L'infirmière Magazine n° 316 du 01/02/2013

 

AVION-HÔPITAL EN ÉTHIOPIE

REPORTAGE

En Éthiopie, pays qui manque cruellement de structures de santé, et qui affiche un taux de cécité record, un avion-hôpital ophtalmique vole au secours des malvoyants et des aveugles. Embarquement immédiat.

À une heure d’Addis Abeba, Sebeta est un bourg poussiéreux semblable à des centaines d’autres dans le pays. Entre deux échoppes, un étrange défilé interpelle : par groupes de trois à quatre, une cinquantaine d’enfants déambulent, bras dessus, bras dessous, le long d’une allée. Les malvoyants aident ainsi les aveugles aux abords d’une des trop rares écoles pour enfants atteints de cecité du pays. En Éthiopie, le handicap visuel reste une charge bien trop lourde pour les parents, la plupart des élèves sont donc logés en internat, dans de petits dortoirs au confort spartiate. C’est l’heure de la récréation. Dans le gymnase, les enfants poursuivent leur activité sportive : saut de l’ange, corde à sauter… L’énergie déployée et la prise de risque surprennent. Cette assurance masque une dure réalité : s’ils ont la chance d’être scolarisés dans une école pour déficients visuels, ces enfants ont la déveine d’être nés dans un pays où 80 % des déficiences visuelles lourdes pourraient pourtant être évitées grâce à une opération médicale. Quelque 1,2 million d’Éthiopiens sont aveugles, et plus de 2,7 millions d’entre eux souffrent de basse vision. Au total, 1,6 % de la population serait touchée par ce type de handicap. Et pour cause : le pays ne compte qu’un seul ophtalmologue par million d’habitants, et les services en soins oculaires sont extrêmement limités.

Consultations préopératoires

Lundi. Il est 7 h 30, et les voies passantes d’Addis Abeba fourmillent déjà de monde. À proximité d’une grosse artère bordée de bicoques aux toits de tôle, en dépit de l’heure matinale, l’hôpital ophtalmique local a fait le plein de patients. Ces derniers sont au rendez-vous pour une consultation avant une éventuelle opération à bord du FEH(1), l’avion hôpital de l’ONG Orbis, qui stationne depuis une semaine sur le tarmac. Pendant que les infirmiers locaux distribuent les ordres de passage, l’équipe médicale investit le DC10. L’ONG américaine, qui fête ses trente années d’existence, a déjà séjourné plusieurs fois à Addis Abeba, développant ainsi un partenariat pérenne avec l’hôpital. Le projet s’en trouve grandement simplifié. Généralement, les missions de l’ONG ont tout d’un challenge : logistique, diplomatie… Les préparatifs sont longs, et les autorisations souvent compliquées à obtenir.

Les consultations s’enchaînent dans des salles contiguës. Les patients sont soumis à différents tests. Les Drs Frederick et Lehman auscultent les personnes qu’ils vont opérer dans la semaine. Ce sont des spécialistes américains reconnus de la chirurgie de la cataracte, l’un pédiatrique, l’autre adulte. En donnant bénévolement une semaine de leur temps, ils vont opérer, à eux deux, une trentaine de patients, et former autant de médecins(2). Sur les trois semaines de séjour, une centaine de patients seront opérés, les deux semaines suivantes sont consacrées à d’autres spécialités opératoires.

Le lendemain, les formalités douanières effectuées, le staff d’Orbis(3) foule le tarmac avec l’aisance du quotidien. Les nouveaux renforts médicaux, infirmiers bénévoles internationaux et équipe médicale locale, découvrent avec exaltation l’hôpital volant qui trône fièrement sur un parking de la société Fedex. Le sponsor principal de cette ONG est aussi le généreux donateur du DC10.

Technologie de pointe

Georges, infirmier britannique bénévole dont c’est la première mission, s’émerveille devant la technologie de pointe embarquée. L’espace minutieusement optimisé est divisé en six salles principales : la salle de voyage, équipée d’une quarantaine de sièges, qui sert aussi de salle de conférence ; la salle d’attente et de formation aux techniques lasers ; la salle d’anesthésie et de réanimation ; la salle de stérilisation ; et, enfin, la salle d’opération. Les techniciens et les ingénieurs médicaux sont les premiers à l’œuvre : vérification du matériel, de l’alimentation, des batteries qui permettent à l’appareil de disposer d’une autonomie totale dans les pays traversés et de parer à toute avarie.

