SANTÉ MENTALE DES SDF
RÉFLEXION
De nombreux sans-abri sont en souffrance psychique. Soigner ce public exige de savoir d’abord « prendre soin ». Un thème abordé par le psychiatre Alain Mercuel dans un livre très vivant.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Un tiers des sans-abri seraient en souffrance psychique. Quels liens existent entre la rue et la santé mentale ?
ALAIN MERCUEL : La rue ne rend pas fou, au sens littéral. Elle ne rend ni schizophrène, ni paranoïaque, ni bipolaire. En revanche, elle fait souffrir. Et plus encore ceux qui sont déjà malades. La pathologie mentale en elle-même peut mener à la rue car elle provoque une rupture des liens, de l’isolement. Excluante, elle est un facteur de précarisation. Mais il en existe bien d’autres, qui renvoient au fonctionnement de notre société et ne sont pas liés à la maladie mentale : les défauts d’éducation, la raréfaction des emplois, le manque de logements… La rue provoque, en fait, des troubles réactionnels, qui affectent quiconque s’y retrouve et, par conséquent, des personnes souffrant de pathologies préexistantes.
L’I. M. : De quels maux souffrent particulièrement les sans-abri ?
A. M. : Tout d’abord, au rang des troubles réactionnels, on recense beaucoup de manifestations anxieuses, de dépressions ou d’états post-traumatiques dus aux violences subies. S’y ajoutent maints effets psycho-somatiques : ulcères de stress, maladies du tractus digestif, de la peau… Ensuite, dans la rue, on rencontre des personnes ayant des troubles graves de la personnalité, des comportements antisociaux, souvent sous-tendus par des pratiques addictives. Cela regroupe ce qui a trait à la psychopathie, aux états limites ou encore aux déficits intellectuels. Enfin, on retrouve des personnes atteintes de psychoses : schizophrènes, paranoïaques…
L’I. M. : Quelles défenses développent les sans-abri pour supporter leurs conditions de vie ?
A. M. : La première d’entre elles est de devenir très « parano » ! Dans la rue, on met en place des défenses paranoïaques, car il faut se méfier de tout. Toute personne approchant est considérée comme un agresseur, un voleur potentiel. À force de mauvaises expériences, on ne lie plus connaissance aussi facilement qu’avant, on perd confiance en l’autre, il devient un ennemi. Un autre moyen de défense est la mythomanie. On raconte des histoires pour obtenir un droit, accéder à quelque chose, c’est une mythomanie de survie. La consommation de toxiques peut, enfin, également s’inscrire dans une stratégie de défense. L’alcool est une modalité autothérapeutique, qui accompagne l’anxiété, les insomnies, la douleur…
L’I. M. : La douleur somatique ?
A. M. : Oui, des personnes se mettent à boire pour calmer une rage de dents, un mal chronique… Les soignants ne doivent jamais oublier que derrière la souffrance psychique, se cachent des souffrances physiques. Lors de nos rencontres avec les SDF, nous travaillons autour de ces aspects : la faim, la soif, la douleur, la perception du corps. Au fil du temps, cette dernière se trouble chez certains. Ils se retrouvent alors coupés du monde, un peu comme dans un caisson d’isolation sensorielle – car, même lorsqu’ils vivent sous le regard des autres, ils ne sont plus en lien avec quiconque –, et finissent par ne plus percevoir leur propre corps.
L’I. M. : Comment soigner la souffrance psychique dans cette situation ?
A. M. : D’abord, il faut la repérer. À cette fin, il convient d’aller vers les personnes, car elles ne viennent pas spontanément vers le soin. En effet, si elles ne souffrent pas d’une maladie mentale, elles s’enferment souvent dans la honte ; et, quand elles ont une pathologie, celle-ci entrave parfois toute demande, en provoquant du déni ou des troubles cognitifs qui empêchent d’en prendre conscience. C’est le cas, par exemple, des personnes atteintes de la maladie de Korsakoff, de démences… Il est donc essentiel que des dispositifs de service public aillent à la rencontre des sans-abri. Aujourd’hui, dans chaque département, des « équipes mobiles psychiatrie précarité », composées notamment d’infirmiers, vont au-devant d’eux pour les aider à accéder aux soins et, surtout, à s’y maintenir.
L’I. M. : Comment intervenez-vous ?
A. M. : Nous ne faisons pas de maraudes au hasard, nous ne sommes pas des acteurs de première ligne. Nous n’agissons que sur signalement de tiers en contact avec les sans-abri : mairies, associations, services sociaux, églises… Ceux-ci nous interpellent quand ils constatent qu’un SDF est suicidaire, délirant, dépressif… Quant à notre posture, elle doit éviter deux écueils : l’interventionnisme et l’abstentionnisme extrêmes. Hospitaliser brutalement une personne, sans avoir tenté de la convaincre avant de la contraindre, risque d’entraîner une rupture totale avec elle, avec toutes les conséquences que cela suppose ; mais, considérer qu’elle viendra nous trouver quand elle en ressentira le besoin, qu’elle doit être libre de son choix, fait flirter avec la non-assistance à personne en danger. Il faut donc trouver la voie du juste milieu et agir avant que les situations ne s’aggravent.
