de chaque pays, existent des politiques d’aide publique au développement qui pourraient être un levier d’action si les montants qui y sont consacrés par les pays riches ne diminuaient pas année après année. Autre réalité par temps de crise : l’opposition des logiques de temps long et de temps court, c’est-à-dire des projets de développement qui demandent des moyens immédiats pour des résultats à long terme, quand la crise limite les investissements et fait privilégier des actions instantanément visibles. Dans un contexte de pénurie, d’autres pistes d’action s’ouvrent néanmoins aujourd’hui : on citera l’organisation de délégations de tâches, qui a permis d’amplifier les capacités de suivi des patients HIV+ traités par antirétroviraux (programme de MSF au Malawi, par exemple). Le développement des nouvelles technologies offre aussi des opportunités majeures : augmenter à moindre coût les capacités de formation (e-learning) et contribuer à rompre l’isolement des professionnels dans des zones rurales isolées peu attractives (télémédecine). Comme dans d’autres domaines – on pense, notamment, à l’écologie et à l’impact global des choix locaux –, nos politiques doivent dépasser le cadre national et prendre en compte la réalité de la mondialisation. Faute de stratégies efficaces, les déserts médicaux que nous déplorons ici se développeront aussi inexorablement loin de notre regard.

VINCENT KAUFMANN INFIRMIER

> 1993-1996. En réanimation neuro-chirurgicale à l’hôpital Lariboisière (Paris).

> 1996. Deux missions à Médecins sans frontières (MSF).

> 1996-2001. Au service d’accueil des urgences de l’hôpital Lariboisière.

> 2001-2006. Chargé de ressources humaines et de recrutement à MSF.

> 2006-2011. Responsable d’un Service de soins infirmiers à domicile.

> 2009-2010, master « Gestion et politiques de santé », à l’IEP Paris.

> Depuis fin 2011, chargé de mission et de développement à la Fondation hospitalière Sainte-Marie.

BIBLIOGRAPHIE

« Les personnels de santé dans les pays de l’OCDE – Comment répondre à la crise imminente » Rapport de l’OCDE, 2008.

« Les ressources humaines en santé dans les pays en développement, Revue bibliographique, Caroline Gallais, Solthis-Sciences Po, 2010.

« La valse européenne des médecins », M. Chebana, L. Geslin, Le Monde diplomatique, mai 2011.

« Trois orientations pour limiter la pénurie de médecins en Afrique », Mathieu Loitron, CAPafrique, 2007.

« Afrique du Sud, l’exode infirmier, plaie chronique », L’Infirmière Magazine n° 282, 1er juillet 2011.

OMS : Statistiques sanitaires mondiales 2011, http://www.who.int/whosis/whostat/FR_WHS2011_Full.pdf

« La mobilité internationale des professionnels de santé : quels enjeux pour le système de soins français ? », note d’analyse n° 308/Décembre 2012. Centre d’analyse stratégique, www.strategie.gouv.fr/content/na-308-mobilite-internationale-professionnels-sante-