Check up OK ! Embarquement immédiat pour les premiers patients emmenés au pied de la passerelle. Huit interventions sont au programme. Côté personnel, tout le monde trouve rapidement sa place. Heather, responsable des infirmiers, les met à l’aise et les oriente. Même si quinze nationalités sont présentes à bord, la communication passe. « Il faut que tout le monde soit prêt dès le jour 1 », explique la responsable, qui effectue elle-même le choix des nouveaux bénévoles sur candidature. Ils doivent avoir exercé en ophtalmologie ou en bloc opératoire, et maîtriser l’anglais. L’adaptabilité est aussi une qualité importante. C’est une sorte de défi que l’on doit relever, c’est très motivant », lance-t-elle en distribuant les rôles. Dans la salle d’opération, Georges redouble d’efforts pour localiser des instruments qu’il maîtrise bien, puisqu’il exerce la même fonction en Angleterre. « Comme tout le monde ne se connaît pas, présentons-nous ! », propose Leonardo, infirmier permanent philippin, juste avant que l’opération du petit Jonathan ne commence. Dans la salle stérile, Jacqueline, infirmière australienne, œuvrant depuis cinq années à bord du FEH, forme un infirmier local. Il travaille habituellement dans le sud du pays. En raison du manque de médecins, il est parfois amené, grâce à sa formation plus poussée, à pratiquer lui-même des interventions chirurgicales. Pour lui, les repères sont plus difficiles à trouver. Le matériel est différent. « Dans certains pays, on a de réelles surprises, reconnaît la soignante, pourtant aguerrie. « Les stérilisations à la flamme, le manque de matériel, et, surtout, le manque de connaissances peuvent avoir des conséquences terribles », confie Jacqueline. Le jeune infirmier écoute attentivement son aînée, nomme en anglais les instruments disposés devant lui. C’est la méthode Orbis. Chaque permanent est formateur, chaque bénévole est formé. Locaux comme bénévoles changent de poste chaque jour selon un programme bien établi. Demain, l’infirmier local sera affecté en salle opératoire. Sa tâche terminée, il observe le petit écran qui retransmet l’opération en direct grâce à un capteur numérique fixé sur le microscope du chirurgien. À l’avant de l’avion, dans la salle de conférence, une dizaine de chirurgiens, de médecins et d’infirmiers locaux suivent également cette retransmission sur grand écran. Ils bénéficient du commentaire du chirurgien, et de la possibilité de lui poser des questions en direct. Dans cette même salle, les chirurgiens, lors de leur demi-journée de liberté, feront de nombreuses interventions de formation sur des sujets spécifiques. Celles-ci sont également enregistrées sur des DVD distribués ensuite aux services médicaux locaux. La formation constitue bien le premier objectif d’Orbis : enseigner, ramifier, créer des passerelles locales, pour toucher toujours plus de structures mondiales de santé.

Un rythme très soutenu

La salle d’attente est le seul lieu qui ne retransmet pas l’opération. Elle accueille des parents inquiets et des enfants surexcités, que le personnel médical rassure autant que possible. Il accompagne aussi les infirmiers et les chirurgiens locaux venus se former sur un simulateur d’opération de dernière génération. Le va-et-vient opératoire est constant. Émotion, pleurs, sourires rythment ces moments de vie importants pour des patients impressionnés par le dispositif. Pour la plupart, en effet, ils n’ont encore jamais vu d’avion.

Le programme est dense, et les journées s’enchaînent à un rythme soutenu pour le personnel tout au long de la semaine. Les « permanents », qui naviguent 45 semaines par an, connaissent cette contrainte. Socialement, cette vie est très exigeante : ils travaillent ensemble, déjeunent en commun, et passent bien souvent leur week-end ensemble. Dans cette « vie de famille », la chambre d’hôtel devient le domicile principal. Chacun s’organise afin de gérer au mieux ses contraintes, et de préserver un minimum de vie privée. Jacqueline se lève régulièrement à l’aube pour profiter de la salle de gym. « Pour moi, ce mouvement permanent était un peu difficile au début, confie l’Australienne. Je dois avouer que j’apprécie plutôt la routine. Mais, j’aime tellement ce que je fais ! Ici, les contacts avec les patients et les familles sont si chaleureux, et les échanges avec les équipes locales sont une vraie source de plaisir et de découverte ! Même si nous avons le rôle de formateur dans notre discipline, vis à vis d’elles, elles nous font aussi découvrir leurs méthodes, leur culture. Et puis, rendre la vue à une personne, c’est lui redonner son indépendance. Je suis utile, et je remercie Dieu chaque jour de pouvoir l’être. »