L’I. M. : Dans votre ouvrage, vous parlez d’une « perte de souhait de bonne santé ». Comment expliquer ce phénomène ?
A. M. : Cela est à relier à la souffrance psychique. Rester un peu malade peut se révéler une forme de défense, une stratégie de survie. En gros, si j’ai des boutons, un abcès, de la fièvre…, je peux encore être en relation avec quelqu’un. C’est le dernier fil qui tient encore avec la cité, via l’hôpital et ses urgences, seul lieu ouvert en permanence. Cette attitude peut être consciente ou inconsciente, c’est une pathoplastie, autrement dit une adaptation au milieu environnant. Cela peut aller très loin : certains s’automutilent, d’autres avalent des médicaments, d’autres encore se créent des abcès en glissant des crottes de pigeon sous leur peau pour pouvoir accéder à des soins. Mais, en réalité, ces personnes ne cherchent pas tant à être soignées qu’à être prises en soin, elles veulent que l’on s’occupe d’elles. C’est tout l’intérêt de ne plus être en bonne santé.
L’I. M. : Comment cela résonne-t-il sur le rôle soignant ?
A. M. : L’aide à apporter doit être globale. On ne peut pas se contenter de mettre un pansement et de donner des antibiotiques, et, ensuite, laisser la personne retrouver la rue. Cela pose la question du lien, et interroge la fonction soignante, à l’heure où l’on tire davantage les professionnels vers le soin que vers le prendre-soin. Le travail que nous menons a d’ailleurs, pour les soignants, quelque chose d’assez stimulant, de créatif. Il permet en effet de retrouver – et c’est particulièrement vrai pour les infirmières – cet aspect du prendre-soin trop souvent perdu en milieu hospitalier, de par l’essor de la technicité. Parce que, dans la rue, une seule technique prévaut : savoir être en lien avec la personne.
L’I. M. : La loi du 5 juillet 2011 a-t-elle eu un impact sur votre pratique ?
A. M. : Cela change peu de choses. Cependant, cette loi a introduit la notion d’hospitalisation sans consentement sans tiers, et il faut veiller à ne pas en abuser. Au premier abord, cette mesure semble faciliter l’accès des soins aux sans-abri, mais elle peut aussi cautionner le fait qu’ils ne sont en lien avec personne, ce qui n’est pas forcément positif. Les structures nous interpellant sont des tiers qui connaissent les personnes bien mieux que les soignants ou les travailleurs sociaux des hôpitaux, et qui peuvent donc signer la demande d’hospitalisation sans consentement. Il ne faut pas se jeter sur cette nouvelle modalité sans avoir fait le tour des tiers potentiels pour acter ce lien. D’autant plus que l’on s’appuiera sur eux pour préparer la sortie.
L’I. M. : Quel conseil donneriez-vous aux infirmières confrontées à des sans-abri en difficulté psychique ?
A. M. : Pour moi, avec ces publics, toute médiation est efficace pourvu qu’elle crée du lien. Cela peut passer par l’accès à un droit, à un hébergement, comme par le corps, le soin. On peut en effet faire accéder aux soins psychiatriques un SDF délirant en l’aidant d’abord à soigner ses dents. Il se révèle ainsi toujours utile de demander aux personnes vivant dans la rue si elles ont mal quelque part. Sauf cas extrêmes, il est certain qu’aucune d’elles ne dira qu’elle ne souffre pas du dos, des articulations ou des dents. La douleur est un excellent vecteur pour créer du lien.
→ Chef de service à l’hôpital Sainte-Anne (AP-HP), Alain Mercuel dirige le SMES (Santé mentale et exclusion sociale), unité d’accès aux soins psychiatriques destinée aux personnes en grande précarité, dotée d’une équipe mobile.
→ En 2011, il prend la présidence de la Commission médicale d’établissement du CH Sainte-Anne.
→ Depuis 2003, il assume la responsabilité médicale du Réseau psychiatrie-précarité de Paris et, depuis 1996, il est membre de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu de Paris.
→ Ouvrages d’Alain Mercuel :
– Souffrance psychique des sans-abri – Vivre ou survivre, Éd. Odile Jacob, 2012.
– Santé mentale et précarité – Aller vers et rétablir, co-écrit avec Jean-Paul Arveiller et Alain Mercuel, Cahiers de Sainte-Anne, Lavoisier, 2011.
→ « SaMentA », Rapport sur la santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d’Ile-de-France, 2010. http://ob-servatoire.samu-social-75.fr
→ Je vous salis ma rue – Clinique de la désocialisation, Sylvie Quesemand-Zucca, Éd. Stock, 2007.