Le sens du dévouement est commun à toute cette équipe. Cependant, si Jacqueline est célibataire et passe ses quelques semaines de congés annuels à Cape Town, avec sa sœur, les choses sont plus difficiles pour ceux qui ont une famille. Deux numéros de chambre plus loin, Leonardo raccroche un appel Skype avec sa femme à Manille. L’infirmier philippin, âgé de 59 ans, fait partie de l’équipe permanente, et s’enorgueillit d’avoir déjà passé dix-sept années à bord du DC10. Mécontent du salaire d’infirmier qu’il percevait dans son pays, après une expérience très enrichissante dans un immense hôpital ophtalmique de Ryad (pourvu de 12 salles d’opération), il n’a pas hésité lorsque l’opportunité s’est présentée d’intégrer le staff du FEH. « C’est vrai qu’il n’est pas facile d’être si souvent éloigné de sa famille, mais, malgré tout, je n’ai jamais regretté ce choix de vie », explique-t-il. « Je resterai tant qu’on me le permettra. Ce que l’on fait est tellement riche. Quel autre métier permet de faire ce que l’on aime en découvrant le monde ? », s’enthousiasme l’infirmier en montrant fièrement, épinglés sur sa veste, les badges qu’il a reçus après chaque mission.

Partage de bons moments

Vendredi. C’est le dernier jour d’opérations dans l’avion. Les ultimes patients croisent ceux qui reviennent pour un contrôle post-opératoire. Leur suivi sera ensuite assuré par l’hôpital local. Les enfants sont soulagés de retirer leurs protections. Le petit Alazar demande à voir une vidéo de dessin animé pour « contrôler sa vue ». Les soignants s’exécutent avec bonne humeur, avant d’effectuer un véritable examen. Atalech, elle, joint ses mains pour remercier toute l’équipe avec effusion. Âgée de 60 ans, cette femme vit seule. Elle va pouvoir à nouveau se déplacer, et, surtout, aller à l’église sans être accompagnée, une autonomie très importante pour elle. Toute l’équipe apprécie ce bon moment partagé. Jacqueline regarde partir les enfants avec émotion. Abdella va réintégrer l’orphelinat où il est sûr d’être l’attraction avec ses lunettes de soleil. Yohanna, pour sa part, découvrira quelques jours plus tard qu’il voit désormais les lettres de son tableau depuis le lit de ses parents : il est passé de deux à huit mètres de vision, un monde nouveau s’ouvre à lui.

Pour faire gagner ces quelques mètres qui changent la vie, le DC10 repartira à des milliers de kilomètres dès le lendemain. Destination la Zambie, pour un programme de trois semaines. Jacqueline assurera les fonctions d’hôtesse pour ce vol. À Addis Abeba, des centaines de patients attendent déjà l’éventuel retour du « Magic Plane ».

1– FEH : Flying Eye Hospital .

2– L’ONG effectue tout type d’interventions, afin d’améliorer le niveau des médecins locaux dans tous les domaines d’intervention : cataracte, greffe de cornée, chirurgie rétinienne, glaucome, strabisme…

3– Le staff permanent compte 22 personnes (médecins, infirmiers, ingénieurs médicaux). S’y ajoutent, en moyenne, quatre médecins volontaires et deux infirmiers volontaires par semaine de mission.

Chiffres

→ Depuis 1982, Orbis a effectué des programmes de formation hospitaliers dans 90 pays. 77 pays ont reçu la visite de l’hôpital volant fournissant 279 programmes dans 154 villes différentes, 90 000 médecins et 215 000 infirmiers ont été formés par l’ONG. Des traitements médicaux pour les yeux ont été fournis par l’ONG à 18,8 millions de patients, dont 5,6 millions d’enfants.